lundi 31 décembre 2012

Paradigme indiciaire (1)


En 1861, le chirurgien James Deane publie Ichnographs from the Sandstone of Connecticut River dans lequel il livre des schémas et des photographies d'empreintes animales fossilisées. Il s'agit d'un des premiers livres américains illustrés par des photos. Une ichnographie désigne généralement la "représentation d'un édifice par projection horizontale et géométrale sur un plan". Le terme est issu du grec "ikhnos' pour 'trace'.
Pour en savoir plus sur le paradigme indiciaire, lire l'article Traces. Racines d'un paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg, texte important que l'on trouve dans le recueil Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire publié chez Verdier.

dimanche 30 décembre 2012

Retour (7)





Ce vendredi, l'émission Tapage Nocturne à laquelle j'ai été invité a été diffusée sur France Musique. En voici le podcast et la page de présentation. La partie nous concernant commence à +/- 40 minutes. La chronique du livre par Eric Serra est reproduite ci-après. 
Et ci-dessus, rien à voir, mais les cyanotypes de plantes d'Anna Atkins (1799-1871) nous enchantent particulièrement. Pour les références, aller voir ses livres British Algae: Cyanotype Impressions et Cyanotypes of British and Foreign Ferns

"La chronique du livre d'Alexandre Galand
Field Recording L'usage Sonore du Monde en 100 albums un livre d'Alexandre Galand édité aux Editions Le Mot et Le Reste

"Le Field Recording si nous employons souvent cet anglicisme dans le monde musical je vous avoue qu'a chaque fois elle me gêne un petit peu. Bien sûr les habitués savent de quoi il retourne mais cette terminologie empruntée englobe tant de choses qu'on ne peut pas savoir, sans autres précisions, de quel type de sons, de bruits ou de musiques il est question. J'ai toujours considéré que, par opposition avec les musiques créées par l'homme, on pourrait peut-être parler de musiques du réel, celles des sons de la nature ou des villes avec tout ce qu'elles peuvent comporter comme diversité, avec ou sans une présence humaine en arrière plan, avec ou sans celle d'objets sonores. Mais Alexandre Galand présente fort bien, sur plus de 300 pages, une vision très large du field recording qui inclue les enregistrement de voix, de chants et de danses. Vous y retrouverez donc dans le descriptif de cette discipline : Le travail d'audio-naturalistes, d'ethno-musicologues, de compositeurs de musique ainsi qu'une sélection (qui a du être un véritable casse-tête tant la discographie est énorme) d'une centaine de disques de références agréablement chroniqués. Tout cela est complété par une liste annexe de plus de 200 albums, une bibliographie et pas mal d'adresses de sites internet. Le voyage sonore est sans fin : Du Weather Report de Chris Watson qui nous emmène au Kenya, en Ecosse, en Islande, Douglas Quin qui enregistre les grands silences de l’Antarctique, les magnifiques disques de chants d'oiseaux réalisés par Jean Roché, Akin Fernandez qui nous fait découvrir de très mystérieux messages captés sur les ondes courtes, les compositions de musiques concrète de Michèle Bokanovski, de Pierre Henry, de Luc Ferrari ou de Moondog qui utilisent tour à tour les sons du cirque, de la ville ou du quotidien, le Mali enregistré par Martine Tucker, les flûtes du Rajasthan par Genevièvre Dournon... Ce livre est une mine d'une richesse et d'une diversité sonore passionnante et plus attrayante que la plupart des catalogues d'agences de voyages. Pour illustrer cet ouvrage, je vous propose d'entendre un petit mixe de sons de fauves et d'orage enregistrés au Kenya par Chris Watson au Kenya suivis de joueuses de Luth enregistrées aux Philippines par Boris Lelong pour l'association Altamira et quelques conversations captées sur les ondes et mises en musique par paddy McAloon sur son magnifique album intitulé I Trawl the Megahertz." (Eric Serva pour France Musique - décembre 2012)"

vendredi 28 décembre 2012

L'usage sonore du monde (18)






Ci-dessous un court extrait de la conférence donnée à la BeauHaus il y a deux semaines. Et ci-dessus quelques exemples de "disques-lucioles" présentés dans le livre...

"Peut-être pourrait-on envisager le field recording en usant du concept de « survivance des lucioles », élaboré par Georges Didi-Huberman dans un essai paru en 2009 (Editions de Minuit). Dans ce livre, Didi-Huberman évoque un monde peu réjouissant dans lequel toute initiative, toute expérience, tout contre-pouvoir seraient annihilés par « les agitations triomphales des conseillers perfides » qui officient dans la lumière omniprésente et aveuglante des médias, de la politique politicienne et de la culture monolithique. Malgré ce constat, il existerait, il subsisterait même puisqu'on parle de survivance, des petites lumières, des lucioles qui s'agitent et clignotent comme autant de preuve de résistances. Malgré leur déclin, ces contre-pouvoirs continuent à s'allumer, parfois là où on ne s'y attend pas. Il faut dès lors trouver « la bonne place pour les voir émettre leurs signaux lumineux ». Comme exemple de telles lucioles, Didi-Huberman cite le cas de Charlotte Beradt qui entre 1933 et 1939 collecte tout un corpus de rêves auprès de trois cents personnes vivant sous le IIIe Reich afin de fournir une « sismographie » intime de l'histoire politique de ce régime totalitaire. Didi-Huberman mentionne encore ces manuscrits rédigés au péril de leur vie par des membres des Sonderkommando, écrits qui ont été cachés et retrouvés plus tard, remplissant ainsi leur fonction de témoignage-luciole cruciale. 

