vendredi 27 juillet 2012

Vers les cimes (23)


Un départ imminent pour des rivages aimés nous donne l'envie contradictoire de dévaler des pentes raides. Qu'à cela ne tienne, on relit des passages du magnifique Lenz (1835) de Georg Büchner (début de la nouvelle ci-dessous). On prépare son bâton de randonnée, ses guêtres et son chapeau en peau de castor. Et on s'en va.

"Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues vertes, rochers, sapins. L’air était trempé, froid ; l’eau ruisselait le long des rochers et sautait en travers du chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’atmosphère humide. Des nuages passaient dans le ciel, mais tout était d’une intensité…puis le brouillard montait, vapeur humide et lourde et s’insinuait dans l’épaisseur des fourrés, si molle, si flasque. Il avançait avec indifférence, la route lui importait peu, tantôt montait, tantôt descendait. Il n’éprouvait pas la fatigue, simplement parfois, il trouvait pénible de ne pas pouvoir marcher sur la tête. Au début, il avait ressenti une poussée dans la poitrine, quand les pierres s’échappaient soudain, quand la forêt grise s’ébrouait sous lui et que le brouillard engloutissait toutes les formes, ou dévoilait à demi les majestueuses figures qui l’entouraient ;  une poussée qui venait du fond de son être ;  il cherchait quelque chose, quelque chose comme des rêves perdus, mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si près de lui, si mouillé, il aurait bien mis la terre à sécher derrière le poêle. Il n’arrivait pas à comprendre qu’il lui fallût tant de temps pour grimper jusqu’au bas d’une descente, gagner un point éloigné. Il pensait qu’il devait tout pouvoir franchir en quelques enjambées. Parfois seulement, quand la bourrasque lançait la nuée dans les vallées, et que les brumes remontaient le long de la forêt, et que les voix se réveillaient sur les rochers, tantôt pareilles aux échos d’un tonnerre évanoui dans le lointain, puis s’approchant de nouveau dans un grondement formidable, avec les accents d’une sorte de chant d’allégresse sauvage qu’elles auraient voulu dédier à la terre, et quand les nuages revenaient au galop comme un troupeau hennissant de cavales farouches, et que le soleil s’y frayait un passage et s’avançait, glaive étincelant tiré sur les neiges, ouvrant par-dessus les sommets et jusqu’au fond des vallées une voie aveuglante et claire à la lumière, ou quand la bourrasque chassait la nuée vers le bas, et y crevait un pan de lac d’azur, puis que le bruit du vent mourait au loin et que montait du plus profond des gorges, et des cimes des sapins, comme un bourdonnement de berceuse et de cloches, quand une rougeur légère grimpait discrètement dans le bleu intense, et que de petits nuages passaient sur des ailes d’argent, et quand tous les sommets lumineux et étincelants dominaient vastement le pays de leurs contours précis et immuables : alors c’est une déchirure qui lui traversait la poitrine, il s’immobilisait, suffoquant et le corps ployé vers l’avant, la bouche et les yeux grands ouverts, pensant qu’il allait aspirer en lui la bourrasque, tout étreindre en lui-même, puis s’étendait, et son corps recouvrait la terre, s’enfouissait dans l’univers, et c’était une jouissance qui faisait mal ; ou bien, il s’immobilisait et posait sa tête dans la mousse et fermait les yeux à demi, et tout s’en allait alors, loin de lui, la terre se dérobait sous lui, elle devenait aussi menue qu’une étoile errante et s’immergeait dans un fleuve tumultueux dont les eaux claires défilaient sous son corps."

jeudi 26 juillet 2012

L'usage sonore du monde (2)





