dimanche 25 juillet 2010

Ou tout ce qu'on voudra

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"Dans les gares importantes, les voyageurs couraient au buffet comme des possédés, et le soleil couchant, derrière les arbres du jardin de la gare, éclairait leurs jambes et brillait sous les roues du wagon.
Pris à part, tous les mouvements de ce monde étaient froids et calculés ; dans leur ensemble, ils étaient inconscients et enivrés par le vaste flux de la vie qui les unissait. Les gens peinaient et s'agitaient, mus par le mécanisme de leurs soucis particuliers. Mais ces mécanismes n'auraient pas fonctionné, s'ils n'avaient eu pour régulateur principal un sentiment d'insouciance suprême et fondamentale. Cette insouciance avait pour source la conscience d'une solidarité des existences humaines, la certitude qu'il existait entre elles une communication et le sentiment de bonheur que l'on éprouvait à pressentir que tout ce qui se passe ne s'accomplit pas seulement sur la terre où l'on ensevelit les morts, mais encore ailleurs, dans ce que les uns appellent le Royaume de Dieu, d'autres l'Histoire ou tout ce qu'on voudra."
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Boris Pasternak, Le docteur Jivago, Éditions Gallimard, Collection Folio, pp. 23-24.
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On pensera à ce passage lors de la reprise de nos voyages réguliers en train... En attendant, ce blog risque de dormir jusque début août pour cause de bois, lacs et autres hameaux. A+ !
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jeudi 22 juillet 2010

La totalité du monde

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Période faste pour les films 'importants' ces temps-ci. Après Déjà s'envole la fleur maigre de Paul Meyer et Terre en transe de Glauber Rocha (deux claques énormes, à tel point que j'aurais du mal à en parler sans en trahir la force), je viens d'achever les sept films qui composent La république Marseille (Editions Montparnasse - Geste cinématographique), somme kaléidoscopique réalisée, scénarisée et montée en 2006-2007 par Denis Gheerbrant (dont on avait déjà évoqué le travail ici).
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Dans chacun de ses films, Gheerbrant s'attache à donner une image d'un quartier et/ou d'une thématique de la grande ville du Sud : ses cités, ses quais, ses "replis"... Comme l'indique ce dernier terme (voir le film Marseille dans ses replis), le réalisateur n'est pas à la recherche du clinquant et du cliché de carte postale. Ce qu'il a à nous montrer rend avant tout compte d'un effondrement, d'une catastrophe sociale. Mutations urbaines, fossé entre les générations, perte de la mémoire collective, repli sur soi... Pour autant, les films ne sont pas misérabilistes, principalement grâce au talent qu'a Gheerbrant de simuler la rencontre entre le sujet filmé et le spectateur. Le réalisateur sait choisir ses interlocuteurs et faire en sorte que de leur discours naisse l'émotion et diverses pistes de réflexion. Le dispositif cinématographique, très simple, est d'une grande efficacité (cadrages resserrés sur les interviewés, alternance entre échanges parlés et plans fixes sur des paysages industriels désolés...).
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Tout cela est bien beau, mais faut-il encore s'intéresser à Marseille pour visionner tous ces films. Et c'est là qu'à mon avis ce cycle cinématographique prend tout son sens car en partant de Marseille, Gheerbrant nous parle de La totalité du monde (titre du premier film). En effet, comme dans tout bon roman, une certaine vision de l'universel ne peut être atteinte que par la dissection d'un cas particulier. Ici, c'est donc avant tout la Ville qui est étudiée. C'est la manière dont l'humain s'y intègre, y circule et peut y être écrasé. C'est la façon dont une société, une 'République' se construit, puis se délite peu à peu. Les sept films de La république Marseille constituent ainsi une magnique tentative d'évoquer tous ces mécanismes, sans tomber dans les pièges du reportage, de la simplification didactique et du discours politique.
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mercredi 21 juillet 2010

