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lundi 27 octobre 2014

Le terril (24)




« Très-noble et Rd Seigneur Philippe baron d'Eynatten de This, abbé de St-Gilles, a accordé cette place à la compagnie des pauvres prisonniers pour sépulture aux suppliciés, bénite l'an 1701 du temps-Thonnart et d'Engis. M.R.T.I.5 »

Les mains liées, il avance péniblement sur le sentier qu'on dit des Patients. Ceux qui souffrent, ceux qui attendent, ceux qui espèrent encore. Quand il parvient au pied du gibet, son ultime élan de résistance prend l'apparence de la panique, ou peut-être est-ce l'inverse. On le fait grimper et là, il embrasse un paysage infini du regard - son dernier - avant qu'on lui passe la corde au coup. Tandis que ses yeux voient des prairies, vergers, villages et églises au loin, son esprit est préoccupé par une image. Anecdotique, héroïque, dénuée de raison, peu importe. Tous les hommes amenés là pour mourir, des milliers sans doute, ont malgré eux éprouvé ces dernières bribes de pensée, et ce sont ainsi des récits innombrables qui ont été emportés avec eux. J'aime à penser qu'en passant là, il est possible de saisir quelques mots de ces histoires.
A une des entrées du terril commence la rue dite de la Justice. Là, durant des siècles, les condamnés étaient brûlés ou, le plus souvent, exécutés par pendaison, décapitation et supplice de la roue. Sur les hauteurs de la ville, les suppliciés pouvaient contempler une immensité qui pour eux, ne serait plus un champ de possibles. Un gibet de presque cinq mètres de haut auquel on pouvait pendre jusqu'à neuf scélérats étendait son ombre sur les environs. Les corps étaient transportés plus bas et enterrés dans le cimetière d'un ermitage discret. De ce manège macabre mais nécessaire au bon vivre des citoyens du pays, il ne reste en surface qu'une croix aux inscriptions effacées, veillant sur quelques ossements épars, dans un jardin dévolu au loisir et à l'oubli. 
Si on ne peut réparer le passé, on peut toujours le rêver.
En avant.

dimanche 11 août 2013

Paradigme indiciaire (10)


Depuis quelque temps, on parcourt avec fascination la bibliographie de l'historien Philippe Artières. Et il y a du travail tant celle-ci est profuse et riche, suscite l'étonnement et la réflexion. D'abord spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault (auquel il a consacré divers essais dont D'après Foucault, en collaboration avec Mathieu Potte-Bonneville), il multiplie les ouvrages passionnants sur les écritures autobiographiques et de la contestation, sur la police de l'écriture, sur l'histoire et la politique des archives et sur l'histoire des prisons aux 19 et 20e siècles (pour reprendre ses orientations de recherche indiquées sur le site du CNRS). Surtout, il réfléchit au développement d'une "histoire de l'ordinaire", en s'inspirant des réflexions de Georges Perec sur "l'infra-ordinaire". D'après Artières lui-même, il s'agirait "d'opérer ce travail d'histoire du présent que Michel Foucault avait initié et appelé de ses vœux." Étudier des "objets" "infimes" permettrait ainsi "de s'approcher sur le plan historique de ce qu'Edward Hooper a réussi en peinture, de ce que la littérature a depuis trente années parfaitement réalisé, de ce qu'un Russel Banks a produit pour les petits Blancs de la Nouvelle-Angleterre, de ce qu'un Georg Sebald a fait avec la Mittle Europa..." On ajouterait volontiers que cet intérêt pour les hommes anonymes, les sans-noms de l'histoire est proche de celui qui anime depuis la fin du 19e siècle les meilleurs documentaristes. 
Concrètement, cette curiosité se traduit par des recherches, et des livres donc, sur les écritures urbaines (voir par exemple Les enseignes lumineuses, Bayard, 2010, La banderole. Histoire d'un objet politique, autrement, 2013 et le blog scriptopolis), sur des "marginaux" connus ou pas (A fleur de peaux. Médecins, tatouages et tatoués, Allia, 2004, La vie écrite. Thérèse de Lisieux. Biographie, Les belles lettres, 2011) dont Artières édite parfois les écrits (Émile Nouguier, Drôle d'oiseau. Autobiographie d'un voyou à la Belle Epoque, Imago, 1998, Joseph Vacher, Écrits d'un tueur de bergers, A Rebours, 2006)... Dans l'indispensable Rêves d'histoire. Pour une histoire de l'ordinaire (Les prairies ordinaires, 2006), l'historien "rêve" enfin d'entreprendre une histoire de la ceinture, de l'anonymat, des routes, des vies ratées, des impostures, de la cloison, de l'auto-signalement... "Travailler sur ceux qui restent à jamais en dehors de l’institution du savoir ; étudier ces nids méprisés de savoir. En somme, prendre au sérieux ce qui ne l'a jamais été."
Ci-dessous, on livre la préface du Livre des vies coupables, où Philippe Artières fait profession de foi, et c'est parfait.