Une interview de l'Anglais Peter Cusack (voir courte bio ci-dessous) est intégrée dans notre ouvrage à paraître. Sans en dévoiler le contenu, on profite de cette tribune pour mentionner la parution toute récente d'un ouvrage majeur de field recording, représentant l'accomplissement de plusieurs années de travail d'enregistrement dans des 'lieux dangereux', soit un livre accompagné de deux disques intitulé sobrement Sounds from Dangerous Places (ReR Megacorp). Ou comment Peter Cusack, dans sa démarche de sonic journalism, a tenté de documenter et de questionner par le biais du son des territoires touchés par des problèmes écologiques et sociaux tels que la zone d'exclusion de Tchernobyl ou les champs pétrolifères de la Mer Caspienne. Un site (voir ici) très complet accompagne cette parution et permet d'écouter quelques extraits. Peter Cusack est également interviewé dans le numéro du mois d'août de la revue anglaise TheWire. Les photographies ci-dessus montrent Cusack en train d'enregistrer à Tchernobyl, puis la zone d'extraction de Bibi Heybat en Azerbaïdjan. A suivre donc...

L'Anglais Peter Cusack a commencé sa carrière de musicien dans les années 1970. Avec David Toop, Steve Beresford et Terry Day, il a été un des piliers du groupe Alterations, surnommé les « Beatles de la musique improvisée. » Depuis, il a développé une activité d'artiste sonore et de collecteur d'enregistrements de terrain. Il a initié le fameux projet Your Favourite London Sound, qui consistait à demander à la population londonienne quels étaient leurs sons préférés de cette ville afin de les enregistrer. Cette idée a été répétée dans de nombreuses cités dont Beijing, Chicago et Prague. Egalement conférencier et animateur radio, il s'investit actuellement dans une réflexion autour du « journalisme sonore » et des « Sons d'endroits dangereux », captés notamment dans la zone d'exclusion de Tchernobyl.

lundi 23 juillet 2012

La danse des possédés (36)





Et nous nous retrouvâmes face à une immensité de fèves de marais...

En France, elle restera populaire durant tout le Moyen Âge. On l'appréciait tout particulièrement en début de saison tandis qu'elle était bien verte et bien fraîche. On l'apprêtait en la faisant sauter avec des oignons, du safran et un morceau de hareng ou de marsouin.

Pythagore, célèbre philosophe et mathématicien de l'Antiquité, interdisait à ses disciples de consommer des fèves, car elles étaient censées renfermer l'âme des morts. Il avait emprunté cette croyance aux Égyptiens, pour qui traverser un champ de fèves était tabou. La légende veut que Pythagore ait été assassiné par des poursuivants, après s’être retrouvé devant un champ de fèves qu'il aurait refusé de traverser.

Pour la source de ces deux extraits et plus d'infos sur la fève de marais, voir ici.
 

jeudi 19 juillet 2012

L'usage sonore du monde (1)


Pour précéder et accompagner la sortie de Field Recording. L'usage sonore du monde en 100 albums (le 15 novembre aux éditions Le mot et le reste), on publiera ici des extraits de livres, chroniques et interviews 'inédits'. Il est en effet clair pour nous qu'arrivé à un certain point, on peut (et on doit ?) toujours aller plus loin.
Débuter cette série avec quelques extraits du Journal de Henry David Thoreau, dont le premier volume d'une édition intégrale est paru cette année chez Finitude, semble opportun. Celui qui avait décidé d'aller vivre dans les bois à Walden montre souvent dans ses écrits une grande sensibilité aux mouvements et à la vie du paysage, y compris les sons de la nature. Quantité de notes relatives au chant des oiseaux et des insectes, au vent et à l’écoulement des eaux, émaillent ce journal passionnant. On en livre quelques exemples ci-dessous non sans rappeler que Le mot et le reste a publié divers ouvrages de Thoreau dont une nouvelle traduction de son classique Walden ou la vie dans les bois en 2010.

"5 décembre 1837
HARPE DE GLACE
Mon ami me dit qu'il a découvert un nouveau son dans la nature, qu'il appelle la Harpe de glace. Par hasard, il a lancé une poignée de cailloux sur la mare là où la glace retenait une cloche d'air - la glace lui a joué une agréable musique.
A l'intérieur réside une dixième muse - et comme c'est lui qui l'a découverte, la nouvelle mélodie est probablement en lui."