Commémorations

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"Dans ma nuit, j'assiège mon Roi, je me lève progressivement et je lui tords le cou.
Il reprend des forces, je reviens sur lui, et lui tords le cou une fois de plus.
Je le secoue, et le secoue comme un vieux prunier, et sa couronne tremble sur sa tête.
Et pourtant, c'est mon Roi, je le sais et il le sait, et c'est bien sûr que je suis à son service.
Cependant dans la nuit, la passion de mes mains l'étrangle sans répit. Point de lâcheté pourtant, j'arrive les mains nues et je serre son cou de Roi.
Et c'est mon Roi, que j'étrangle vainement depuis si longtemps dans le secret de ma petite chambre ; sa face d'abord bleuie, après peu de temps redevient naturelle, et sa tête se relève, chaque nuit, chaque nuit.
Dans le secret de ma petite chambre, je pète à la figure de mon Roi. Ensuite j'éclate de rire. Il essaie de montrer un front serein, et lavé de toute injure. Mais je lui pète sans discontinuer à la figure, sauf pour me retourner vers lui et éclater de rire à sa noble face, qui essaie de garder de la majesté.
C'est ainsi que je me conduis avec lui ; commencement sans fin de ma vie obscure.
Et maintenant je le renverse par terre, et m'assied sur sa figure. Son auguste figure disparaît ; mon pantalon rude aux tâches d'huile, et mon derrière -puisque enfin c'est son nom- se tiennent sans embarras sur cette face faite pour régner.
Et je ne me gêne pas, ah non, pour me tourner à gauche et à droite, quand il me plaît et plus même, sans m'occuper de ses yeux ou de son nez qui pourrait être dans le chemin. Je ne m'en vais qu'une fois lassé d'être assis.
Et si je me retourne, sa face imperturbable règne, toujours.
Je le gifle, je le gifle, je le mouche ensuite par dérision comme un enfant.
Cependant il est bien évident que c'est lui le Roi, et moi son sujet, son unique sujet.
A coup de pied dans le cul, je le chasse de ma chambre. Je le couvre de déchets de cuisine et d'ordures. Je lui casse la vaisselle dans les jambes. Je lui bourre les oreille de basses et pertinentes injures, pour bien l'atteindre à la fois profondément et honteusement, de calomnies à la Napolitaine particulièrement crasseuses et circonstanciées, et dont le seul énoncé est une souillure dont on ne peut plus se défaire, habit ignoble fait sur mesure : le purin vraiment de l'existence.
Eh bien il me faut recommencer le lendemain.
Il est revenu ; il est là. Il est toujours là. Il ne peut pas déguerpir pour de bon. Il doit m'imposer sa maudite présence royale dans ma chambre déjà si petite. (...)"

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Extrait de Mon roi du recueil La nuit remue (1967) de Henri Michaux.

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vendredi 16 juillet 2010

Mata La Pena

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Ce matin, on soigne son mal de gorge avec une des dernières compilations de Mississippi records intitulée Mata La Pena. Splendide. Peu d'informations sur ces morceaux issus de vieux 78RPM (Qui les a compilés ? Quelle est l'origine des musiciens ? Y-a--t-il une thématique ?). On retrouve donc la stratégie de mystère souvent employée par le label. Il suffit dès lors de se laisser entraîner par ces berceuses chaleureuses susurrées par des fantômes bienveillants. Le voyage passe par la Thaïlande, les USA ou encore l'Espagne, mais peu importe le lieu... La compilation fait partie de ces sorties récentes (Victrola Favorites, Secret Museum of Mankind...) où le plaisir et la dimension esthétique pure prennent le pas sur la recherche documentaire auxquels les labels historiques Folkways, Ocora (...) nous avaient habitués. Une façon d'affirmer que ces morceaux, issus de contextes géographiques et culturels différents, n'ont pas besoin d'être "remis en contexte" pour délivrer leur beauté et leur contenu émotionnel universels. Je ne peux passer sous silence qu'en fin de parcours, l'auditeur est gratifié d'un des plus beaux morceaux du monde (oui, je sais, j'annonce ça pour beaucoup de morceaux, mais là, c'est sérieux), le gospel Honey in the Rock de Blind Mamie Forehand. Une cloche, une guitare, des grésillements et une voix d'ange. Prêt à être terrassé ?
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mardi 13 juillet 2010

Fisherman


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L'été est bientôt fini. Voir également ici, et .