Le livre des vies coupables. Autobiographies de criminels (1896-1909), Albin Michel, 2000, pp. 7-9 (voir quatrième de couverture plus bas).

"L'historien est un voleur. 
Il débarque un beau jour incognito dans une ville, va droit à la bibliothèque en suivant les indications qu'un complice lui a fournies et s'introduit sans bruit dans un fonds d'archives. Là, il ouvre un carton puis un autre, repère ses proies. Une fois évaluée la valeur de leur contenu, il opère méthodiquement un tri entre les documents. De ces papiers jaunis, il extrait des vies, il y entre par effraction. Il en dévoile l'intimité et s'en approprie les secrets, des secrets jusque-là bien gardés. Il sort de l'anonymat des quidams qui étaient partis sans demander leur reste, met à la lumière des existences qui étaient restées dans l'ombre, il exhume des fragments. Une fois le vol commis, il s'arrange généralement pour gommer les indices permettant d'identifier sa victime, il supprime parfois les noms propres, et repart sans laisser de traces avec sous le bras le butin de son larcin, une liasse de vies.
L'historien opère seul, mais il appartient généralement à une bande qui a son réseau de recel, et dont les membres partagent une langue, un code, un honneur, une discipline. Chaque bande a sa spécialité. Si certaines sont formées de pickpockets qui suivent leurs victimes et choisissent de leur dérober un fragment précis de vie, d'autres préfèrent le braquage à main armée, repèrent un dépôt, s'y introduisent avec fracas, un ordinateur dans les mains et repartent avec l'ensemble. Il en est aussi qui s'apparentent aux cambrioleurs. Ces voleurs choisissent une maison isolée, observent les allées et venues des propriétaires. Lorsque les vacances arrivent, que ses habitants l'ont déserté, ils s'introduisent dans le domicile et le vident de fond en comble. Ces historiens-là ne s'attaquent pas seulement aux valeurs, ils vident minutieusement chaque tiroir.
Mais il est des archives que l'on ne peut voler ; l'historien qui s'y confronte n'a le choix que de se retirer sur la pointe des pieds ou de cheminer avec elles. Quand les cartons renferment des récits de vie ordinaire, quand les chemises recèlent une parole singulière, la main de l'historien soudain hésite, se fige, elle ne peut dérober, elle ne peut qu'accompagner.
C'est bien ainsi que les choses se sont passées pour moi. Voilà quelques années on me propose un "fonds" ; un "beau fonds", mais habité, me dit-on, d'étranges figures. Pour me rendre compte, je vais sur place, je fais discrètement le tour de la maison, j'observe les va-et-vient, j'identifie chacun de ses habitants, je note leurs heures d'arrivée et de départ. Comme à mon habitude, quelques jours plus tard je profite d'une absence et j'entre avec fracas. Mais voilà, le contenu du fonds n'est pas celui que je croyais, mes instruments inadéquats. Lorsque ma main approche pour les saisir, les archives se dérobent et avec elles le visage de leurs auteurs. 
Je croyais trouver un amas de récits de vols et d'évasions, de crimes et de mauvais coups. Et ce qui est couché sous mes yeux est tout autre : c'est une mémoire de souffrances et de cris. On ne vole pas des cris, on ne vole pas des émotions. On ne peut les mettre dans son sac, et, rentré chez soi, les classer bien consciencieusement avant de les placer dans une vitrine. Je pense un moment lever l'ancre et me trouver des archives plus paisibles. Mais la porte est fracturée ; j'ai entendu des cris, je suis devenu, sans le vouloir, un témoin de ces existences singulières ; elles révèlent ce qui demeure souvent dans l'ombre ; elles mettent au jour l'infâme ordinaire. Je suis pris : désormais, je vais cheminer avec ces vies violentes.
Ces individus ont écrit leur vie de criminel en prenant souvent bien soin de verrouiller toutes les sorties de secours. Les savants du crime, A. Lacassagne et C. Lombroso, s'étaient aussi en leur temps fait prendre. Forts du savoir criminologique au développement duquel ils contribuaient depuis le début des années 1880 par leurs recherches et leurs publications, ils avaient cru s'en tirer. Mais quelques criminels avaient parfaitement intégré certaines de leurs thèses et les récits qu'ils font de leur vie en sont truffés. De la rencontre de ces deux imaginaires était né un genre inclassable, des récits qui échappent.
Un siècle plus tard, ces vies écrites conservent cette formidable capacité de résistance. Ces écrits déjouent l'interprétation. Comme ils ont résisté aux criminologues, ils résistent à l'historien, ils nous résistent."