"6 mars 1838
Comment un homme peut-il rester assis à se couper les ongles, tandis que la terre tourne au milieu de la musique assourdissante des sphères, et le fait tournoyer autour de son axe sur vingt-quatre mille miles d'un soleil levant à l'autre ? et surtout l'entraîne sur les deux millions de miles de son orbite réelle ? Et avec un tel vacarme à la surface de la terre - le vent qui souffle sans cesse, tantôt un zéphyr, tantôt un ouragan - l'Océan jamais immobile, toujours en mouvement - aucun répit pour le Niagara, mais un ramdam perpétuel sur les rochers calcaires - sans parler de ce frémissement de l'été auquel nos oreilles sont habituées, mais qu'on baptiserait autrement "confusion pire que la confusion", mais qu'on appelle maintenant ironiquement "silence audible" - et par-dessus tout, ce trafic incessant que l'on appelle le bourdonnement du travail - les allées et venues hâtives et le jacassement confus des hommes. L'homme peut-il faire moins que de se lever et se ressaisir ?"


"2 septembre 1838
MUSIQUE DES SPHÈRES
Les coqs chantent des airs dont nous ne nous lassons jamais. Certains trouvent de l'agrément dans la mélodie des oiseaux et le cricri des grillons - et même dans le chant des grenouilles. La plupart des hommes perçoivent ces sons si ténus malgré les larmes, les plaintes et les grincements de dents qui, chez nous, profanent le Jour du Seigneur. - Somme toute, la plainte émise par la Terre est un son très faible, d'un volume infiniment supérieur à ses crépitements de joie et à ses murmures jubilatoires - de sorte que nous pouvons espérer que le prochain aéronaute s'élèvera au-dessus des plus culminants de tous les sons discordants, jusque dans la région des mélodies pures. - Jamais la plainte n'a été aussi bruyante, mais elle a semblé s'estomper dans une mélodie perçante et une note de joie - qui ne s'est guère attardée dans le limon de la vallée."


"16 juillet 1840
Les sons nous délaissent autant que les images, les senteurs ou les saveurs - ainsi de l'aboiement d'un chien entendu dans les bois à minuit, ou même des sonnailles qui accompagnent l'aube. 
Alors que ce matin je cueillais des mûres à la lumière des étoiles, le lointain jappement d'un chien a touché mon oreille tout comme la froide brise caresse ma joue."



lundi 16 juillet 2012

Dresseurs d'aigles






On profite du retour d'un camarade de Mongolie pour montrer ces quelques photographies. Dresseurs d'aigles depuis des siècles, ces Kazakhs nomades vivant dans les montagnes mongoles ont fait l'objet d'une reportage photographique - intitulé Golden Eagle Nomads - par John Delaney. D'autres photos sont visibles ici.

vendredi 13 juillet 2012

Chaque espèce est un puits magique



La lecture de Biophilia, la très excitante nouvelle collection chez José Corti, devrait logiquement commencer par Biophilie du célèbre biologiste Edward O. Wilson. "Tendance innée à se concentrer sur la vie et les processus biologiques", la biophilie est définie par l'auteur à travers une série d'essais s'intéressant tour à tour aux fourmis, aux relations homme-serpent ou à l'oiseau de paradis. Dans un premier texte intitulé Bernhardsdorp, Wilson s'attache à exposer sa conception du métier de biologiste, mais il nous semble que le scientifique va beaucoup plus loin. Il s'agit en effet d'un des textes les plus importants qu'on ait lus ces derniers temps, par les réflexions et par le désir de connaissance joyeuse qu'il suscite, bien au-delà du domaine strictement biologique. 
"Chaque espèce est un puits magique" énonce Wilson pour signifier que tout sujet d'étude est inépuisable. Une question en entraîne une autre et ainsi de suite. "Imaginez que vous ramassez une poignée de terre et de feuilles en décomposition et que vous l’étalez sur un linge blanc, à la manière d’un naturaliste de terrain, pour l’examiner de près. Ce monticule anodin contient plus d’ordre et de richesse de structure, et d’histoires parallèles, que les surfaces entières de toutes les autres planètes sans vie. C’est une forêt vierge miniature dont l’exploration pourrait occuper presque toute une vie."
Sous l'impulsion de Fabienne Raphoz, la collection Biophilia "a pour vocation de mettre le vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires de tous les temps : éthologues, philosophes, zoologues, ethnologues, systématiciens, folkloristes, naturalistes, explorateurs et créateurs (romanciers, poètes, illustrateurs) pourront s’y rencontrer dans le buisson foisonnant des espèces dont le devenir concerne la nôtre." On suit ça de très près avec le Voyage sur le Rattlesnake de Thomas Henry Huxley, ami de Darwin et auteur d'un récit de voyages en Nouvelle-Guinée et en Australie très prometteur...

