lundi 9 mars 2009

Débâcle

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"Le col était étroit et quand il y arriva il vit jaillir le flot des pourceaux, tumultueuse et stridente cascade qui s’évasait de l’autre côté dans une haute prairie au bord de l’à-pic surplombant la rivière. Ils tournoyaient de plus en plus vite en cercles de plus en plus larges à l’extrême limite de l’escarpement dans un arc de poussiéreux tumulte et il entendait les cris des gardiens au-dessous de lui et il voyait en contrebas le serpent gris et inerte de la rivière. Les pourceaux se précipitaient pour franchir le col et bousculaient ceux qui s’entassaient sur la prairie et qui commençaient à perdre pied sur les bords. Holme en vit deux basculer en hurlant et culbuter les jambes raides en d’innombrables pirouettes pour s’engloutir dans la rivière à une centaine de pieds au-dessous. Il descendit la pente vers le bord de la falaise et le chemin de corniche. Les gardiens couraient au hasard avec leurs bâtons levés parmi les tourbillons de pourceaux, trébuchant et tombant au milieu des bêtes, tentant de gagner le périmètre extérieur pour les écarter du bord. Cela souleva comme une rafale de vent dans l’herbe une nouvelle vague de panique parmi les pourceaux dont tout un échelon galopant au bord du précipice renonça à la terre ferme et se laissa tomber dans le vide avec des hurlements jaillis des entrailles. Maintenant le troupeau tout entier s’était mis à tournoyer de plus en plus vite en cercles de plus en plus larges le long de la falaise et dans leur mouvement centrifuge les rangs les plus proches du bord passèrent par-dessus l’escarpement, une file après l’autre en gémissant et en couinant tandis que s’élevaient au-dessus de ce vacarme les hurlements et les jurons des gardiens maintenant dressés pareils à des créatures sataniques au milieu du chaos de chair dont ils avaient la charge, enveloppés qu’ils étaient de nuages de poussière avec leurs bâtons brandis et leurs yeux farouches, non point comme d’authentiques porchers, mais plutôt comme des disciples des ténèbres envoyés là parmi leurs ouailles pour les conduire à leur fin.
Holme s’élança pour gagner les hauteurs comme un homme menacé par une inondation et là, du haut d’un rocher, il observa la suite des évènements. Les pourceaux étaient en pleine débandade. Le corps curieusement droit, comme s’il était maintenu par un tuteur, un des gardiens passa en décrivant de lentes rotations comme un homme endormi qui se serait mis à danser. Les pourceaux commençaient à refluer sur la pente rocailleuse, avec leurs sabots qui cliquetaient et grattaient et en poussant de rauques grognements. Holme se réfugia en haut du rocher et resta à les observer. Le gardien qui lui avait parlé fut projeté devant lui le dos voûté et les mains en l’air, épouvantail désarticulé et déguenillé qui se débattait avec des gestes éphémères dans cette frise de créatures frénétiques de sorte que Holme vit l’espace d’un éclair surgir obliquement de la poussière et du chaos et foncer sur lui deux yeux blancs qui étaient au-delà de la prière, portés comme l’ancien apostat de l’Evangile sept fois saisi dans le propre flot de ses invocations du monde souterrain ou comme un héros ballotté grotesque et traqué sur les épaules d’un foule confondue dans son iniquité à la forme même du mal, jusqu’à l’instant où il franchit le bord de l’escarpement et disparut avec son massif cortège de pourceaux."
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Cormac McCarthy, L’obscurité du dehors (Outer Dark, 1968). Editions du Seuil, collection Points, pp. 203-204.
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"1 Ils arrivèrent à l’autre bord de la mer, dans le pays des Gadaréniens. 2 Aussitôt que Jésus fut hors de la barque, il vint au-devant de lui un homme, sortant des sépulcres, et possédé d’un esprit impur. 3 Cet homme avait sa demeure dans les sépulcres, et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. 4 Car souvent il avait eu les fers aux pieds et avait été lié de chaînes, mais il avait rompu les chaînes et brisé les fers, et personne n’avait la force de le dompter. 5 Il était sans cesse, nuit et jour, dans les sépulcres et sur les montagnes, criant, et se meurtrissant avec des pierres. 6 Ayant vu Jésus de loin, il accourut, se prosterna devant lui, 7 et s’écria d’une voix forte : Qu’y a-t-il entre moi et toi, Jésus, Fils du Dieu Très-Haut ? Je t’en conjure au nom de Dieu, ne me tourmente pas. 8 Car Jésus lui disait : Sors de cet homme, esprit impur ! 9 Et, il lui demanda : Quel est ton nom ? Légion est mon nom, lui répondit-il, car nous sommes plusieurs. 10 Et il le priait instamment de ne pas les envoyer hors du pays. 11 Il y avait là, vers la montagne, un grand troupeau de pourceaux qui paissaient. 12 Et les démons le prièrent, disant : Envoie-nous dans ces pourceaux, afin que nous entrions en eux. 13 Il le leur permit. Et les esprits impurs sortirent, entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau se précipita des pentes escarpées dans la mer : il y en avait environ deux mille, et ils se noyèrent dans la mer. 14 Ceux qui les faisaient paître s’enfuirent, et répandirent la nouvelle dans la ville et dans les campagnes. Les gens allèrent voir ce qui était arrivé. 15 Ils vinrent auprès de Jésus, et ils virent le démoniaque, celui qui avait eu la légion, assis, vêtu, et dans son bon sens ; et ils furent saisis de frayeur. 16 Ceux qui avaient vu ce qui s’était passé leur racontèrent ce qui était arrivé au démoniaque et aux pourceaux. 17 Alors ils se mirent à supplier Jésus de quitter leur territoire. 18 Comme il montait dans la barque, celui qui avait été démoniaque lui demanda la permission de rester avec lui. 19 Jésus ne le lui permit pas, mais il lui dit : Va dans ta maison, vers les tiens, et raconte-leur tout ce que le Seigneur t’a fait, et comment il a eu pitié de toi. 20 Il s’en alla, et se mit à publier dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui. Et tous furent dans l’étonnement."
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Evangile selon saint Marc (5, 1-20).
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