"La scène se passe à la prison Saint-Paul de Lyon, il y a tout juste un siècle. Sur un petit cahier d'écolier, un détenu écrit : ce n'est pas un poème, pas davantage une lettre qu'il rédige, mais sa vie, cette existence qui l'a mené là, entre les quatre murs d'une cellule. Page après page, il fait le récit de ses errances, de ses déroutes et de son long parcours vers le crime. Cette autobiographie, ce criminel la rédige, comme neuf autres codétenus le feront après lui, non pour lui-même, mais pour un destinataire prestigieux : le célèbre criminologue Alexandre Lacassagne. Le professeur de médecine légale a en effet un projet fou : celui de rassembler des archives de la déviance, de constituer une encyclopédie vivante du crime à partir des seuls récits autobiographiques produits par des criminels. Maîtres-chanteurs, apaches, parricides, dépeceurs, prostituées ont ainsi écrit en quelques années un Livre des vies coupables, resté jusqu'alors inédit.
Philippe Artières a retrouvé ces manuscrits éparpillés dans le fonds Lacassagne de la bibliothèque municipale de Lyon. Il en a reconstitué la genèse, en montrant comment ces textes s'inscrivent dans l'histoire paradoxale de l'écriture en prison et comment ils participent du développement de la criminologie à la fin du XIXe siècle. Mais l'historien se fait aussi passeur et donne à lire ces étranges vies. Il faut écouter avec lui ces voies sorties du mitard de l'histoire, entendre ces murmures, fragiles traces des peines et des émotions de ces infâmes ordinaires, accepter cette plongée dans le monde d'en bas pour appréhender ce que Michel Foucault appelait le "marmonnement du monde"." 