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vendredi 9 juillet 2010

Juge et Maître Coquin

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On feuillette avec étonnement, et parfois avec un léger frisson dans le dos, l'ouvrage Kanaval. Vodou, Politics and revolution on the Streets of Haiti (Soul Jazz Publishing). Le livre reprend quantité de photographies du Carnaval à Haïti par Leah Gordon, ainsi que des essais tentant d'expliquer les tenants et aboutissants d'une manifestation populaire dont la transgression est encore une des composantes essentielles. Par ailleurs, plusieurs histoires orales ont été transcrites grâce à la collaboration de divers "personnages" tels que Papa Sida, Madi Gra Flambo, Jwif Eran et Pasté.
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La lecture de l'ouvrage s'accompagne idéalement de l'écoute du Cd Rara in Haiti. Street Music of Haiti (récemment paru sur Soul Jazz Records). J'avais déjà évoqué le Rara ici suite à ma découverte du fabuleux coffret documentant les enregistrements d'Alan Lomax à Haïti. Ici, percussions, instruments à vent et chants vibrants traduisent particulièrement bien la frénésie qui accompagne ces groupes de danseurs et musiciens de rue à l'occasion du Carnaval.
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jeudi 8 juillet 2010

Space is the Place

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Dans le domaine des musiques improvisées et assimilées, j'ai ces derniers temps un peu moins écouté de free jazz pour me consacrer à l'improvisation libre, un genre qui continue à me fasciner pour de nombreuses raisons. Ce désintérêt passager m'éloignait du coup de qualités telles que le groove, la communion et la transcendance. J'ai eu la chance ce début de semaine de goûter, au moins momentanément, à nouveau à ces valeurs musicales. De passage à Londres, j'en ai en effet profité pour rejoindre le fameux Cafe Oto où se produisait le légendaire Sun Ra Arkestra, depuis quelques années sous la direction de Marshall Allen.
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Vu la programmation extraordinaire du lieu et sa situation à Londres, je m'attendais à ce que le Cafe Oto soit une salle "chic", où les boissons sont chères et l'ambiance sérieuse. Il s'avère que l'endroit est plus proche de lieux tels que les Ateliers Claus ou le Bunker pour les Bruxellois ou l'An vert pour les Liégeois. Des divans défoncés dans un coin, un système d'éclairage douteux datant d'une période antédiluvienne, des boissons au prix plus que raisonnable et un public bigarré (avec une mention spéciale pour un Afro-Américain de Louisiane fier de connaître les membres du groupe, des danseuses délurées et un papi bondissant et hurlant). Bref, un endroit cool et chaleureux, comme on en trouve peu dans les réseaux officiels-supermarchés de la culture.
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Quelques dizaines de minutes d'attente dans une chaleur étouffante et le band arrive sur scène, costumé et hilare. L'obsession du défunt Sun Ra pour l'espace et pour une Afrique fantasmée des pyramides est perpétuée par son Arkestra, outre musicalement, par un décorum scénique où coiffes scintillantes voisinent avec pin's clignotants et capes aux couleurs criardes (d'ailleurs si quelqu'un pouvait me procurer un chapeau du même type, j'en serai très heureux). Voilà pour le décor. La dizaine de musiciens, parmi lesquels on trouve des membres ayant intégré l'Arkestra dans les années 50, 60, 70..., n'a pas fini de s'installer qu'ils commencent déjà à chanter et jouer. Et pendant trois bonnes heures, l'orchestre revisite son immense répertoire avec une joie, et parfois une fureur, communicatives.
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Entendons-nous bien, ce groupe n'est plus dans une phase d'expérimentation et d'invention. Il continue à tourner tout d'abord pour (se) donner du plaisir, mais aussi pour perpétuer un patrimoine. Et quel patrimoine... A eux seuls, Sun Ra et ses acolytes condensent un immense pan de l'histoire des musiques afro-américaines. Durant la soirée, le public sera emporté de dérives free à des incantations soul en passant par du swing détonnant, des percussions quasi tribales et des ambiances futuristes (grâce à l'EWI, un instrument à vent électronique, de Marshall Allen). Un grand moment donc et qui m'incite à défricher à nouveau une gigantesque discographie. Quelques exemples d'excellents disques : Sleeping Beauty (1979), Landiquity (1978), Angels and Demons at Play (1960)...
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samedi 3 juillet 2010

Toujours à l'horizon...

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... Des soleils qui s'inclinent...
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vendredi 2 juillet 2010

La colère de Dieu

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"À Sa Majesté le roi Philippe d'Espagne et fils de Charles l'Invincible,
Lope de Aguirre, le dernier de ses sujets, vieux chrétien, issu d'ancêtres
d'humble condition, hidalgo, natif de la ville d'Oñate, en Biscaye,
dans le royaume d'Espagne.