En attendant, voici encore un extrait de Bernhardsdorp où Edward O. Wilson nous entraîne dans une forêt du Surinam :
"Je me concentrai sur quelques centimètres de terrain et de végétation. Je demandai aux animaux de se matérialiser et ils apparurent par à-coups. Des moustiques d'un bleu métallique descendirent de la canopée à la recherche d'un peu de peau nue, des cafards aux ailes multicolores se perchèrent, tels des papillons, sur des feuilles éclairées par le soleil, des fourmis noires charpentières, gainées de poils d'or, parcouraient en hâte et en file la mousse d'un rondin en décomposition. Je tournai à peine la tête et tous disparurent. Tous ensemble, ils ne composaient qu'une fraction infinitésimale de la vie actuellement présente. Les bois étaient un maelström biologique dont la surface seule se voyait à l'oeil nu. Dans mon champ de vision, des millions d'organismes invisibles mouraient à chaque seconde. Leur destruction était rapide et silencieuse : pas de corps éventrés, pas de sang dégoulinant sur le sol. Les corps microscopiques étaient cassés net par des mandibules biochimiques bien propres, celles de prédateurs et de charognards, puis assimilés pour créer des millions de nouveaux organismes, à chaque seconde."


jeudi 12 juillet 2012

La danse des possédés (35)



Sous l'action d'un mousseux bon marché, un groupe de touristes allemandes quinquagénaires a été pris de glossolalie dans le train ce matin. Du moins, c'est ce que j'ai cru comprendre...

"Je pourrais être capable de parler la langue des hommes et des anges, mais si je n'ai pas d'amour, mes discours ne sont plus rien qu'un tambour bruyant ou qu'une cloche qui résonne." (Saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens)

mardi 10 juillet 2012

Revenance ornithologique


Il y a une vingtaine d'années, j'arpentais régulièrement les bords des bassins de décantation perdus dans le désert hesbignon. Oasis pour les oiseaux de passage, ces lieux d'abord liés à la culture de la betterave évoquaient la possibilité d'un ailleurs dans une région victime de l'arasement progressif de ses reliefs géographiques et de son passé. Ces grandes étendues d'eaux chargées de boue attiraient chaque année quantité de volatiles venant du Nord ou de retour d'Afrique. Parfois, une tempête emportait jusqu'à ces simulacres d’estuaires l'une ou l'autre espèce inféodée au grand large, perdue et prête à repartir vers des rivages lointains. Observer ces oiseaux et imaginer leurs parcours contribuait à rendre du mouvement et de l'air à une vie de province où tout semblait figé et gris.
De retour dans le coin ce week-end et bien accompagné, j'évoque en passant dans un bois de peupliers le souvenir d'une observation de loriot d'Europe (Orilus oriolus) dans les mêmes parages. La brièveté et l'unicité de cette rencontre m'avaient marqué. Il faut dire que le discret oiseau évolue surtout au sommet de grands arbres et n'est présent chez nous que quelques mois lors de la reproduction. Nous continuons notre promenade. En débouchant de la peupleraie, un chant étrange, flûté et mélodieux, aux phrases courtes et lentes, soudain retentit. Cela pourrait-il être ? Quinze ans plus tard, j'entends à nouveau le loriot, au même endroit de surcroit. En contournant l'arbre d'où provient le chant, nous surprenons l'oiseau sur une haute branche. Quelques secondes et il s'envole pour se cacher ailleurs, fidèle à sa réputation. Il en faudrait peu pour décréter que ce lieu en dehors de l'espace échappe également aux vicissitudes du temps. 
Par leur présence, les oiseaux aussi confèrent aux paysages leur identité. Et quand ils ne sont plus là, notre imagination se plaît à les faire revenir...
L'illustration ci-dessus, représentant bien évidemment le loriot, est une production de l’ornithologue allemand Johann Friedrich Naumann (1780-1857).

