mercredi 26 août 2009

Objets, sons et écoute

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Olivier Toulemonde est un musicien improvisateur français qui réside actuellement à Bruxelles. La curiosité, la liberté de pratique et la capacité d'écoute qui l'animent l'ont notamment amené à abandonner son premier instrument, le saxophone, pour divers objets quotidiens (fouets de cuisine, verres en plastique, blocs de polystyrène, billes, plateaux, antennes CB, ressorts...) dont il exploite les propriétés acoustiques avec une grande inventivité. Parfois, il emploie un ensemble électroacoustique composé de longs ressorts et de fils tendus. Il s'investit enfin dans l'enregistrement de terrain (il a d'ailleurs animé un stage dernièrement pour l'Association vu d'un Oeuf).
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On a déjà croisé sa route plusieurs fois : à Liège avec la saxophoniste Christine Sehnaoui et le tromboniste Mathias Forge (on en parlait ici), mais aussi l'année passée au festival NPAI pour une performance fascinante : Sismographe. Pour cette dernière, le musicien exploite les nombreuses et subtiles variations sonores de divers objets, tandis que, dans la pénombre, la danseuse Yukiko Nakamura, tel un spectre lent et possédé, passe à travers la foule inquiète, se contorsionne et s'étale, nue et fragile. La scène est également rythmée par la projection successive sur tous les murs de la salle des signes abstraits tracés au fur et à mesure par le dessinateur Nicolas Desmarchelier. Un ballet captivant durant lequel pour reprendre leurs propres mots :
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"L’un projette le son, l’une est corps, l’autre dessine.
Du son au trait, le geste oscille.
Interférence et confusion des signes.

L’un, l’une et l’autre autonomes se rejoignent
aux creux des sons,
dans les plis de la peau,
de la page.
Interférence et confusion des signes.
Le geste oscille
."
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Enfin, le samedi 9 août dernier, on l'aura vu à la Cellule 133 (lors d'un concert organisé par Jean-Michel Van Schouwburg) en compagnie de la pianiste Marjolaine Charbin, de Sebastian Lexer (au piano et au laptop) et du saxophoniste Frans Van Isacker. Encore plus que pour les précédents, on aura remarqué pour les sets de cette soirée une volonté d'écoute et d'attente remarquable entre les artistes. L'utilisation iconoclaste du piano, les sons étranges des ustensiles s'interpénètrent petit à petit pour créer un réseau de significations sonores interpellant et touchant à la fois.
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Enfin, je découvre avec beaucoup de plaisir Rocca, enregistré en duo avec la chanteuse Agnès Palier (Creative Sources, 2005). Un album formidable où les improvisations vocales rivalisent d'intensité avec les chuintements, frottements et divers accidents sonores contrôlés de Toulemonde. Souvent, on entend se construire ce qui ressemble à une rage intériorisée, qui peine à être évacuée et qui a du coup des effets toniques sur l'auditeur. Bref, une musique, des sons, c'est comme on le préfère, rares, qui avancent, vivent, expérimentent, sans oublier de toucher les sens.
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A Bruxelles, dans les semaines à venir, Olivier Toulemonde sera en résidence au QO-2 du 1 au 13 septembre et à Zennestraat 17 les 24 et 25 octobre.
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mardi 25 août 2009