 Comme porte d'entrée au field recording, la notion de « survivance des lucioles » paraît intéressante tout d'abord à cause du procédé même qui fonde l'enregistrement de terrain, c'est-à-dire la captation de quelque chose qui n'est plus à partir du moment où il est capté. Dans ce sens, tout enregistrement est une survivance, une trace d'un passé révolu et si non destiné à l'oubli. Par ailleurs, l'enregistrement peut également contribuer à la représentation de « peuples sans pouvoir », à la mise en valeur de « lucioles ». En particulier pour les musiques dites traditionnelles (mais cette qualité de luciole ne devrait pas forcément se limiter au domaine humain), l'enregistrement de terrain a permis de sauvegarder quantité d'expressions que l'on pourrait assimiler à ces contre-pouvoirs dont parle Didi-Huberman. Il s'agit en effet de musiques qui échappent souvent à l'uniformisation qu'impose la lumière des grand projecteurs, qui ne sont pas encore contraintes par les normes nationales ou la folklorisation qu’entraînent le colonialisme, l'exode rural et les guerres. 

Outre leur intérêt scientifique et esthétique, toutes ces musiques constituent, grâce à la survivance qu'assure leur enregistrement, une manière de lutter contre l'oubli. Elles sont en quelque sorte des lucioles mémoires, des « parcelles d'humanité dans un monde devenu inhumain ». Didi-Huberman parle enfin « d'une survivance des signes ou des images quand la survie des protagonistes eux-mêmes se trouve compromise. » Et là, il est impossible de ne pas penser à tous ces peuples qui ont été décimés et réduits à néant lors du siècle dernier, mais dont les voix et musiques peuvent encore être écoutées..."


jeudi 27 décembre 2012

Portrait au bassin de décantation


"Organiser le pessimisme."

"Il nous est permis de prendre dans notre propre main la volonté, ce fouet, et de la brandir au-dessus de notre tête."

mardi 25 décembre 2012

La danse des possédés (50)





On écoute Coda Lunga de Ghédalia Tazartès, sur le réjouissant label Von.

lundi 24 décembre 2012

Vers les cimes (25)


Cela faisait un bon bout de temps qu'on tournait avec intérêt autour des deux volumes de Chroniques écrites par Alexandre Vialatte (1901-1971, ci-dessus en stylite) pour le journal La Montagne entre 1958 et 1971 (collection Bouquins). De passage dans une librairie parisienne bien connue, on est tombé sur le premier qui nous attendait, le sourire et le bandeau de remise en coin. On l'ouvre et sur quel texte tombe-t-on en premier lieu ? Une recension du film Les maîtres fous... Réjouissance. Quelques chroniques plus tard et c'est décidé, Vialatte est un nouveau compagnon, comme on en connaît finalement peu. L'extrait qui suit concerne notamment le film de Jean Rouch. Mais le reste de la chronique parle également de femmes-girafes, de femmes frigides, d'hommes-lamas ainsi que de la consommation du lapin par l'homme allemand... Signé le 11 février 1958, ce texte n'a pas été rendu suffisamment à temps à La Montagne pour être publié. Il porte le numéro 264 dans l'édition Bouquins.

"Et aussi les hommes-antilopes, c'est en Afrique. Et les hommes-lapins. On n'imagine pas une chose pareille. Moitié hommes, moitié antilopes. Ou bien alors moitié lapins. Mais moralement pour la plus grande partie (et surtout la partie lapin). Seulement c'est tellement compliqué, l'imbrication de l'antilope dans l'homme, ou alors de l'homme dans le lapin, est un phénomène si local, si folklorique, si particulièrement africain, si ethnographique, pour tout dire, qu'on ne saurait l'expliquer sans être un spécialiste. Il y a des questions de mimétisme, d'affinités physiques ; de "complexes" moraux, sociaux, religieux, de jambes de derrière beaucoup plus longues chez l'homme-lièvre, de poil aux doigts chez l'homme-lapin... C'est étonnant. Le gros problème politique va être celui de la représentation de ces groupes à la Chambre des députés. Enverront-ils un homme, un lièvre, une antilope ? Car il faudra tout de même que leur double entité s'exprime dans leurs représentants. Enverront-ils à la fois un homme et une antilope ? S'ils envoient des lapins qui ne parlent pas français, comment fera-t-on pour les comprendre ? Comment empêcher qu'on les mange ! Où découvrir des interprètes, des dictionnaires ? L'avenir est gros de difficultés.
Cette aventure prouve que les problèmes de l'Afrique noire sont d'une extrême complication. Ceux qui s'en tirent encore le mieux, ce sont encore les nègres. Ils se traitent aux-mêmes. Pris entre leur âme noire, leur âme blanche et leur âme lapin (leur âme noire qui leur vient de leur mère, leur âme blanche qui leur vient d'Europe, leur âme lapin qui leur vient de la nuit des grandes forêts) et obligés de faire fonctionner tout le temps l'âme blanche au détriment de l'âme lapin par les nécessités de la vie, ils rétablissent l'équilibre en livrant de temps en temps l'âme blanche aux férocités de l'âme lapin, à ses fantaisies sanguinaires, ses magies et ses liturgies. Ensuite, purgés, ils vivent en paix sur l'âme noire : elle les assied dans la poussière, en robe blanche et les jambes croisées, au milieu d'un nuage de mouches où ils vendent, rient, volent, trichent et rendent la fausse monnaie en toute conscience professionnelle, comme de vrais Européens. Pour parvenir à ces hauteurs sereines, la confrérie des "maîtres-fous" va se délivrer de temps en temps de ses complexes dans une clairière de la forêt. Il faut voir ce sabbat. La vie européenne s'y trouve représentée, divinisée, diabolisée, guignolisée, schématisée par trois personnages essentiels : le "capalgaldi" (ou caporal de garde), la locomotive et le gouverneur. Le capalgaldi porte une espèce de ruban rouge, la locomotive va et vient en faisant "pou-papou-papapou-papoupou", tantôt en avançant et tantôt en reculant, le gouverneur engueule tout le monde, convoque des fonctionnaires et signe des papiers. Tout ça pendant toute la journée, sans un arrêt, en bavant de l'écume. En deux minutes on en a le vertige. C'est le carrousel de la vie blanche ; ils y font tourner le fonctionnaire ; comme un dieu ? on ne sait ; comme un diable ? sans doute ; comme une figure de kermesse ? comme une icône ? comme un monstre sacré ? ... De toute façon comme un cheval de bois. On éprouve l'impression qu'il s'agit dans ces jeux d'une mythologie parodique ; ils divinisent peut-être pour profaner plus fort ; les "maîtres-fous" se débarrassent de l'Europe par convulsion et force centrifuge. Ils s'en font pour un jour une toupie à fouet. Sur quoi ils forment le cercle et égorgent un chien, tombent dessus en bavant, boivent le sang aux plaies et envoient des morceaux aux frères qui ne sont pas là. Ces rites se déroulent à Accra, la capitale de la Gold Coast. On en a fait Les Maîtres-Fous, un prodigieux documentaire. Le lendemain de ces festins de chien, les maîtres-fous redeviennent des gens charmants, gracieux et sages, des pères de famille distingués. Ils vendent la datte en citant des proverbes, guident l'enfant, châtient l'épouse, honorent le pauvre et ne mangeraient de missionnaire que dans une assiette essuyée."