jeudi 5 juillet 2012

L’homme a en lui-même le ciel et la terre





"Dans la rotondité de la tête humaine, c’est la rotondité du firmament que l’on retrouve. Les dimensions justes et rigoureuses du firmament correspondent aux mêmes dimensions de la la tête de l’homme."
Hildegarde van Bingen, extrait du Livre des œuvres divines (1163-1174).
 
"L'homme  a été appelé "petit monde" par les Anciens et l'épithète est juste ; parce que, de même que l'homme est composé de terre, d'eau, d'air et de feu, le corps de la terre aussi ; de même que l'homme a des os, supports et armature de la chair, le monde a ses rochers qui soutiennent la terre ; si l'homme a en lui un lac de sang, où le poumon se dilate et ses contracte toutes les six heures avec la respiration de l'Univers ; de même que de ce lac de sang dérivent les veines qui se ramifient dans le corps humain, de même l'Océan comble le corps de la terre avec un nombre infini de veines d'eau." 
Léonard de Vinci, extrait des Carnets.

Ci dessus, l'homme zodiacal des Très Riches Heures du Duc de Berry par les frères de Limbourg (15e siècle) (Chantilly, Musée Condé), Dieu, l'Univers et l'homme du Livre des œuvres divines d'Hildegarde van Bingen (vers 1230) (Lucques, Biblioteca Statale) et deux autres hommes zodiacaux.

lundi 2 juillet 2012

Vers les cimes (22)


Vincent Pélissier est le fondateur de la belle revue d'art et de littérature Fario, dont les derniers numéros ont été marqués par la publication, parmi bien d'autres, de textes de W.G. Sebald, Pierre Bergounioux ou encore C.A. Cingria. Les trois courts récits qui composent Toucher terre (Le bruit du temps, 2012) nous ont ébloui. Avec ses explorations sensibles de territoires, l'écrivain rejoint dans notre bibliothèque une place de choix aux côtés de Jean-Christophe Bailly et Walter Benjamin, pour n'en citer que deux lus récemment. Ci-dessous, un extrait du texte Les ligatures, les déchirures.

"C'est un des avatars de l'ordinaire géographie : l'illusion que fait supposer la distance. On croit des pays lointains parce qu'entre eux il y a plusieurs jours de bateau, quelques heures de Caravelle. On croit qu'on est ailleurs, que le wolof ou le peuhl se distingue essentiellement des patois incertains qu'on a voulu renier et qu'on n'a pas oubliés, que les palabres qui se tiennent au bord de la route sous un arbre démesuré diffèrent des délibérations de fin de foire, des causeries de batteuses. On regarde, on prend des notes et des photos, on fraternise. On relève des plans, on maçonne des hypothèses, on écrit comme on rêverait les yeux ouverts, persuadé qu'on est vraiment ailleurs, que ce qu'on échafaude n'est pas ce qu'on a rêvé, et ainsi se font sans doute depuis toujours dans la foi des somnambules, sous la lampe, les sommes qu'on enfante pour la science et les humanités. Pourtant là-bas, c'était bien la même misère et la même joie, la même arrière-saison du monde, le même automne médiéval, les mêmes solitudes, les mêmes tributs payés aux royaumes, les mêmes délires qui font ployer le ciel vers la cime d'un acacia, d'un châtaignier. Des pluies torrentielles en été, des couleurs plus vives aux robes des femmes, la noirceur de la peau, un peu plus de sable et des arbres trop hauts, vinrent compléter l'illusion d'une magistrale différence entre les deux pays : ils étaient cousins."