jeudi 30 janvier 2014

mercredi 29 janvier 2014

Le terril (11)


Les pentes du terril sont escarpées et lorsque j'y glisse, j'ai rarement l'occasion de me rattraper aux nuages. Quand mon équilibre et la gravité se disputent de la sorte, je commence toujours par jouir de cette perte de repères, momentanée et aveuglante. Ça y est, ma carcasse s'envole : seuls les avions et les oiseaux aventureux auront désormais le loisir de détailler ma calvitie gloutonne. Hélas, le rêve n'a qu'un temps. La chute et ces ronces avides de mes lèvres, ces briques qui veulent rebâtir sur mes fossettes. Mais tout cela n'est rien. Le pire, ce sont les outrages infligés à mes molaires et autres incisives, à ces dents qui me rappellent tous les jours que je suis et terminerai squelette. Quiconque a une bouche le sait, une chambre pulpaire n'est pas une chambre nuptiale, c'est une fournaise. Et l'émail censé la contenir, forteresse blanche de pacotille, n'est le plus souvent qu'une couverture élimée, un maquillage de clown triste, un dépôt de déchets dans un jardin de maison en ruines. Ce matin en quittant le dentiste, une nouvelle radiographie m'enseigne une évidence : ma bouche est une contrée de terrils. Creusement, extraction, tarissement, abandon... Tout y est, si ce n'est que mes dents caressent rarement l'horizon. Et il reste à trouver à qui a profité l'exploitation du minerai... 
Pour reprendre la dédicace de Richard Copans dans son très beau film Racines, ce texte (et la totalité de ce blog peut-être) "est dédié à ceux qui ont mal aux dents, aux chasseurs de fantômes, à ceux qui changent de lieu et de chance."
En avant.

mardi 21 janvier 2014

Et des profondeurs de l'étang retentit le coassement de la grenouille





Bien sûr, on aime les sérigraphies de Rambharos Jha qui forment les pages de ce Bestiaire du Gange, paru initialement chez Tara Books et édité ici chez Actes Sud Junior.

lundi 20 janvier 2014

La danse des possédés (82)








L’histoire et les costumes du Mardi Gras Indians de la Nouvelle-Orléans sont étranges et beaux, tout comme les noms de ses différentes "tribus" (voir liste ci-dessous). Personnellement, je ferais bien partie des Wild Tchoupitoulas ou des Yellow Pocahontas...
  • 7th Ward Creole Hunters
  • 7th Ward Hard Headers
  • 7th Ward Hunters
  • 9th Ward Hunters
  • Apache Hunters
  • Black Cherokee
  • Black Eagles
  • Black Hawk Hunters
  • Black Mohawks
  • Black Seminoles
  • Blackfoot Hunters
  • Burning Spears
  • Carrollton Hunters
  • Cheyenne Hunters
  • Comanche Hunters
  • Congo Nation
  • Creole Osceola
  • Creole Wild West
  • Fi-Yi-Yi
  • Flaming Arrows
  • Geronimo Hunters
  • Golden Arrows
  • Golden Blades
  • Golden Comanche

  • Golden Eagles
  • Golden Star Hunters
  • Guardians of the Flame
  • Hard Head Hunters
  • Mandingo Warriors
  • Mohawk Hunters
  • Morning Star Hunters
  • Northside Skull and Bones Gang
  • Red Hawk Hunters
  • Red White and Blue
  • Seminole Hunters
  • Seminole
  • Trouble Nation
  • White Cloud Hunters
  • White Eagles
  • Wild Apache
  • Wild Bogacheeta
  • Wild Tchoupitoulas
  • Wild Magnolias
  • Wild Mohicans
  • Yellow Pocahontas
  • Yellow Jackets
  • Young Navaho
  • Young Brave Hunters
  • Young Monogram Hunters
  • Young Cheyenne

samedi 18 janvier 2014

Turn the page


Des étrangers décapités, la mer et quelques sourires passés au jaune, des accolades entre fantômes. Des récits à peine audibles dans de vieux albums de famille. L'effondrement, l'oubli et puis ce torse inconnu. Fier, puissant et velu, il n'est pas rompu par la déchirure de la photographie. Décidément, des milliards de récits nous ont précédé. Sur la couverture de l'album, ce titre : "De l'amour à la haine, il n'y a qu'un pas". C'est vrai, mais cela dépend des chaussures que l'on porte. En avant. Plus que jamais.