jeudi 20 décembre 2012

Retour (6)


Le livre est recensé dans la revue Mouvement par Christophe Taupin, ce qui nous ravit. Ci-dessus, une illustration du "dégel des paroles" décrit par Rabelais auquel il est fait référence dans le livre et dans l'article (Illustration : Albert Robida, La science illustrée n°370 - décembre 1894).

"Tous les échos du monde 

Publiée chez Le Mot Et Le Reste, l’anthologie Field Recording, l’usage sonore du monde en 100 albums d’Alexandre Galand nous invite à croiser les chemins de zoologistes preneurs de sons, d’ethnologues luttant contre l’oubli et de porteurs de microphones dont les diverses approches convergent dans un désir commun de restituer l’inépuisable richesse de notre environnement sonore.

La fascination des hommes pour les sons qui les entourent et leur reproduction remonte à la nuit des temps. Alexandre Galand illustre ce vieux fantasme en citant François Rabelais qui dans le Quart-Livre (1552) fait assister Pantagruel au « gel » puis au « dégel », le printemps suivant, des paroles et autres bruits entendus sur le champ de bataille. Fixer les sons pour les répéter et les comprendre, mais également pour les archiver. La possibilité d’immortaliser ces précieux bruits ne verra le jour qu’à la fin du XIXe siècle, avancées techniques aidant, avec le phonographe d’Edison. Comme l’explique Galand, l’enregistrement de terrain (field recording), a germé et évolué en parallèle des innovations techniques et de la portabilité croissante des moyens d’enregistrement au fil du XXe siècle. Les premiers magnétophones Nagra apparaissent vers 1950 et, dix ans plus tard, la démocratisation des moyens d’enregistrement et des voyages ouvre ce nouveau domaine d’exploration à maints amateurs passionnés.
En juin 1998, dans la rubrique « The Primer », consacrée à un genre musical illustré de références discographiques, le magazine anglais The Wire avait sous la plume de Richard Henderson donné une vision très restrictive du field recording en le limitant à son seul pan ethnomusicologique. Selon Galand, l’enregistrement de terrain consiste en trois vastes domaines aux frontières peu marquées. Dans son anthologie, avant de se livrer à une sélection commentée de cent albums proposant autant de facettes possibles, il définit dans une longue et passionnante introduction ces trois domaines : la captation des sons de la nature, celle de la musique des hommes, et la composition. Chacune des descriptions de ces sous-genres est conclue par une interview d’un de ses protagonistes les plus marquants. S’agissant de l’audio-naturalisme, l’auteur s’attarde sur les enregistrements de chants d’oiseaux de Ludwig Koch et donne la parole à Jean C. Roché. La section dédiée à l’ethnomusicologie nous fait voyager entre le gamelan de Bali, les cérémonies mazatèques du champignon sacré au sud du Mexique et le New York de Moondog , s’attarde sur les travaux d’Alan Lomax, Deben Bhattacharya et Hugh Tracey et rappelle l’importance de labels comme Folkways, Dust-to-Digital, Topic, Ocora et Auvidis avant de poser quelques questions à Bernard Lortat-Jacob. Enfin la partie consacrée à la composition revient entre autres sur les œuvres et les approches de Luigi Russolo, Pierre Schaeffer, Walter Ruttman, Luc Ferrari, Michelle Bokanowski, Chris Watson et sur les labels Lovely Music, Wergo, Touch, empreintes DIGItales et Bruit Clair, tout en laissant la conclusion à Peter Cusack.
Cette curieuse et passionnante anthologie aborde avec une acuité stimulante les enjeux techniques, scientifiques et artistiques qui sous-tendent le field recording, multipliant les repères historiques et les citations finement choisies pour dresser au final une cartographie infiniment précise d’un champ artistique aussi fertile que méconnu. Ainsi sommes-nous désormais plus à même d’appréhender et comprendre voix et bruits, aussi infimes soient-ils, du monde dans lequel nous vivons."