(Ci-dessus, un portrait d'Henry Vidal, dont l'autobiographie est incluse dans le Livre des vies coupables et auquel Philippe Artières a par ailleurs consacré Vidal, le tueur de femmes. Essai de biographie sociale, Perrin, 2001 en collaboration avec Dominique Kalifa)

samedi 5 novembre 2011

Sur les traces d'un inconnu

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Avec les Vies minuscules de Pierre Michon sur la table de nuit, on dévore l'excellent essai de l'historien Alain Corbin Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d'un inconnu (1798-1876) (Flammarion, 1998). Pour tout qui s'intéresse à l'anonymat, à la ruralité et à la manière de reconstituer une vie sur des bases infimes, ce livre constitue un modèle de méthodologie. Ci-dessous, la présentation du livre par l'éditeur et un extrait du prélude de l'ouvrage, qui nous a donné des ailes, sans rire.

"Dans ce livre devenu un classique, voire un modèle, Alain Corbin s'est penché sur le grouillement. des disparus du XIXe siècle, en quête d'une existence ordinaire. Il a laissé au hasard absolu le soin de lui désigner un être au souvenir aboli, englouti dans la masse confuse des morts, sans chance aucune de laisser une trace dans les mémoires. Né en 1798, mort en 1876, Louis-François Pinagot, le sabotier de la Basse-Frêne, n'a jamais pris la parole et ne savait du reste ni lire ni écrire; il représente ici le commun des mortels. Un jeu de patience infini se dessille, afin d'en reconstituer le destin - mais eut-il jamais conscience d'en avoir un? - d'un Jean Valjean qui n'aurait pas volé de pain. Par cette méditation sur la disparition, l'auteur entendait modestement inverser le travail des bulldozers aujourd'hui à l'œuvre dans les cimetières de campagne."
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"Fragments du journal tenu les premiers jours de l'enquête.
2 mai 1995, 14 heures. Le jour du choix est venu. Émotion suscitée par l'attente d'un face-à-face - qui devrait se prolonger plusieurs années - avec un inconnu qui ne l'aurait jamais pensé possible et auquel je ne suis lié par aucun parti pris de tendresse, voire d'empathie. J'imagine les disparus en attente de cette élection. Et si cela leur paraissait scandaleux ! De quel droit puis-je décider, tel un pauvre démiurge, de faire revivre ainsi quelqu'un qui, peut-être, ne le souhaite pas ; au cas, bien improbable, où la survie existerait.
Les hommes du milieu et de la génération auxquels appartenait celui que je n'ai pas encore rencontré nourrissaient beaucoup d'hostilité à l'égard de tous ceux qui se haussaient du col et entendaient laisser une trace individuelle. Ce sentiment qui se manifestait dans les campagnes à l'égard de la tombe personnalisée, et qui devait valoir aussi pour l'écriture de soi, rend mon entreprise insolente.
Le premier jour de cette chasse subtile introduit un rapport unique dans la démarche historienne ; sans doute suis-je le premier à devoir me consacrer, des années durant, à la résurrection d'un individu que je ne connais pas encore, que je serai, dans quelques minutes, le seul à connaître et qui, à cet instant, n'a aucune chance d'être jamais connu par quelqu'un d'autre que moi. Au moment où j'écris, il a, en effet, disparu, sans possibilité de jamais exister dans la mémoire collective, en tant qu'individu.
A dire vrai, le risque est grand de postuler ici l'individuation. Rien ne prouve qu'aux yeux de celui que je vais choisir, sa propre vie ait pu sembler constituer un destin. Cela est même peu probable. Peut-être n'avait-il qu'une mémoire confuse des épisodes de son existence ; peut-être même se trouvait-il démuni de tout sens de la chronologie. Or, je vais - certes, avec prudence - découper, ordonner, orienter les séquences de cette vie. Il ne pourra donc pas s'agir d'une bonne histoire, puisqu'il y manquera celle des formes spécifiques de la méconnaissance ou de l'oubli de soi."
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jeudi 23 juin 2011

Défilé hanté

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Photographies d'Halloween prises autrefois par des anonymes et collectées par Ossian Brown (du groupe Coil) dans un ouvrage intitulé Haunted Air (Jonathan Cape, 2010).
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