DANS MA JEUNESSE, j'ai traversé l'Océan et j'ai été au Pérou pour m'élever par la carrière des armes et accomplir le devoir imposé à tout homme de bien. Ainsi pendant vingt-quatre ans, je n'ai cessé de te rendre de nombreux services dans la conquête du Pérou et dans les établissements fondés en ton nom; c'est surtout dans les batailles et les combats livrés sous ton drapeau que je t'ai servi de toutes mes forces et de toutes mes facultés, sans jamais importuner tes officiers pour aucun salaire, ce dont feront foi les registres royaux. Je pense, très excellent Roi et Seigneur, – quoique tu ne l'aies pas été pour moi et mes compagnons, ingrat et cruel comme tu le fus à l'égard des loyaux services que tu as reçus de nous –, qu'il doit y avoir tromperie quelque part de ceux qui t’écrivent de cette partie des Indes et qui profitent ainsi de son extrême éloignement. Je te donne avis, Roi d'Espagne, de ce que tu as à faire pour la justice et le bon droit, relativement aux fidèles vassaux que tu as dans ce pays, quoique moi-même, lassé des cruautés dont se rendent coupables tes auditeuteurs, vice-rois et gouverneurs, je me sois affranchi de ton vassalage, moi et mes compagnons (je les nommerai plus tard), en reniant notre patrie, l’Espagne; en suite de quoi nous avons juré de te faire, dans ce pays, une guerre acharnée, aussi longtemps que nos forces y pourront suffire. La seule cause de notre conduite, sache-le, Roi et Seigneur, est que nous ne pouvons endurer les impôts écrasants, les ordonnances et les mauvais traitements dont nous accablent tes ministres, qui, pour favoriser leurs parents et leurs créatures, nous ont arraché notre gloire, notre vie et notre honneur: c'est pitié, ô Roi!, que de voir les mauvais traitements qu'ils nous ont fait subir. Je suis privé de ma jambe droite par suite des coups d'arquebuse que j'ai reçus dans la bataille de Chucuniga, auprès du maréchal Alonso de Alvarado, en accourant à ton appel et en combattant Francisco Hernández Girón, révolté contre toi, comme nous le sommes aujourd'hui, moi et mes compagnons, et comme nous le serons jusqu'à la mort. Nous nous sommes déjà soulevés de fait dans cet Etat, car tu as été cruel et tu as violé ta foi et tes serments. Nous regardons ici tes grâces comme moins dignes de foi que les ouvrages de Martin Luther, et ton vice-roi, le marquis de Cañete, n'est à nos yeux qu'un homme luxurieux; poussé par une perverse ambition, et un tyran. Il a mis à mort Martín de Robles, qui s'était signalé à ton service, Alvaro Tomás Vázquez, le conquérant du Pérou, le malheureux Alonso Díaz, qui, dans la découverte de cet Etat, a éprouvé plus de fatigues que les compagnons de Moïse au désert, et Piedrahita, vaillant capitaine, qui a vu bien des batailles en combattant sous ton drapeau. A Pucara, ce furent eux qui te donnèrent la victoire, car s'ils n'avaient pas pris ton parti, Francisco Hernández serait aujourd'hui roi du Pérou. Ne fais point cas des services que, dans leurs lettres, tes auditeurs prétendent t'avoir rendus, car c'est une bien grande dérision de leur part que d'appeler service le gaspillage de huit mille pesos de ton trésor royal, dévorés par leurs vices et leurs infamies. Donne-leur le châtiment que mérite leur si évidente perversité. Songe bien à ceci Roi d'Espagne, pour n'être point cruel et ingrat envers tes vassaux: c'est que, pendant que vous jouissiez, ton père et toi, de la paix la plus profonde, au sein de tes Etats de Castille, ils t'ont donné, au prix de leur sang et de leurs biens, les royaumes et les provinces immenses que tu possèdes dans ces contrées; songe, Roi et Seigneur, que tu ne peux, en bonne justice, retirer aucun profit de ces contrées où tu n'as jamais rien aventuré, avant d'avoir indemnisé ceux qui y ont essuyé tant de fatigues et qui y ont sué leur sang.