mardi 18 décembre 2012

Retour (5)


1. Ce dimanche, un accueil chaleureux a été réservé à nos élucubrations sonores lors de la présentation du livre à la BeauHaus. Que les (plus de quarante !) visiteurs et organisateurs de cette rencontre en soient remerciés !
2. Ce vendredi soir a été diffusée sur France Culture l'émission L'atelier du Son, où nous étions invité en compagnie des musiciens Pali Meursault et Benjamin de Roubaix. La fiche du livre est reprise ici et l'émission est podcastable . Merci à Thomas Baumgartner pour son intérêt et son invitation.
3.  Le livre est recommandé dans le magazine Trax de décembre. On se retrouve ainsi entre des articles divers sur "la relève de la techno française" ou "le best of de 2012", ce qui nous réjouit. On intègre un scan ici dès que possible...
4. Les deux heures d'émission de MU sur le livre, diffusées le 25 novembre sur Radio Campus, peuvent être écoutées ici. Encore un grand merci à Philippe et ses camarades.

La photo ci-dessus montre Pali Meursault en plein travail (la photo provient d'ici). A noter que son prochain album, offset, sera bientôt disponible. Pour plus d'infos, voir ici.

lundi 17 décembre 2012

La danse des possédés (49)


Cette année, Noël, pour nos pommes, ça se passe le 22 au Bimhuis à Amsterdam, avec The Ex et beaucoup d'autres :

Zea & Xavier Charles
The Ex & Brass Unbound (Peter Evans, Mats Gustafsson, Ken Vandermark, Wolter Wierbos)
Fendika
Andy Moor & Yannis Kyriakidis
John Butcher
Katherina & Ditmer Weertman
Circus Debre Berhan & John Dikeman
Raoul van der Weide & Peter Evans & Paal Nilssen-Love
Jaap Blonk & Axel Dorner
Api Uiz
Terrie solo

jeudi 13 décembre 2012

L'usage sonore du monde (17)


En exergue du bouquin figure un extrait de la nouvelle Le Roi-Lune de Guillaume Apollinaire (1916). Raccourci pour des raisons éditoriales, on en livre ici un échantillon plus long, dont le rapport avec le sujet qui nous intéresse paraît dès lors encore plus explicite... C'est parti pour "un tour du monde auriculaire". Et ci-dessus, la plus ancienne photo de la lune, prise en 1839 par John William Draper.