Lois strictes

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"Et le monde, changeait-il ? Non. L'image hivernale peut venir recouvrir le monde estival ; de l'hiver on peut passer au printemps ; mais le visage de la terre est resté le même. Il met et quitte des masques, il fronce et défronce son grand beau front, il sourit ou se fâche, mais il reste toujours le même. Il aime le fard, il se peint tantôt en couleurs vives, tantôt mates, tantôt il rougeoie, tantôt il est pâle ; il n'est jamais tout à fait le même, il change toujours un peu et pourtant il reste toujours identique, dans la vie et l'inquiétude. De ses yeux il fulgure des éclairs et de sa voix puissante il tonne le tonnerre, il pleure la pluie en cataractes et fait flotter sur ses lèvres le sourire de la neige propre et scintillante, mais dans les traits et les lignes de ce visage il n'y a que des traces infimes de changement. Parfois seulement, le frisson d'un tremblement de terre, une grêle, une inondation ou une éruption volcanique parcourt sa surface tranquille, ou bien il frémit et vibre intérieurement de quelques sensations et pulsations cosmiques ou telluriques ; mais il reste le même. Les régions restent les mêmes, certes les panoramas des villes s'étendent et s'arrondissent ; mais s'envoler à la recherche d'un autre lieu, d'une heure à l'autre, les villes ne le peuvent pas non plus. Fleuves et rivières coulent selon le même cours depuis des millénaires ; ils peuvent s'ensabler, mais ils ne sauraient se précipiter soudain par-dessus leurs lits pour s'élancer dans l'air léger et ouvert. L'eau est contrainte de frayer son chemin par des canaux et des cavernes. Couler et creuser est sa loi antique. Et les lacs s'étendent là où ils s'étendent depuis très, très longtemps. Ils ne bondissent pas vers le soleil et ne jouent pas à la balle comme des enfants. Quelquefois ils se rebellent et font s'entrechoquer avec des sifflements de colère leurs flots et leurs vagues, mais ils ne se transforment pas du matin au soir en nuages, ni du soir au matin en chevaux sauvages. Tout sur terre et dans la terre obéit à de belles lois strictes, comme les hommes.
Donc, c'était désormais l'hiver autour de la maison Tobler."
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Extrait de WALSER, Robert, Le commis, 1908, (traduit de l'allemand par Bernard Lortholary, 1985, Gallimard, pp. 171-172).
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lundi 24 août 2009

Radiant Mirror

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Quand l'album The Radiant Mirror de Chris Corsano et Mick Flower est sorti en 2006 (Textile Records), je ne m'imaginais pas qu'il prendrait une telle importance dans ma vie d'auditeur. Depuis, je l'ai écouté dans toutes sortes de circonstances : somnolant dans le train, dansant avec des amis, attentif et admiratif partout. Chaque fois, le même choc se reproduit dès les premières notes de Shaahi Baaja (un instrument à cordes électrifié d'origine indienne) de Mick Flower. La musique qu'il crée avec le batteur Chris Corsano (dont le jeu est époustouflant, comme d'habitude) résonne comme un mélange parfait, qui n'aurait rien d'une "fusion" sans saveur, de musiques indiennes hypnotiques, de free jazz ecstatique des années 60 et de psychédélisme. Les titres des morceaux "Earth", "Wind" et "Fire" induisent une appréhension quasi cosmologique de la matière sonore qui s'écoule, lumineuse et mouvante, en créant chez l'auditeur une sensation de joie et de plénitude. Les deux musiciens viennent de sortir The Four Aims, un nouvel album (VHF Records) que je me réjouis de découvrir.
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Enfin, je vais pouvoir assister à la naissance de ce petit miracle musical en direct. En effet, le duo joue ce mardi au Scheld'Apen à Anvers lors d'une soirée organisée par le label Ultra Eczema (qui vient d'ailleurs de sortir Another Dull Dawn, un nouvel album solo de Chris Corsano). En première partie, Spencer Clark présentera Monopoly Child Star Searchers, un de ses excellents projets solo.
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La photographie au-dessus est de Hrvoje Goluža. Ici, un entretien en français avec le duo et ci-dessous, un aperçu de leurs performances :
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vendredi 21 août 2009

Destin du génie

Rimbaud au Harar en 1883
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"Au Roi Ménélik
Lettre de Monsieur Rimbaud, négociant au Harar, à sa Majesté, Sa Majesté le roi Ménélik.

Majesté,
Comment vous portez-vous ? Veuillez agréer mes saluts dévoués et mes souhaits sincères.
Les choums, ou plutôt les chouftas, du Hararghé, refusent de me rendre les quatre mille thalaris qu'ils ont arrachés de mes caisses en votre nom, sous prétexte de prêt, il y a sept mois déjà.
Je vous ai déjà écrit trois fois à ce sujet.
Cet argent est la propriété de marchands français à la côte, ils me l'avaient envoyé pour commercer ici à leur compte, et à présent, ils m'ont pour cela saisi tout ce que j'ai à la côte, et ils veulent me retirer leur agence ici.
J'estime à deux mille thalaris la perte personnelle que me cause cette affaire. - Que voulez-vous me rendre de cette perte ?
En outre chaque mois je paie un pour cent d'intérêt sur cet argent, cela fait déjà 280 thalaris que j'ai payés de ma poche pour cette somme que vous me retenez, et chaque mois l'intérêt court.
Au nom de la justice, je vous prie de me faire rendre ces quatre mille thalaris au plus tôt, en bons thalaris comme j'ai prêté, et aussi tous les intérêts à 1% par mois, du jour du prêt au jour du remboursement.
Je fais un rapport de l'affaire à vos choums à Obok et à notre consul à Aden, afin qu'ils sachent comme nous sommes traités au Harar.
Prière de me répondre au plus tôt.