JE SUIS CERTAIN que peu de rois vont en enfer, parce qu'ils sont en petit nombre; si vous étiez nombreux, aucun ne pourrait aller au ciel, car je pense que vous y seriez pires que des démons, vous dont la soif, la faim et l’ambition ne sont satisfaites que par le sang humain; mais rien ne me surprend en vous qui vous dites innocents comme des enfants: l'innocent est un fou et votre gouvernement n'est que vent. Moi et mes deux cents arquebusiers, mes "Maragnons”, conquérants et nobles gentilshommes, faisons un seul vœu devant Dieu, c'est de mettre à mort tous tes ministres, car je sais déjà jusqu'où va ta clémence; et nous nous trouvons aujourd'hui les plus heureux des hommes d'être, dans cette contrée de l’Inde, les dépositaires de la foi et des commandements de Dieu, dans leur pure intégrité, et d'être, en notre qualité de bons chrétiens, les apôtres des doctrines de notre sainte mère l’Eglise romaine; aussi aspirons-nous, quoique pécheurs dans cette vie, à recevoir le martyre en témoignage des vérités divines.

EN QUITTANT le fleuve des Amazones qu'on appelle aussi le Maragnon, dans une île nommée la Marguerite, et habitée par des chrétiens, nous vîmes quelques relations venues d’Espagne, qui nous apprirent le grand schisme des luthériens qui y a éclaté. Nous en ressentîmes tant d'étonnement et une telle crainte, que je fis massacrer un Allemand nommé Monteverde, qui se trouvait parmi nous. L'avenir décidera du châtiment des républiques, mais, sois convaincu, noble Monarque, que, Partout où je serai, je maintiendrai tout le monde dans la foi intacte du Christ. Dans ces contrées, la corruption des moines, spécialement, est si grande qu'il convient que ta colère et ton châtiment en fassent justice, car il n'y a pas un seul d'entre eux qui ne s'imagine avoir l'importance au moins d'un gouverneur. Songe, ô Roi !. à ne pas ajouter foi à leurs paroles : s'ils versent des larmes là-bas, aux pieds de ta royale personne, c'est afin de venir ici donner des ordres. Veux-tu savoir quelle est leur conduite aux Indes: dans le but de se procurer des marchandises et d'acquérir des biens temporels, ils font le trafic des sacrements de l'Eglise; ils sont les ennemis des pauvres, avares, ambitieux gloutons et orgueilleux, de sorte que quelque inférieur que soit un moine il a la prétention de régir et gouverner. Apporte un prompt remède à cela, Roi et Seigneur, car les mauvais exemples qui résultent de toutes ces choses empêchent que la foi ne se propage et s'imprime dans l'esprit des naturels; et je dis, en outre, que si la dissolution continue à régner parmi les moines, les scandales ne cesseront point.

SI MOI ET MES COMPAGNONS nous avons résolu de mourir pour la juste raison qui est la nôtre, ô grand Roi !, toi seul as été la cause de tout cela et d'autres maux encore, pour n'avoir pris aucun souci des souffrances de tes sujets et n’avoir point reconnu tous les bienfaits que tu leur dois. Si tu ne jettes pas tes regards sur eux et si tu laisses faire tes auditeurs, jamais on ne parviendra à un bon résultat dans le gouvernement. Mon intention n'est pas de te présenter des témoins, mais de te donner connaissance de ce qui suit: chacun de tes auditeurs a par année quatre mille pesos d'appointements et huit mille pour les frais de sa charge, et au bout de trois ans chacun d'eux possède soixante mille pesos en économies, des terres et des héritages. Si au moins, avec tout cela, ils se contentaient d'être servis comme des hommes et n'exigeaient pas de nous autre chose, ce ne serait que demi-mal pour nous ; mais pour nos péchés, ils veulent que partout où nous les rencontrons nous nous mettions à genoux et nous les adorions comme Nabuchodonosor. Cela est intolérable pour un homme comme moi, couvert de blessures et mutilé sous tes drapeaux, ainsi que pour mes vieux compagnons, dont les forces se sont usées aussi en te servant. Je dois t'engager à ne point placer ta confiance dans de tels hommes de loi et t'avertir que le service de ton royaume souffre de ta négligence entre les mains de ces gens-là, dont la seule occupation est de bien marier leurs fils et leurs filles. C'est tout ce qu'ils savent faire, aussi, leur proverbe le plus commun est-il: “à tort ou raison bien grandit notre maison”. En outre, les moines ne veulent instruire aucun Indien pauvre et se sont installés dans les meilleures commanderies du Pérou. Leur vie est vraiment rigoureuse et pénible, car chacun d'eux, dans le but de faire pénitence, a, dans ses cuisines, une douzaine de garçons, qui sont chargés de pêcher du poisson et de tuer des perdrix ou d'apporter des fruits; enfin toute la commanderie n’a d’autre chose à faire qu’à s’occuper d’eux.