"C'est ici que se place l'épisode le plus émouvant de mon voyage, car voulant sortir de ce lieu et n'osant revenir sur mes pas, j'ouvris au hasard et sans faire aucun bruit une petite porte près de l'orgue. (...)
Le curieux personnage, dont l'aspect anachronique contrastait si fort avec la modernité métallique de cette salle, était assis devant un clavier sur une touche duquel il appuya d'un air las et elle resta enfoncée, tandis qu'il mutait d'un des pavillons une rumeur étrange et continue dont je ne distinguai d'abord pas le sens.
L'inconnu écouta un moment avec attention ces rumeurs. Tout à coup il se leva, et, faisant un geste à la fois efféminé et théâtral, la main droite étendue, la gauche sur son cœur, tandis que des sites oraux s'avançait le cortège, il s'écria :
« Royaume ermite ! ô pays du Matin Calme ! l’aube pointe à peine sur ton territoire et déjà de tes couvents montent les prières dont cet appareil précis m'apporte le murmure. J'entends le bruissement des vestes en papier huilé des gens du peuple, l'orage des aumônes pleuvant parmi les bousculades des pauvres gens. Je t'entends aussi, cloche de bronze de Séoul. Dans ta voix on distingue la plainte d'un enfant. J'entends aussi un cortège, il suit son beau seigneur, l'Yang Ban magnifique sur sa selle. Si un jour je porte encore la pourpre pâle qui ne convient qu'à moi, le Roi-Lune, j'irai visiter ton décor et jouir de ton climat que l'on dit délicieux. »
Et tandis que s’élevaient les paroles de celui que je reconnus aussitôt pour être le roi Louis II de Bavière, je vis que l'opinion populaire des Bavarois, qui pensent que leur roi malheureux et fou n'est point mort dans les eaux sombres du Starnbergersee, était juste. Mais les rumeurs lointaines qui provenaient du triste royaume des ermitages me sollicitaient trop pour que je ne me laissasse point aller au charme qui m'arrivait de la terre des vêtements blancs et, écoutant attentivement les murmures de l'aube, il me sembla entendre le bruit des lavandières battant perpétuellement les linges et les costumes virginaux et les chocs incessants des bâtons remplaçant le fer à repasser, comme si c'était l'aube blanche elle-même qu'on lavait et qu'on repassait.
Puis l'auguste noyé postiche du lac de Starnberg appuya sur une autre touche et aux paroles murmurées par le roi je compris que les bruits qui parvenaient jusqu'à nous évoquaient l'atmosphère heureuse du Japon au moment de l'aurore.
Les microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition étaient réglés de façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus lointains de la vie terrestre. Chaque touche actionnait un microphone réglé pour telle ou telle distance. Maintenant c étaient les rumeurs d'un paysage japonais. Le vent soufflait dans les arbres, un village devait être là, car j'entendais les rires des servantes, le rabot d'un menuisier et le jet glacial des cascades.
Puis, une autre touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine matinée, le roi salua le labeur socialiste de la Nouvelle-Zélande, j'entendis le sifflement des geysers au jaillissement d'eaux chaudes.
Ensuite, ce beau matin se continua dans la molle Taïti. Nous voilà au marché de Papeete, les lascives vahinés de la Nouvelle-Cythère y erraient, on entendait leur beau langage guttural et presque semblable au grec antique : on entendait aussi la voix des Chinois qui vendent le thé, le café, le beurre et les gâteaux ; le son des accordéons et des guimbardes...
Nous voici en Amérique, la prairie est immense, une ville sans doute a surgi, autour de cette station d'où repart le pullman dont, de concert avec le roi, j'entends le sifflement.
Bruits terribles de la rue, tramways, usines, il paraît que nous sommes à Chicago, à l’heure de midi.
Nous voici à New York, où chantent les vaisseaux sur I'Hudson.
Des prières violentes s'élèvent devant un christ à Mexico.
Il est quatre heures. À Rio de Janeiro passe une cavalcade carnavalesque. Les halles de caoutchouc, lancées par des mains sûres, s'aplatissent avec bruit sur les visages et répandent les eaux de senteur comme les alcancies moresques d'autrefois, plic, ploc, rires, ah !ah !
C'est six heures sur Saint-Pierre-de-la-Martinique, les masques se rendent en chantant dans les bals décorés de grosses fleurs rouges de balisier. On entend chanter :
Ça qui pas connaîte
B
élo chabin ché,
Ça qui pas connaîte
Robelo chabin
.
Sept heures. Paris, je reconnus la voix aigre de M. Ern.st L. J..n.ss., car le microphone, comme par hasard, aboutissait dans un café des grands boulevards.
L'angélus sonne au Munster de Bonn, un bateau chargé d'un double chœur chantant passe sur le Rhin, se rendant à Coblence.
Puis ce fut l'Italie, près de Naples. Les voiturins jouaient à la mourre, par la nuit étoilée.
Alors vint la Tripolitaine où, autour d'un feu de bivouac. M. r.n.tt. s’exerçait à parler petit nègre, tandis que les troupes de la maison de Savoie l'entouraient martialement, prêtes à le défendre en cas d'agression improbable et tiraient quelques feux de salve onomatopéiques, cependant que de poste en poste à travers le camp se répondaient les sonneries des clairons.
Une minute après, dix heures ! Sont-ce des mendiants qui se plaignent, qui gémissent avec tant d'ardeur ? Le roi, qui les écoute, murmure :
« C est la voix d'Ispahan qui arrive jusqu'à moi, issue d'une nuit noire comme le sang des pavots. »
Et tandis qu'il y songe, c'est l'odeur des jasmins que j'imagine.
Minuit !un pauvre pâtre crie dans un désert glacé : c'est l’Asie nocturne d'où le mal s'étend sur le monde.
Des éléphants barrissent. Une heure du matin ! C’est l'Inde !
Puis le Tibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.
Trois heures : le bruit des milliers de barques s’entrechoquant avec douceur sur les bords du fleuve à Saïgon.
Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c'est Pékin, les gongs et les tambours des rondes, les chiens innombrables qui glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes. Un chant de coq éclate, annonçant l'aube qui, livide, abandonne déjà la blanche Corée.
Les doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s'élever, simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs de ce monde dont nous venions, immobiles, de faire le tour auriculaire."

mardi 11 décembre 2012

Retour (4)


Dans le cadre d'un dossier consacré aux "vinyl diggers", Field Recording L'usage sonore du monde en 100 albums est conseillé dans le numéro des Inrockuptibles qui sort ce mercredi !

lundi 10 décembre 2012

Toucher la lumière





Toucher de la lumière solide, s'immerger dans le brouillard et tenter coûte que coûte de s'échapper (d'une île, du monde, de la fatalité et de la circularité) sont trois activités proposées par la très alléchante soirée Smoke Signals au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles. Programme des réjouissances (issu du site de Bozar) de ce mardi 11 décembre ci-dessous et photographies du travail d'Anthony McCall en haut. Toutes les infos sont ici.

"Line Describing A Cone (Anthony McCall, 1973)
Home is The Sea - Up in Smoke (Manuel Padding, 2012, live!)
Island Monologue (Charlemagne Palestine, 1976)

Line Describing a Cone (ANTHONY McCALL, USA, 1973, 30’, 16 mm) est une œuvre fondamentale de l’expanded cinema, ce cinéma élargi qui tente d’aller plus loin que les usages du spectacle de cinéma habituel. Ce solid light film (film à lumière consistante ou matérialisée, selon les propres mots de McCall) propose une expérience poétique aussi forte que simple, transposant la magie du cinéma de la surface de l'écran au volume de la salle de projection, enjoignant les spectateurs à se mouvoir dans l’espace (et dans le brouillard) et à « toucher » le cône de lumière. The most brilliant case of an observation on the essentially sculptural quality of every cinematic situation? (P. Adams Sitney)

Avec Home is The Sea - Up in Smoke , MANUEL PADDING, musicien et artiste multimédia basé à La Haye, propose une performance audiovisuelle pour bandes magnétiques (audio et vidéo), projecteurs vidéo et machines à fumée. Une expérience immersive et quasi-existentielle. No up, no down, no sideways, just what is around us. The fog as space-time continuum where we exist and experience a complete life in a single moment.