Harar, le 7 avril 1890.
RIMBAUD,
négociant français au Harar."
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Nécrologie d'Arthur Rimbaud parue le 6 décembre 1891 dans l'Echo de Paris :
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"On annonce la mort d'Arthur Rimbaud.
Il rentrait en France après une longue absence, pour se faire soigner d'une affection à la jambe contractée dans ses voyages. Il est mort en rade de Marseille. Son corps a été inhumé dans le cimetière de Charleville, le 23 novembre, au moment même où un incident rappelait à nouveau l'attention sur son nom et sur ses poésies, les Illuminations."
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vendredi 14 août 2009

Interstellar Space

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L'immense batteur Rashied Ali (1935-2009) a rejoint l'Interstellar Space ce 12 août. Il fut un des derniers accompagnateurs de John Coltrane et, à la mort de ce dernier, a perpétué le pan le plus mystique et enflammé de son héritage. Pas de lamentations ici. A la place, voici une sélection d'albums essentiels auxquels le musicien a indéniablement imprimé sa marque :
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. John Coltrane, Interstellar Space (Impulse!, 1967)
. Alan Shorter, Orgasm (Verve, 1968)
. Alice Coltrane, Universal Consciousness (Impulse!, 1971)
. Rashied Ali & Frank Lowe, Duo Exchange (Survival, 1973)
. Rashied Ali Quartet, New Directions in Modern Music (Survival, 1973)
. Charles Gayle, Touchin' On Trane (FMP, 1991)
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mercredi 12 août 2009

De l'heureuse pérennité du "Bruit"

John Cage, Variations III No. 14, 1992, Crown Point Press.
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"La musique à percussion est une révolution. Son et rythme ont été trop longtemps soumis aux restrictions de la musique du XIXe siècle. Nous luttons aujourd'hui pour leur émancipation. Demain, les oreilles pleines de musique électronique, nous entendrons la liberté.
Au lieu de nous donner des sons nouveaux, les compositeurs du XIXe siècle nous ont donné des arrangements sans fin de sons anciens. Nous avons branché des radios et toujours su quand nous étions tombés sur une symphonie. Le son a toujours été le même, et il ne s'est pas manifesté la moindre curiosité quant aux possibilités du rythme. Pour trouver des rythmes intéressants on a écouté du jazz.
Au stade actuel de la révolution, une saine anarchie se justifie. L'expérience doit nécessairement se poursuivre en tapant sur n'importe quoi - casseroles, bols à riz, tuyaux de fer -, tout ce qui tombe sous la main. Non seulement en tapant, mais en frottant, martelant, produisant des sons de toutes les manières possibles. En bref, il faut explorer les matériaux de la musique. Ce qu'on ne peut pas faire soi-même sera fait par les machines et les instruments électriques qu'on inventera.
Les objecteurs de conscience de la musique moderne tenteront, naturellement, n'importe quoi en fait de contre-révolution. Les musiciens n'admettront pas que nous faisons de la musique ; ils diront que nous nous intéressons à des effets superficiels, ou, tout au plus, imitons la musique orientale ou primitive. Les sons nouveaux ou originaux seront marqués "bruit". Mais notre réponse commune à toute critique doit être de continuer à travailler et à écouter, de faire de la musique avec les matériaux, son et rythme, qui lui reviennent, d'ignorer la structure encombrante, mal équilibrée des interdits musicaux. (...)"
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Cet extrait est issu du texte de John Cage But : Musique nouvelle, Danse nouvelle lui-même tiré d'une série d'articles intitulée La musique à percussion et ses rapports avec la danse moderne parue dans Dance Observer en 1939. Il a été écrit à Seattle où John Cage dirigeait alors un ensemble pour percussion. On peut trouver cette traduction dans le recueil de discours et écrits Silence, paru en langue originale en 1961 et en français en 1970 aux Editions Denoël. Ce classique du génial compositeur, à la frontière de l'essai, de la poésie et de la composition musicale, où l'on trouve des textes aussi bien sur Erik Satie, Marcel Duchamp que sur la danse ou la mycologie, a été réédité chez le même éditeur en 2004.
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lundi 10 août 2009