JE TE JURE, Roi et Seigneur, par ma foi de chrétien, que si tu ne remédies à toutes les iniquités de ce pays, une calamité te viendra du ciel; je ne veux que te dire la vérité, car moi et mes compagnons nous n’attendons ni n’attendons rien de toi. Ç’a été une bien grande calamité que ton père, César et empereur par le courage des Espagnols, ait conquis la Germanie et ai perdu tant d'argent, produit par ces Indes que nous avons découvertes, tandis que tu ne prends aucun souci de notre vieillesse et de notre lassitude, au point qu'un jour nous mourrons de faim.

SACHE, PUISSANT ROI, que nous voyons d'ici que tu as conquis l'Allemagne par les armes, mais que l’Allemagne a conquis l’Espagne par la corruption. Aussi, nous trouvons-nous ici beaucoup plus heureux avec du maïs et de l'eau, par cela seul que nous sommes loin de ces égarements funestes, que ne le sont, avec leurs festins, ceux qui sont tombés dans ces erreurs. Que la guerre continue là où elle a commencé à s'allumer parmi les hommes, mais, en tout temps et au sein de l'adversité, nous ne cesserons jamais d'être soumis et de nous conformer aux préceptes de la sainte Eglise romaine. Nous ne pouvons croire, puissant Roi et Seigneur, que tu sois si cruel pour des vassaux aussi loyaux que ceux que tu as dans ces contrées; mais nous pensons que tes injustes auditeurs et ministres n'agissent pas selon tes ordres. Je dis cela, puissant Roi et Seigneur, parce qu'à deux lieues de Lima on découvrit auprès de la mer une lagune, où par la volonté de la Providence quelques poissons s'étaient multipliés. Les pervers auditeurs et les officiers de ta royale personne, afin de s'approprier le poisson pour leurs festins et orgies, affermèrent la lagune en ton nom, voulant nous faire croire que telle était ta volonté, comme si nous étions des insensés. Mais, s'il en est ainsi, Seigneur, laisse-nous pêcher quelques poissons, nous le demandons parce que nous avons contribué à cette découverte; et d'ailleurs, le roi de Castille a-t-il besoin des quatre cents pesos qui sont le prix de sa rente? Illustre Monarque, nous ne te demandons, en récompense, rien qui vienne de Cordoue, de Séville, de Valladolid, ni d'aucune partie de l’Espagne, qui est ton patrimoine; mais permets que des infortunés, épuisés par les fatigues, se nourrissent avec les fruits et les produits de ce pays; et songe, ô Roi, qu'il y a pour tous un Dieu, une égale récompense et un même châtiment, le paradis et l'enfer.