Dans Island Monologue (USA, 1976, 15’, vidéo), CHARLEMAGNE PALESTINE tente désespérément d’échapper à l’épais brouillard qui enveloppe l’île de St-Pierre, au large du Canada - cette situation physique particulière fonctionnant comme une métaphore du confinement psychologique. Une oeuvre non dénuée d’humour, où la qualité pâteuse de la vidéo noir et blanc renforce encore l’épaisseur de la brume. Projection en présence de l’artiste."

samedi 8 décembre 2012

Retour (3)





Une belle recension de Field Recording sur Le son du grisli par Guillaume Belhomme. Merci à lui.

" Dans W2 [1998-2008], Eric La Casa Eric La Casacitait déjà Nicolas Bouvier et L’Usage du Monde : « Certains pensent qu’ils font un voyage, en fait, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. » Au tour aujourd’hui d’Alexandre Galand, ancienne plume du son du grisli mais plus encore docteur ès Maîtres fous (autre hommage qui trahit chez l’homme un goût pour l’ethnologie mêlant image et son) d’adresser une pensée à Bouvier – et à ses souvenirs de voyages recueillis sur Nagra dont traitait L’oreille du voyageur il y quelques années – dans le sous-titre de l’ouvrage qu’il consacre aux enregistrements de terrain : Field recording.
Presque autant que le monde dont Bouvier fit l’usage, le champ est vaste et divisé en plus en bien nombreuses parcelles (écologie, documentaire, création radiophonique, biographie, journalisme, musique…) : une grande introduction le rappelle, qui dit de quoi retourne l’exercice du field recording : à défaut de définition arrêtée, une description large qui explore trois grands domaines : captation des sons de la nature, captation de la musique des hommes et composition.
Passée une brève histoire de systèmes d’enregistrement que l’on peut emporter, voici que s’ouvre un livre que l’on dira « des Merveilles » pour évoquer un autre voyageur d’importance. Traitant de nature, l’anthologie raconte d’abord les enregistrements d’oiseaux de Ludwig Koch et donne la parole à Jean C. Roché. Traitant d’ethnomusicologie, elle insiste sur les enregistrements faits « sur le terrain » de chants à sauver à jamais de l’oubli (fantômes d’Alan Lomax et d’Hugh Tracey) et interroge Bernard Lortat-Jacob. Traitant enfin de musique, elle retourne à Russolo, Ruttman et Schaeffer, avant de mettre en lumière des disques signés Steve Reich, Luc Ferrari, Alvin Lucier, Bill Fontana, Eric La Casa, Kristoff K. Roll, BJ Nilsen, Aki Onda, Eric Cordier, Geir Jenssen, Laurent Jeanneau, Jana Winderen… et de laisser Peter Cusack expliquer ses préoccupations du jour.  
A l’image du « field recording », le livre est protéiforme, curieux et cultivé. Il est aussi l’œuvre d’un esthète qui ne peut cacher longtemps que l’idée qu’il se fait du « beau » a eu son mot à dire dans la sélection établie. Non moins pertinente, celle-ci profite en plus et en conséquence de citations littéraires – de Rabelais à Apollinaire – qui tombent toujours à propos. Comme le fera ici, en guise de conclusion, cette sentence de Victor Hugo qui inspira Pierre Henry : « Tout bruit écouté longtemps devient une voix. » "

jeudi 6 décembre 2012

Retour (2)


Très heureux de découvrir la belle affiche confectionnée à l'occasion de la rencontre qui aura lieu ce dimanche 16 décembre à la BeauHaus à Bruxelles. Toutes les infos sont ici
Pour le reste, vendredi passé, j'ai participé à L'atelier du son (France culture) en compagnie des musiciens Pali Meursault et Benjamin de Roubaix. L'émission sera diffusée le vendredi 14 décembre à 23.00, puis sera disponible en podcast. Toujours sur Radio France, le livre a été présenté dans le cadre de l'émission Glitch (Le Mouv'), voir ici. Autre lieu, autre temps, ce lundi 3 décembre, un reportage d'un peu plus de dix minutes a été consacré à l’ouvrage dans l'émission Magma de la Radio télévision suisse (RTS), à écouter ici.  
Le son du grisli a également relayé l'information en publiant le texte consacré à Resonant Spaces de John Butcher ici. Enfin, la deuxième séquence Archipel de l'émission Big Bang ! sur Musiq3 a été diffusée ce lundi soir. En voici le sommaire et le podcast. Et j'oubliais de mentionner la dernière fois que le Focus Vif avait consacré 4 pages au bouquin dans son numéro du 16 novembre...

mercredi 5 décembre 2012

Mnémotourisme (14)








 








 Quelques images anciennes d'éclipses totales du soleil pour se brûler les yeux en attendant le pire.