Chercheurs de sons

Boris Vian et son cor à gidouille.
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En 2004, Gérard Nicollet a publié un beau livre intitulé Les chercheurs de sons. Instruments inventés, machines musicales, sculptures et installations (Editions Alternatives). Cet ouvrage présente les créations de plus de 30 luthiers expérimentaux tels que Pierre Bastien, les frères Baschet ou Pierre Berthet. L'auteur s'est focalisé sur les machineries acoustiques, mettant de côté les inventions issues des développements de l'informatique. L'univers sonore et atypique ainsi envisagé montre que la douce folie d'inventeurs et techniciens visionnaires, de Léonard de Vinci à Léon Theremin, de Harry Partch à John Cage, n'est pas près de disparaître.
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Le monde des "chercheurs de sons" est tellement vaste que Nicollet en a fait un blog fourmillant d'informations : galeries photos, liens vers des sites de luthiers... Pour pénétrer plus avant ce domaine, voir notamment le livre de Max Vandervorst Nouvelles lutheries sauvages (également aux éditions Alternatives, 2006) où est décrit le mode de fabrication de plusieurs instruments "pataphoniques" et, enfin, le CD Gravikords, Whirlies and Pyrophones : Experimental Musical Instruments (Ellipsis Arts, 1997) que nous avait renseigné Globe Glauber à l'occasion de l'excellent concert de Ken Butler lors du dernier festival Kraak.
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A propos de ce dernier artiste, voir cette vidéo :
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Le concert de Manu Holterbach et Pierre Berthet au Q-O2 ce 21 septembre sera l'occasion de découvrir in situ ce type d'instruments.
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dimanche 9 août 2009

Pressés

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"Ils manquent de temps pour eux, ils ont peur d'être seuls,
mais ils avalent goulûment l'histoire, les disparus, le réel et les images,
en arrosant avec l'urine bicolore des déesses
dont le sang menstruel coule dans les livres de voyage,
ils se hâtent d'avaler les phénomènes du jour, sans don d'aucune révélation,
et ainsi se recouvrent de masques avec une paralysante cohérence,
ils sont toujours en manque de biens, de bornes et d'habitudes
avec leur fringale omnivore d'explications pour tout,
et lorsque sonne l'heure de leur extinction
ils sont là, gavés de leur destin,
alors que dieu, peut-être, n'est que le spectateur d'espaces vides
et qui ne sont pas destinés à être remplis..."
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Vladimir Holan, Pressés (du recueil Vers l'avant, 1943-48), dans l'Anthologie de la poésie tchèque contemporaine. 1945-2000, Paris, Gallimard, 2002, p. 47.
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jeudi 6 août 2009

Je n'ai pas de mains qui me caressent le visage

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Une récente visite au Musée de la Photographie à Charleroi et un visionnage en cours de l'excellent coffret Contacts (Arte) m'ont permis de découvrir le travail de Mario Giacomelli. Les photographies ci-dessus sont issues d'une série intitulée Io non ho mani che mi accarezzino il volto. Datant des années 1950, cette dernière contraste avec les premières productions de l'artiste : images rudes de résidents d'asiles, de malades attendant un quelconque miracle à Lourdes ou de paysages aux lourds sillons. Ces jeunes séminaristes jouent dans le blanc. Neige ou procédé technique ? Peu importe... Pureté, innocence, mais pourtant, personne ne caressera leur visage.
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mercredi 5 août 2009