DANS L'ANNÉE 59, le marquis de Cañete donna à Pedro de Ursúa, naturel de Navarre, le commandement de l'expédition de découverte sur le fleuve des Amazones, que l'on appelle aussi l'expédition d'Omagua. A vrai dire, on n'entreprit la construction des navires que dans l'année 60, en la province des Motilones, qui limite le Pérou. Les Indiens s'y nomment Motilones, parce qu'ils ont les cheveux rasés. La région étant humide, lorsqu'on lança les navires à l'eau, la plupart d'entr'eux se brisèrent; nous construisîmes des barques et nous abandonnâmes les chevaux et toutes sortes de biens, après quoi nous nous laissâmes aller au cours du fleuve, non sans courir de graves dangers. Nous rencontrâmes les plus larges rivières du Pérou, de sorte que nous étions dans un vrai golfe d'eau douce, et nous parcourûmes d'une traite trois cents lieues, au bout desquelles nous débarquâmes pour la première fois depuis notre départ. Le gouverneur fut si pervers, si ambitieux et si négligent que nous ne pûmes le supporter; comme il est impossible de raconter tous ses méfaits, et comme je désire en outre m'en tenir à ce qui me regarde et fixer la part que j’ai prise à tout ces actes, part que tu rechercheras ô Roi et Seigneur, je dirai en peu de mots que nous le tuâmes sans plus tarder; après quoi nous élûmes pour notre roi un jeune gentilhomme de Séville, nommé don Fernando de Guzmán, et nous lui prêtâmes serment en cette qualité comme ta royale Personne le verra d'après les signatures de tous ceux qui prirent part à cette action, signatures qui sont restées à l'île Marguerite. On me nomma mestrie de camp, et comme je n'approuvais pas l'arrogance et les cruautés des autres, on voulu me tuer; mais je tuai le nouveau roi, le capitaine de sa garde, le lieutenant général, quatre capitaines, son majordome, l'ecclésiastique qui était son aumônier, une femme qui faisait partie de leur ligue, un commandeur de Rhodes, l'amiral, deux porte-étendards et cinq autres de leurs amis; tout cela dans l'intention de pousser la guerre avec vigueur et de mourir, s'il le fallait, pour nous venger des cruautés dont tes ministres nous accablent. Je nommai de nouveaux capitaines et un sergent-major: ils voulurent me tuer, je les fis tous pendre. Tout en suivant le cours du fleuve Maragnon, au milieu de ces assassinats et de ces malheurs, nous mîmes dix mois et demi pour arriver à l'embouchure du fleuve et pénétrer dans la mer. Nous voyageâmes pendant cent jours, ni plus ni moins, sur une distance de mille cinq cents lieues. Le fleuve est large et rapide; son embouchure a quatre-vingts lieues de large et l'eau y est douce; il ne se divise pas en un grand nombre de bras et de bas-fonds, comme on le prétend; il traverse huit cents lieues de désert, sans aucune espèce d'habitation, comme ta Majesté le verra d'après un récit très véridique que nous avons rédigé. Dans le trajet que nous fîmes, nous rencontrâmes plus de six mille îles. Dieu seul sait comment nous sommes sortis de ce lac de dangers!

JE TE RECOMMANDE, Roi et Seigneur, de ne jamais donner ordre, ni ne jamais permettre qu'aucune flotte suive le cours d'un fleuve si maudit; parce que, par ma foi de chrétien, je te jure que si cent mille hommes fussen t venus, pas un seul n'eût échappé à cause de la fausseté des récits et des informations: il n'y a tout au long du fleuve que des sujets de désespoir, surtout pour des Espagnols fraîchement venus d’Europe.

LES CAPITAINES ET OFFICIERS qui m'entourent et qui, par les offenses qu'ils ont subies, jurent de mourir dans l'accomplissement de leur dessein, sont: juan Gerónimo de Espínola, génois, capitaine d'infanterie, l'amiral juan Gómez, Cristóbal García, capitaine d'infanterie, les deux Andalous, capitaines de cavalerie, Diego Tirado, auquel, Roi et Seigneur, les auditeurs ont outrageusement enlevé les Indiens qu'il avait gagnés la lance à la main, et le capitaine de ma garde, Roberto de Lozaya, son porte-étendard Nuño Hernández, valencien, Juan López de Ayala, de Cuenca, le payeur, le porte-étendard général Blas Gutiérrez, conquérant âgé de 27 ans et natif de Séville, Custódio Hernández (Fernandes), porte-drapeau portugais, Diego de Torres, porte-drapeau navarrais, le sergent Pedro Rodríguez Viso, Diego de Figueroa, Cristóbal Rodríguez, Pedro de Rojas, natif d'Andalousie, Juan de Salcedo, porte-étendard de cavalerie, Bartolomé Sánchez Paniagua, capitaine des alguazils, Diego Sánchez Bilbao, pourvoyeur, et un grand nombre d'autres hidalgos de cette troupe. Tous prient Dieu notre seigneur qu'il te comble toujours de nouvelles faveurs, qu'il te fasse sortir avec bonheur de tes guerres avec le Turc, le Français et tous les autres qui pourraient vouloir t'attaquer dans les contrées que tu habites; mais qu'ici Dieu nous fasse la grâce que nous puissions conquérir, l'épée à la main, la récompense qui nous est due, puisqu'on a refusé de nous faire justice.

Fils de vassaux qui te furent fidèles dans la province de Biscaye, je serai rebelle jusqu'à la mort à cause de ton ingratitude.

Lope de Aguirre, le vagabond"