De haut en bas :
- Carshenna (Suisse) (14 mars 1231 ?)
- Valcamonica (Italie) (14 mars 1231 ?)
- Aspeberget (Suède) (18 juillet 1229 ?)
- Aspeberget (Suède) (18 juillet 1229 ?)
- Croquis du 16 juin 1806 (José Joaquin de Ferrer à Kinderhook NY, Etats-Unis)
- Daguerréotype du 28 juillet 1851 (Berkowski à Königsberg, Prusse)
- Croquis du 28 juillet 1851(Secchi)
- Croquis du 30 novembre 1853 (Moesta au Pérou)
- Croquis du 18 juillet 1860 (Tempel / Raynard à Torreblanca, Espagne)
- Croquis du 18 juillet 1860 (de La Rue à Rivabellosa, Espagne) 
- Croquis du 29 août 1867 (Grosch au Chili) 
- Croquis du 12 décembre 1871 (William Harkness) 
- Croquis du 29 juillet 1878 (Flammarion au Nebraska, Etats-Unis)
- Croquis du 6 mai 1883 (Trouvelot depuis l’île Caroline, Kiribati) 
- 22 décembre 1889 (Lick Observatory à Cayenne, Guyane Française) 
- 16 avril 1893 (Lick Observatory au Chili)

Pour d'autres illustrations et un commentaire, voir ici.

lundi 3 décembre 2012

L'usage sonore du monde (16)






Le musicien Yannick Dauby vit à Taïwan où il mène de front de nombreuses activités liées à la collecte de sons (audio-naturalisme, composition, réflexion théorique...). Il est par ailleurs l’initiateur de la plateforme Kalerne, une mine pour qui s'intéresse à la phonographie, au paysage sonore ou à l'écoute des mondes animaux. Sorti début 2012, son disque Taî-pak thiaⁿ saⁿ piàn (édité conjointement par Kalerne et atelier hui-kan) est incontestablement un de nos préférés de l'année. Il présente trois œuvres (Nous, les défunts - Taipei 2030 - Ketagalan) composées à partir d'enregistrements de terrain. Nous, les défunts peut être écouté ici sur le site de Silence Radio, organisation pour laquelle la composition a été commandée en 2008. Yannick Dauby a répondu ici à quelques questions, ce pour quoi nous le remercions. 
Les trois photographies ci-dessus illustrant Nous, les défunts sont issues du site de Kalerne.
 
L’interaction entre les mondes sonores humains et animaux semble être une de vos préoccupations. Par exemple, la composition Nous, les défunts (reprise sur l’album Taî-pak thiaⁿ saⁿ piàn) présente à l’auditeur un montage captivant de sons issus d’une procession liée à des rites funéraires (captée à Taiwan) et des chants de cigales. Ce jeu procède-t-il d’une volonté de brouiller les pistes en matière de perception du dualisme nature/culture dont par exemple Philippe Descola (et son ouvrage Par-delà nature et culture) s’est fait le théoricien ?

Je suis effectivement à la recherche de points de rencontre, de croisements. Mais souvent, ils n'existent que sous un aspect symbolique.
Cet ouvrage de Philippe Descola est fascinant dans les modèles qu'il propose et cette lecture m'avait largement inspiré, pour ne pas dire éclairé. Je dois néanmoins rester un peu plus humble : "Nous, les défunts", comme les deux autres pièces de ce disque, ne sont que des rêveries. Je ne connais aucune forme d'interaction entre les processions rituelles taoïstes et les chants de reproduction de cigales. En fait, ces deux mondes s'ignorent, ce sont des Umwelt sans intersection. Ce qui les a associés, c'est l'ironie d'une écoute et la magie du mixage audio. Outre la surprenante compatibilité de ces matériaux sonores, j'avais envie de jouer avec les cycles de vie et de mort. En été, les défunts reviennent en ville et pour quelques semaines ils sont accueillis par les habitants, avant d'être renvoyés dans le monde des morts. Les cigales sortent de terre où elles passent la plupart de leur vie d'insecte et chantent ensemble pour quelques jours, jusqu'à leur chute finale.
Dans le monde chinois, les animaux ont un rôle symbolique bien souvent lié au langage, parlé ou écrit. La nature est traitée par couches successives d'interprétations. Peut-être cela a-t-il influencé ma démarche pour cette pièce sonore. À Taipei, on est bien loin de cette écoute phénoménologique qu'a décrite Steven Feld en étudiant le peuple Kaluli dans les forêts du mont Bosavi…

Toujours pour rester sur cette idée de dépassement, je suis très sensible au fait que vous soyez autant impliqué dans la composition que dans l’audio-naturalisme. J’ai l’intuition que ces deux domaines se chevauchent, mais je voudrais savoir comment vous vous situez par rapport à ces deux champs d’activité a priori distincts ? Par ailleurs, pour ces deux domaines, pourriez-vous expliquer en quoi les pratiques sur le terrain et dans le studio se ressemblent et se distinguent ?