A voix basse

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L'année passée, A voix basse, livre d'entretiens de Frank Médioni avec la contrebassiste Joëlle Léandre, est paru aux éditions MF. Le parcours de cette grande musicienne est intéressant à plus d'un titre. De formation classique, elle aura d'abord passé des années à jouer les partitions des autres (du baroque à la musique contemporaine), avant de se lancer dans la composition et l'aventure de l'improvisation. Cela l'aura amenée à jouer dans des orchestres dirigés par Leonard Bernstein, à fréquenter John Cage ou Giacinto Scelsi (qui ont écrit des pièces pour elle), à cotoyer dans le monde entier les plus grandes figures du free jazz et de l'improvisation (la liste est longue : Derek Bailey, Anthony Braxton, George Lewis...), et à collaborer avec les milieux du théâtre et de la danse.
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Il ne s'agit pas exactement d'entretiens, puisque les questions ont été éliminées et les réponses regroupées d'après des thèmes pertinents (Sons/Leçons, Influences/Confluences, Base/Basse, Improvisation/Composition, Nomade/Monade, Sillons/Microsillons, Poétique/Politique). Ce procédé permet de laisser libre cours à la fougue verbale d'une artiste passionnée doublée d'une grande pédagogue. Il faut dire que Joëlle Léandre dirige des ateliers et leçons depuis des années. On apprend beaucoup dans ces textes, sur la contrebassiste, mais aussi, ce qui est peut-être encore plus intéressant, sur la nature de l'improvisation.
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Extrait :
"L'improvisation, c'est une musique qui ne s'écrit pas, elle se joue. Elle se pratique seul ou en groupe. C'est une musique de l'instant, sans crayon ni gomme, une conversation intime d'une mémoire forte et fragile. Chacun son éducation, chacun sa culture. Et puis on apprend la vie. C'est une musique mouvante, en mouvement comme l'homme. Un moment unique et vrai. Tant pis pour les ratages, c'est inclus aussi, cela fait partie du jeu ! C'est une aventure et un partage avec les musiciens, c'est une voyage dans le présent et dans le temps. On joue, chacun, chacune bien différente évidemment, avec sa vie, son histoire, ses goûts, ses choix. L'improvisation, c'est une rencontre précise et précieuse, mais aussi une musique d'individus qui ont choisi leur chemin, leur liberté et qui prennent tous les risques. Bref, je crois que l'improvisation, c'est de la vie. Tout est en vibration. L'improvisation ne se plie pas à la notion d'oeuvre, d'"objet fini", mais se contente du caractère indéterminé de sa structure, par sa durée ou sa forme. Cette rencontre se fait, se défait, elle est fugitive et mobile. C'est du mouvement et du corps. D'ailleurs, toute la musqiue est du mouvement, du flux, de la matière qui se prend et se donne et se jette ; une organisation sonore. Cage parle très bien de ça : "Je n'ai jamais écouté un son sans l'aimer." Oh, que j'aime ça ! Oui, l'improvisation, c'est de la vie. (...) Au fond, je crois que les sons, le travail de l'improvisation, c'est une énergie, une puissance et une immense concentration instrumentale. C'est avant tout une musique instrumentale où corps et tête ne font qu'un. Non pas comme dans la composition où trop souvent la tête, seulement, est le moteur. L'improvisation est une musique de jubilation où la pulsion de vie première est une liberté incarnée. Je ne sais pas qui a dit : "Un vrai improvisateur est quelqu'un qui se prépare à ne pas être préparé." C'est tellement ça, c'est tellement vrai. A ses risques et périls. Ces instants sont uniques. Ils sont fugitifs, vrais dans l'instant même de leur émisssion. Tout est en mouvement. Même les nuages, nous-mêmes, constamment. Nos molécules dansent et s'agitent en permanence."
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Pour plus d'infos sur Joëlle Léandre, voir cette page où sont rassemblées discographie et bibliographie. Ici, ma chronique de son dernier album avec un autre contrebassiste fameux : William Parker. La photographie ci-dessus est de Walter Deixler.
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mardi 4 août 2009

Round Midnight

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On découvre souvent les disques qui nous tiennent à coeur par des biais détournés. J'ai par exemple commencé à m'intéresser au saxophoniste Steve Lacy (1934-2004) non pour son oeuvre en elle-même, mais à cause de ses collaborations avec Evan Parker, et de l'influence déterminante qu'il avait exercée sur ce dernier. Cela fait donc quelque temps que je creuse l'immense discographie, entamée dès les années 1950, d'un musicien qui, je suis en train de m'en rendre compte, est probablement un des plus grands saxophonistes de tous les temps.
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La réunion de Steve Lacy et du pianiste Mal Waldron (1926-2002) remonte aux années 1950 où sur l'album Reflections (New Jazz, 1958) ils reprenaient déjà ensemble des compositions de leur maître Thelonious Monk. Au tout début des années 80, ils entament en duo une collaboration scénique fructueuse qui a donné lieu à une riche discographie (notamment sur le label Hat Hut). Une des meilleures portes d'entrée pour y accéder est peut-être le Live at Dreher Paris 1981 (Hat Hut, réédition en 2003), un coffret de 4 CDs documentant plusieurs morceaux issus des soirées des 10, 13, 14 et 15 août (originellement parus sur les LPs Let's call this, Herbe de l'oubli et Snake-Out).
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Je crois que c'est exactement le genre d'album que je conseillerais à des curieux qui resteraient encore dubitatifs à l'écoute de l'improvisation libre, mais voudraient aller plus loin qu'un jazz d'ameublement. Plus de quatre heures de musique constituent cette somme comprenant, outre des compositions de Steve Lacy ou Mal Waldron, des variations sur des morceaux emblématiques de Monk : Round Midnight, Epistrophy ou encore Let's call this. Documenter plusieurs soirées permet de comparer différentes versions d'un même morceau et d'appréhender le processus d'improvisation-dialogue entre les deux musiciens.
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C'est clair, la complémentarité de ces deux vétérans est sans cesse palpable. L'aisance avec laquelle ils construisent des climats nocturnes méditatifs, lyriques ou plus rythmiques (parfois tout cela à la fois) est incroyable. La formule saxophone-piano rend l'auditeur attentif à toutes les notes qui ont l'air tantôt de couler naturellement, tantôt de rebondir sur les murs selon un schéma parfait, mais sans autre logique qu'une nécessité sonore pure. Le pouvoir de fascination et la charge émotionnelle d'une telle musique ont peu d'équivalent. J'y retourne.
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lundi 3 août 2009

