Monument funéraire du cimetière de chiens d'Asnières-sur-Seine (décrit par Emmanuel Bove ci-dessous)
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J'ai découvert l'écrivain Emmanuel Bove (1898-1945) par divers biais. Enrique Vila-Matas, grand passeur de littérature, le cite régulièrement dans ses interviews et le fait intervenir dans son très beau Docteur Pasavento. Par ailleurs, en lisant le work in progress sur la vie et l'oeuvre de Jacques Rigaut par le passionné Jean-Luc Bitton, je me suis rendu compte que ce dernier avait déjà consacré de longues recherches sur Bove, concrétisées par un site très complet et une biographie en collaboration avec Raymond Cousse : Emmanuel Bove, la vie comme une ombre (Le Castor Astral, 1994).
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Après un (relatif) succès durant les années 1920, Bove est plus ou moins tombé dans l'oubli jusque dans les années 1990 où grâce aux efforts de Bitton et au succès de ses écrits dans les pays germaniques (Peter Handke est un grand fan), on a commencé à le rééditer. Mes amis est le premier de ses romans que j'ai lus et un de ses plus connus. Il narre les efforts d'un "homme de la foule", Victor Bâton, qui essaie de briser sa solitude en rencontrant plusieurs inconnus, ses "amis". Ces tentatives aboutissent toutes à l'échec. Cette histoire insignifiante d'un homme sans consistance est écrite dans une langue d'une merveilleuse concision, conférant au roman une grande force poétique.
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Bécon-les-Bruyères, dont je m'aperçois qu'il vient juste d'être réédité aux éditions Cent Pages, est publié dans la revue Europe en mai 1927, avant de paraître le mois suivant chez Emile-Paul frères, dans la collection “Portraits de la France”. Cette petite ville de la banlieue parisienne n'a, de l'avis de tous, aucun intérêt qu'il soit architectural, historique ou économique, si bien que la critique de l'époque s'est indignée qu'on lui consacre un texte dans cette collection. Pourtant, la description extrêmement précise qu'en fait Bove en révèle toute la dimension romanesque. Il semble qu'à la manière d'un Georges Perec, rien n'ait échappé au regard scrutateur de l'écrivain : les horaires de trains, la forme des façades d'immeubles, le nom des rues... Tous ces éléments sont intégrés dans une méditation mélancolique qui transforme cet endroit endormi en zone à mi-chemin entre le rêve et la réalité.
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"Dans une île, en face de l'usine à gaz, se trouve le cimetière aux chiens qui, avec la traversée de Paris à la nage et l'affluence des gares, sert à alimenter les journaux en été. La statue du saint-bernard qui sauva quarante et une personnes et fut tué par la quarante-deuxième se dresse à l'entrée. Elle contribue tout de suite à imprégner l'air de toutes les formes de la gratitude. Le sentiment qui fait répugner l'homme à de petits cercueils ne s'éveille pas ici. Les tombes sont petites, plus petites que celles des enfants que l'on met dans des cercueils trop grands pour eux. Il semble que ce soit dans un cimetière d'amants que l'on s'avance. Les monuments, qu'ils soient fastueux ou modestes, et sur lesquels sont gravés des prénoms seulement, recouvrent tous des corps qui furent aimés. En lisant ces prénoms, on sent que l'on pénètre dans mille intimités. Les photographies émaillées, jaunies par les ans, accrochées aux stèles, car on peut planter des clous dans la pierre, représentent des chiens fidèles et font imaginer, par-delà le photographe, une jeune femme qui les menace du doigt pour qu'ils restent immobiles. Boby, Daisy, vous dormez ici depuis 1905. Mais qu'est devenue votre maîtresse, et cette peau d'ours blanc, et cette table légère sur lesquelles on vous a photographiés ?"
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Bécon-les-Bruyères, dans Romans, Paris, Flammarion, 2006, p. 242.
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