Je suis entré dans l'audio-naturalisme (puisqu'il faut désormais l'appeler ainsi) par la porte de l'acousmatique. Un grésillement capté en ondes courtes, un grattement de capteurs piezo-électriques ou une stridulation d'insectes étaient alors pour moi équivalents en terme de musicalité. Assez bizarrement, ce sont mes fragments d'étude de l'ethnomusicologie qui m'ont amené à réfléchir sur ces "noms" (en nomenclature linnéenne si possible) avec lesquels on étiquette les sons : quand une voix animale porte un nom, je me demande de quelle vie elle parle. C'est comme cela que je me suis intéressé brièvement aux oiseaux en France (je suis un piètre ornithologue) et aux amphibiens de Taiwan plus récemment (avec lesquels j'ai peut-être plus d'affinités).
En fait une grande part de mon travail de composition se fait sur le terrain, casque sur les oreilles, au moment où j'appuie sur le bouton arrêt de mon enregistreur. Les sensations sont encore vives, et beaucoup d'associations d'idées ont lieu à ce moment-là.
Je ne connais qu'une seule manière d'enregistrer les sons. Et j'ai toujours aimé l'idée de collectage : mes parents étaient géologues amateurs, la maison était remplie de cailloux divers et variés. Je collecte des sons, pour des raisons multiples. Même si les intentions et le contexte de travail varient énormément, j'ai toujours la même attitude gourmande avec un microphone (les oreilles plus grosses que le ventre). Le studio c'est une sorte de fermentation artificielle des sons récoltés. Peu m'importe le temps passé, s'il s'agit d'une simple sélection parmi des matériaux pour en tirer une phonographie naturaliste, ou s'il s'agit d'une réinterprétation complète : je suis face aux haut-parleurs et pour la première fois les sons obtiennent une autonomie.
La différence du studio par rapport à la prise de sons, c'est qu'il y a une multitude d'écoutes, parfois simultanées. C'est alors que les décisions, les choix se font. Je trie parmi ces écoutes, et par conséquence, le travail prend une direction plus ou moins musicale, plus ou moins documentaire, plus ou moins naturaliste. La plupart du temps c'est un hybride qui sort du studio.

La phonographie (c’est-à-dire « l'activité de captation et de fixation des phénomènes sonores » pour reprendre votre définition) est pour moi une entreprise souvent mélancolique en ce qu’elle fixe les traces d’un espace sonore éteint dès lors qu’il est capté. Etes-vous sensible à cette fonction mémorielle de l’enregistrement, que ce soit d’un point de vue écologique, historique ou anthropologique ? Je pense par exemple à votre beau projet Village, Vestiges (Shejingren, 2009), issu d'une collaboration avec Wan-Shuen Tsai, présentant des photographies et des captations sonores de maisons vides d'un village d'Auvergne et d'habitations traditionnelles abandonnées de l'archipel de Peng-Hu à Taïwan.

J'enregistre pour produire de l'écoute. Je ne suis pas un archiviste, mais j'aime à construire des situations de partage des sons qui ont une importance à mes oreilles.
Il m'arrive de travailler en collaboration avec des naturalistes : avec eux, j'ai eu accès à quelques milieux naturels, un accès basé sur la connaissance et la documentation. J'enregistre et partage mes enregistrements pour proposer un accès sensible, sensoriel à ces mêmes milieux.
De la même manière, lorsque je collabore avec des communautés à Taiwan (chez les Hakka ou les Atayal par exemple), je n'enregistre pas "pour les générations futures", mais pour les gens que je rencontre, à qui je donne à entendre ce qui existe et qui peut être encore transmis oralement. Je crois beaucoup au rôle de catalyseur de la prise de sons : par exemple après avoir insisté pour enregistrer un groupe de Bayin (musique traditionnelle d'origine chinoise, présente chez les Hakkas de Taiwan), les musiciens dont la moyenne d'âge est assez élevée ont repris leurs activités. Alors qu'ils avaient interrompu leur pratique régulière pendant plusieurs années, suite à la publication du CD que nous avons produit ensemble, il y a un net regain d'attention et des tentatives pour former des enfants à cette forme musicale.
Je pense la phonographie comme une activité de médiation et d'interprétation plutôt qu'une pratique de la mémoire. Dans le cas des maisons traditionnelles de Peng-Hu, il y a une urgence extrême pour sauver ce patrimoine architectural incroyable (les maisons sont construites en blocs de corail). Ce travail nous a permis parfois de pouvoir sensibiliser à l'environnement naturel et aux spécificités culturelles de l'archipel.

Que ce soit pour le compositeur ou l’audio-naturaliste, une écoute adéquate semble être la condition sine qua non de tout travail d’investigation sonore. Comment pourriez-vous définir cet état de disponibilité et de concentration que constitue une ‘bonne’ écoute sur le terrain ? Pourriez-vous par ailleurs raconter une expérience d’écoute particulièrement marquante ?

Il m'est difficile de décrire ce que devrait être une telle écoute. Par contre je peux facilement dire ce que je recherche : sur le terrain, tout comme en studio, il se produit parfois une augmentation de la sensibilité. Cela passe par les canaux auditifs pour finir par un picotement sur les épaules. Ce moment où l'on oublie un peu les raisons d'être ici ou là. Il y a un véritable plaisir sensuel de la prise de son. L'audio-naturaliste passe quand même une grande partie de son temps à écouter des chants de séduction ! Je suis le plus concentré lorsque je fonctionne de manière non-préméditée, sans anticiper cette situation sonore que j'essaie de capter, la perception du temps peut enfin s'estomper : l'audition se rapproche alors plus de l'odorat que de la vision.
Récemment je me suis penché (littéralement) sur des sources de gaz soufré à Yangmingshan, dans les montagnes au nord de Taipei. Les solfatares sont des grands ennemis de l'équipement audio-visuel, aussi j'avais du mal à rester concentré. Je me suis approché (un peu trop peut-être) d'une sorte de cheminée géante constituée de matière grisâtre et friable d'où sortaient des fumerolles assez violentes. Sous mes semelles chaudes, je sentais une vibration légère et dans mon casque un énorme souffle me remplissait l'esprit. La plus petite oscillation de la perche provoquait un changement de perspective et en même temps le vent sifflait en jouant avec le biseau de la cheminée. Tout ça me dépassait largement, en dimensions, en imaginaire et en sensations.