vendredi 20 février 2015

On ne sort pas du cercle des corps







Dans La moindre des choses (1996), Nicolas Philibert filme les répétitions de la pièce Opérette de Witold Gombrowicz par les patients et soignants de la clinique de La Borde, haut-lieu de la psychothérapie institutionnelle. Il faut voir et revoir ce film car dans sa modestie, il donne à voir et ressentir ce que le cinéma dit documentaire peut offrir de plus puissant : une approche respectueuse (et drôle, et émouvante) de l'altérité, une conversation entre filmé, filmant et spectateur, une mise en scène prise en charge à la fois par les "acteurs"" et le cinéaste et ce n'est pas rien, une réflexion sur ce que nous sommes. Aussi, ce film démontre comme rarement à quel point l'hétérotopie (au sens où l'entend Foucault dans son texte Des espaces autres, 1984) est un concept clé pour aborder le cinéma documentaire : espace autre de la toile et de la salle de projection, espace autre de l'institution - qui de surcroit n'est pas n'importe lequel des centres psychiatriques - où déambulent les aliénés, espace autre du lieu de tournage où se passe ce qui ne se serait pas passé ou se serait passé autrement si la caméra n'avait pas été là, espace autre car le film suit les répétitions et préparatifs d'une pièce de théâtre.

Divers textes ont été écrits au sujet de ce film important. On livre un extrait du passionnant "Entre nous" de Jean-Louis Comolli, paru dans le n° 45-46 (2002) d'Images documentaires et repris dans Voir et pouvoir. L'innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire (Verdier, 2004, pp. 634-647) :

"Le ressort de l'opération cinématographique est de mettre en question - en doute - notre capacité de voir et d'entendre : de nous ouvrir à une perception des êtres et des choses du monde que nous n'avons pas toujours dans la vie ordinaire, dans la mesure où notre perception est organisée, informée, déterminée en grande partie par les schèmes idéologiques qui circulent, et dans le cas précis par la manière dont chaque société traite ses "cas limites". Au cinéma, nous le savons, il n'y a pas de "cas limites". Ou alors, tout "cas" est "limite", ce qui revient au même. Il n'y a pas plus d'étrangeté à filmer celui qui sait que celui qui ne sait pas, celui qui erre que celui qui n'erre pas, Philibert filme chaque être et chaque chose comme non étrangère. Il est clair que le film que nous venons de voir aurait été impossible s'il y avait eu dans l'esprit de ceux qui l'ont fait un schéma quelconque de répression de "la folie", voire de méfiance à l'endroit d'une altérité problématique. Mais le cinéma lui-même, c'est ce que je tente de dire, n'est pas "répressif", il est même fait pour accueillir ce que les sociétés prétendent rejeter. C'est bien parce que que ce schéma répressif a été évacué, c'est bien parce que l'appareil de savoir sur la psychiatrie ou sur la folie dont nous sommes plus ou moins les porteurs, si ce n'est les agents, a été mis de côté, c'est bien parce que ceux qui ont fait le film se sont débarrassés du bagage des préjugés et des idées reçues sur "la folie", qu'ils ont filmé les pensionnaires de La Borde comme des hommes parmi d'autres. Mais s'ils ont pu se décharger de tout cela, c'est que le cinéma leur dictait sa loi : les corps filmés, quels que soient leur identité, leur pouvoir, leurs idées, leurs souffrances, sont d'abord des corps reliés à la machine par laquelle d'autres corps les filment en vue d'être confrontés, toujours par l'entremise de machines, aux corps spectateurs. On ne sort pas du cercle des corps."

dimanche 15 février 2015

Le geste cinématographique


Ce dimanche soir à 20.00, au local B9 de l'école supérieure des arts Saint-Luc à Liège, Patrick Leboutte exposera sa vision du 7e art lors d'une rencontre dédiée au "geste cinématographique". Critique, marcheur, enseignant, pilier des Rencontres de Laignes, Patrick Leboutte est également l'éditeur du Geste cinématographique (aux éditions Montparnasse), indispensable collection où l'on retrouve pêle-mêle les films de Jean Rouch, Jean-Louis Comolli, Robert Flaherty, Rithy Panh, Fernand Deligny, Denis Gheerbrant, et bien d'autres.

Voici comment l'intéressé présente son intervention : 

" Partir, au plus loin comme au plus proche, enregistrer d'autres gestes, d'autres corps, d'autres décors, d'autres savoirs, puis revenir ensuite pour transmettre cette expérience du monde aux spectateurs : ce mouvement définit traditionnellement la vocation du cinéma documentaire, art de rendre compte de la réalité à partir de la réalité même, sans artifices. Pour ma part, j'attends davantage du cinéma : qu'il ne se contente pas de filmer le monde tel qu'il serait, mais qu'il fasse voir au-delà; qu'il ne l'entérine pas, qu'il ne s'en contente pas, mais qu'il l'interroge, l'interprète, le mette en forme, le reconstruise, m'offrant de me situer personnellement face à lui. La vérité documentaire tient dans ce geste-là, elle est la vérité du cinéma : art de faire apparaître ce que nul encore n'avait perçu, expression de la relation particulière qui lie un cinéaste au monde, un monde toujours à constituer, au départ de soi, comme on le voit, comme on se voit ". (Patrick Leboutte)

On en profite pour mentionner l'excellent blog de JC Tatum Le vieux monde qui n'en finit pas, blog sur lequel viennent d'être publiés les films préférés en 2014 par Patrick Leboutte, blog qu'on explorera par ailleurs avec grand profit.