You never heard such sounds in your life.

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La reprise des activités du label ESP-Disk est une excellente nouvelle. Fondée en 1966 par l'avocat Bernard Stollman, cette structure s'est d'abord donné pour mission de sortir des disques de chansons en Espéranto, d'où le nom ESP. Dès sa deuxième parution, le label s'attaque à la frange la plus incendiaire du jazz moderne avec le magnifique Spiritual Unity, premier disque américain du saxophoniste Albert Ayler (enregistré en 1964). En moins de trois ans, des dizaines d'albums seront enregistrés, mettant en avant des artistes qui resteront la pierre de touche d'un certain jazz créatif et farouchement indépendant. On peut citer par exemple Sun Ra, Gato Barbieri, Marion Brown, Patty Waters, Henry Grimes, Sunny Murray, Milford Graves, Sonny Simmons et Frank Wright.
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Des enregistrements de jazzmen plus connus, mais non moins inventifs, comme Ornette Coleman ou Paul Bley, seront également édités, ainsi que des sessions plus anciennes de Charlie Parker, Billie Holiday ou Lester Young. Comme si cela ne suffisait pas, le label a également participé à l'éclosion, avec les groupes The Godz, Pears Before Swine ou The Fugs, d'une scène folk new-yorkaise très originale : psychédélique, aux références littéraires, satiriques et ésotériques.
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La volonté d'indépendance du gérant du label, la liberté de création des artistes et la force de frappe de leur musique conduisent irrémédiablement à des problèmes financiers et, en 1968, à la cessation des activités d'ESP. Par son mode de fonctionnement, cette structure aura préfiguré bien des labels dits "indépendants", s'intéressant aussi bien au jazz qu'à toute autre forme musicale aventureuse. La gestion de la création et de la diffusion des oeuvres par les artistes eux-mêmes n'était en effet pas chose courante à l'époque. Après une brève reprise en 1974, le label n'a guère plus fait partie de l'actualité que par la réédition de ses albums séminaux.
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Heureusement, il a ressuscité dernièrement en s'intéressant à des artistes qui tout en perpétuant la leçon de liberté de leurs aînés des années 1960, continuent à inventer et sortir des sentiers battus. Sont ainsi parus Rejuvenation du Flow Trio du guitariste-contrebassiste Joe Morris (dont on avait parlé ici), Boogie in the Breeze Rocks du duo déjanté Talibam!, ou Gigantomachia de The Naked Future (magnifique album de free music au souffle sauvage notamment mené par Arrington de Dionyso). On se réjouit de découvrir la suite de ces aventures musicales qui, espérons-le, suivront à la lettre le slogan que le label s'est choisi : "You never heard such sounds in your life".
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Voici une sélection de quelques albums "classiques" qui, à mon avis, illustrent particulièrement bien cette phrase :
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. Albert Ayler Trio "Spiritual Unity" (ESP 1002)
. Giuseppi Logan "The Giuseppi Logan Quartet" (ESP 1007)
. Milford Graves "Percussion Ensemble" (ESP 1015)
. New York Eye & Ear Quartet "New York Eye and Ear Control" (ESP 1016 avec Albert Ayler, Don Cherry, John Tchicai, Sunny Murray, Ruswell Rudd et Gary Peacock !)
. Patty Waters "Sings" (ESP 1025)
. Marzette Watts "Marzette Watts and Company" (ESP 1044)
. Frank Wright "Your Prayer" (ESP 1053)
. Steve Lacy "The Forest and the Zoo" (ESP 1060)
. Ed Askew "Ask the Unicorn" (ESP 1092)
. Ronnie Boykins "The Will Come, Is Now" (ESP 3026)
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