Un départ imminent pour des rivages aimés nous donne l'envie contradictoire de dévaler des pentes raides. Qu'à cela ne tienne, on relit des passages du magnifique Lenz (1835) de Georg Büchner (début de la nouvelle ci-dessous). On prépare son bâton de randonnée, ses guêtres et son chapeau en peau de castor. Et on s'en va.
"Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs
et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise,
étendues vertes, rochers, sapins. L’air était trempé, froid ; l’eau
ruisselait le long des rochers et sautait en travers du chemin. Les
branches des sapins pendaient lourdement dans l’atmosphère humide. Des
nuages passaient dans le ciel, mais tout était d’une intensité…puis le
brouillard montait, vapeur humide et lourde et s’insinuait dans
l’épaisseur des fourrés, si molle, si flasque. Il avançait avec
indifférence, la route lui importait peu, tantôt montait, tantôt
descendait. Il n’éprouvait pas la fatigue, simplement parfois, il
trouvait pénible de ne pas pouvoir marcher sur la tête. Au début, il
avait ressenti une poussée dans la poitrine, quand les pierres
s’échappaient soudain, quand la forêt grise s’ébrouait sous lui et que
le brouillard engloutissait toutes les formes, ou dévoilait à demi les
majestueuses figures qui l’entouraient ; une poussée qui venait du fond
de son être ; il cherchait quelque chose, quelque chose comme des
rêves perdus, mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si
près de lui, si mouillé, il aurait bien mis la terre à sécher derrière
le poêle. Il n’arrivait pas à comprendre qu’il lui fallût tant de temps
pour grimper jusqu’au bas d’une descente, gagner un point éloigné. Il
pensait qu’il devait tout pouvoir franchir en quelques enjambées.
Parfois seulement, quand la bourrasque lançait la nuée dans les vallées,
et que les brumes remontaient le long de la forêt, et que les voix se
réveillaient sur les rochers, tantôt pareilles aux échos d’un tonnerre
évanoui dans le lointain, puis s’approchant de nouveau dans un
grondement formidable, avec les accents d’une sorte de chant
d’allégresse sauvage qu’elles auraient voulu dédier à la terre, et quand
les nuages revenaient au galop comme un troupeau hennissant de cavales
farouches, et que le soleil s’y frayait un passage et s’avançait, glaive
étincelant tiré sur les neiges, ouvrant par-dessus les sommets et
jusqu’au fond des vallées une voie aveuglante et claire à la lumière, ou
quand la bourrasque chassait la nuée vers le bas, et y crevait un pan
de lac d’azur, puis que le bruit du vent mourait au loin et que montait
du plus profond des gorges, et des cimes des sapins, comme un
bourdonnement de berceuse et de cloches, quand une rougeur légère
grimpait discrètement dans le bleu intense, et que de petits nuages
passaient sur des ailes d’argent, et quand tous les sommets lumineux et
étincelants dominaient vastement le pays de leurs contours précis et
immuables : alors c’est une déchirure qui lui traversait la poitrine, il
s’immobilisait, suffoquant et le corps ployé vers l’avant, la bouche et
les yeux grands ouverts, pensant qu’il allait aspirer en lui la
bourrasque, tout étreindre en lui-même, puis s’étendait, et son corps
recouvrait la terre, s’enfouissait dans l’univers, et c’était une
jouissance qui faisait mal ; ou bien, il s’immobilisait et posait sa
tête dans la mousse et fermait les yeux à demi, et tout s’en allait
alors, loin de lui, la terre se dérobait sous lui, elle devenait aussi
menue qu’une étoile errante et s’immergeait dans un fleuve tumultueux
dont les eaux claires défilaient sous son corps."