En attendant, et en guise d'apéritif pour ce soir, voici le texte de Patrick Leboutte, adressé donc à JC Tatum : 

" Cher JC,
Qu’elle est difficile, ta question: nos films de l’année. Comment y répondre quand comme toi (du côté d’Allaire) ou comme moi, à Liège, pareillement otages des monopoles locaux, quand bien même se rhabilleraient-ils "art et essai", on ne voit plus rien. La voilà, la vraie question: comment fait-on pour vivre dans la nuit, dans l’obscurité, à l'entrée d’un tunnel provisoirement sans fin, dont je crains qu’à nos âges, nous ne puissions espérer voir le terme, nous qui venons du cinéma, des trois lumières, l’image, les corps, les sons ? Un de tes contributeurs a parlé récemment d’ébranlement. Il avait raison. À quel moment, dans quel film, même venu de nulle part, une forme cinématographique a-t-elle rencontré mes propres interrogations, mes inquiétudes, ma situation dans ce monde-ci ? Voici la liste des films qui m’ont "ébranlé" cette année, sans commentaires, à tes lecteurs de se renseigner.

1. Feng ai [À la folie], Wang Bing (Chine, 2013)
2. Coffret Epstein, « Poèmes bretons » (1928-1948) (Éditions Potemkine)
3. La corde du diable, Sophie Bruneau (Belgique, 2014)
4. Les tourmentes, Pierre-Yves Vandeweerd (France-Belgique, 2014)
5. L’art de s’égarer, Boris Lehman (Belgique, 2012)
6. P’tit Quinquin, Bruno Dumont (France, 2014)
7. Juste avant la guerre, Yvan Petit (France, 2014)
8. L’œil du cyclope, Jen Debauche (Belgique, 2014)
et Rond est le monde, Olivier Dekegel (Belgique, 2014)
9. Films de mes amis, parce que notre histoire est sans fin: On a rêvé, Denis Gheeerbrant, 2014 ~ Se battre, Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, 2014 ~ Le Pédalogue, Alain et Washtie Comte (série en cours depuis quinze ans) ~ Pas son genre, Lucas Belvaux, 2013
10. « Pour la suite du monde » : Marianne Amaré, travaux en cours, 2015, 2016, 2017...
~
Et par ailleurs, picorés cette année dans l'histoire du cinéma

Der Neue Schreibtisch (Le nouveau bureau), Karl Valentin, 1914
(hommage à David Legrand, artiste, ma rencontre cinématographique de l'année)
Day of the Outlaw (La chevauchée des bannis), André de Toth, 1959
(hommage au Cercle du Laveu, la plus belle salle de Liège,
un cinéma Nova mosan en puissance, puissent-ils se le dire...)
Matti da slegare (Fous à délier), Marco Bellocchio and co, 1975
(Hommage à Matthias Chouquer et Théodora Olivi, âmes damnées du cinéma Eldorado de Dijon,
la meilleure salle de France, c'est évident)
Un beau jardin, par exemple, Jean-Pierre Duret, 1986
(Hommage à mes grands-parents, eux d'où je viens)

 PS pour mes amis découvrant ce mail : voir le blog ..."

mardi 3 février 2015

Le terril (26)


Certaines grottes ornées étaient ouvertes au public depuis des décennies, mais les hommes, fronceurs de sourcils obtus, n'y voyaient rien. Et puis ce sont des enfants qui ont levé le doigt et obligé les sceptiques. La fille d'un marquis, des adolescents chiquant et portant bérets se sont faufilés le long des parois et ont inventé nos origines. Avant qu'à leur tour, leur regard s'obscurcisse. Mais d'autres voyants naissent et naîtront encore et toujours. Je fais un pari : les naufragés du regard que nous sommes seront toujours contredits.
Certains jours, j'entraîne là-haut ces petits découvreurs. Ils courent, trébuchent, me marchent sur les pieds, se pendent à mon sac aussi et me font ployer sous leur poids. Si je ressens parfois de la lassitude face à ces versions imprévisibles d'eux-mêmes, je fais confiance à leur don. Je les écoute, je prends des notes. De leurs yeux avides, ils m'indiquent d'autres formes, d'autres ancrages, d'autres propensions. Les lisières du monde ne sont désormais plus des horizons.
En avant.

dimanche 1 février 2015

Devenir ciel









Les animaux de distance de Paz Boïra (Fremok) évoque une rencontre, un voyage où l'animal apparaît comme le guide et le gardien d'un monde, celui des taillis, qui est peut-être celui de nos rêves. Avec ses belles illustrations qui sont autant de fenêtres vers des lointains (si proches soient-ils), le livre fascine, interroge et rappelle aussi bien le maître récit de Lewis Carroll que ce texte talisman qui ouvre Le versant animal (Bayard) de Jean-Christophe Bailly, et dont on ne peut s'empêcher de livrer quelques lignes ici : 

"Or ce qui m'est arrivé cette nuit-là et qui sur l'instant m'a ému jusqu'aux larmes, c'était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c'était la pensée qu'il n'y a pas de règne, ni de l'homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. Le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne et nous y étions seuls l'un et l'autre. Mais dans l'intervalle de cette poursuite, ce que j'avais touché justement, j'en suis sûr, c'était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant donc qui donnait sur un autre monde. Une vision, rien qu'une vision - le "pur jailli" d'une bête hors des taillis - mais plus nette qu'aucune pensée."