Be brave, clench fists.

vendredi 17 janvier 2014

La danse des possédés (81)



My wandering Heart, le plus beau morceau de l'histoire de la musique du moment... Pour rappel, "wandering", ça signifie errant, vagabond, qui serpente, qui fait des méandres, qui délire... Et on trouve que ça va très bien à I'm A Dreamer, le superbe dernier album de Josephine Foster.

jeudi 16 janvier 2014

Le terril (10)


Il y a des terrains faits pour la guerre et d'autres pour la paix. Ceux-là ne s'étaient pas trompés lorsqu'ils sont arrivés sur le terril parés de treillis et maquillés de traits noirs et épais. S'ils faisaient mine de m'ignorer, je ne pouvais m'empêcher d'observer leur manège dans les hautes herbes. Ils rampaient, hurlaient et jetaient devant eux des boîtes de conserve peintes. Leurs bastions se résumaient à de malhabiles agencements de bâches de plastique, leurs tranchées, à quelques trous boueux cachant à peine un homme assis. Leurs armes, n'en parlons même pas. J'étais triste pour eux. Qu'ils soient des cowboys de l'Arizona dans un laboratoire ou des cobayes prenant l'horizon pour un labyrinthe, au final, peu importait... Leur guerre se résumerait toujours à des genoux sales et des écorchures de ronces sur les mains. J'ai fini par les raccompagner l'un après l'autre en les tirant par l'oreille. Il y a des armistices et des capitulations qui font peu de bruit. En avant.

mercredi 15 janvier 2014

Vers les cimes (38)


"Chacun a vu un jour (encore qu'aujourd'hui
on cherche à nous cacher jusqu'à la vue du feu)
ce que devient la feuille de papier près de la flamme,
comme elle se rétracte, hâtivement, se racornit,
s'effrange... Il peut nous arriver cela aussi,
ce mouvement de retrait convulsif, toujours trop tard,
et néanmoins recommencé pendant des jours,
toujours plus faible, effrayé, saccadé,
devant bien pire que du feu.

Car le feu a encore une splendeur, même s'il ruine,
il est rouge, il se laisse comparer au tigre
ou à la rose, à la rigueur on peut prétendre,
on peut s'imaginer qu'on le désire
comme une langue ou comme un corps ;
autrement dit, c'est matière à poème
depuis toujours, cela peut embraser la page
et d'une flamme soudain plus haute et plus vive
illuminer la chambre jusqu'au lit ou au jardin
sans vous brûler – comme si, au contraire,
on était dans son voisinage plus ardent, comme s'il
vous rendait le souffle, comme si
l'on était de nouveau un homme jeune devant qui
l'avenir n'a pas de fin...

C'est autre chose, et pire, ce qui fait un être
se recroqueviller sur lui-même, reculer
tout au fond de la chambre, appeler à l'aide
n'importe qui, n'importe comment :
c'est ce qui n'a ni forme, ni visage, ni aucun nom,
ce qu'on ne peut apprivoiser dans les images
heureuses, ni soumettre aux lois des mots,
ce qui déchire la page
comme cela déchire la peau,
ce qui empêche de parler en autre langue que de bête."

Philippe Jaccottet, Parler dans le recueil Chants d'en bas (1977).
 

mardi 14 janvier 2014

Mnémotourisme (26)


Pour ceux que la peinture bruxelloise au 16e siècle intéresse (et vous êtes NOMBREUX je le sais), j'ai publié un court texte ici, qui revient, dans les (très) grandes lignes, sur l'objet de mes activités doctorales passées. Pour rappel, le livre est disponible ici.

lundi 13 janvier 2014

Paradigme indiciaire (16)


"Il nous faut désapprendre de prétendre à disséquer la réalité sociale comme si nous pouvions avoir un regard objectif du dehors. Nous sommes toujours "dans" quelque chose, nous ne pouvons que glisser de perspective en nous mettant localement en dehors, un peu à la façon de ces surfaces topologiques où il n'y a pas d'observatoire qui soit en dehors de tout, seulement des points extérieurs par rapport à des constellations de lieux singuliers. Pour l'anthropologue, le défi est justement de changer souvent de place pour "remonter" les choses par des relations, suivre des traces comme un chasseur qui piste. Il y a toujours un moment où l'empreinte mène au gibier, on peut le consommer et le partager, ça fait partie de la survie, et ce n'est jamais terminé, sauf à considérer le plaisir d'un repas comme un achèvement en soi. Mais pour être un bon chasseur, disent les Aborigènes, il faut un peu se mettre à la place de l'animal lui-même, changer de rôle, s'arrêter, s'identifier à son environnement, à sa manière de voir, prédire ses mouvements, parfois courir, parfois ralentir, parfois crier, parfois rester sans un bruit, être patient, voire souffrir pour que ce qui nous échappe se laisse attraper sans que soit rompue l'alliance entre les humains et l'espèce en question. Beaucoup de gens n'aiment pas la chasse, la trouvant primitive, sanglante, trop meurtrière : ils oublient souvent qu'à travers nos actualités et nos films de divertissement nous sommes des prédateurs bien plus meurtriers. L'art du chasseur est indissociable de celui qui cherche à générer la vie : chaque société essaie de répondre à sa manière à cette question de comment se reproduire et faciliter la production créative de son environnement, quel qu'il soit." 

Extrait de Barbara Glowczewski, Rêves en colère. Avec les Aborigènes australiens. Plon, Terre Humaine, 2004.

mercredi 8 janvier 2014

L'usage sonore du monde (23)


On constate seulement l'existence de cette émission, diffusée le 20 octobre 2013 sur la radio suisse RTS dans le cadre du programme Musique d'avenir. Y sont lus des extraits du livre Field Recording. L'usage... en alternance avec des extraits musicaux. Bonne écoute.
Pour la photo, il n'y a pas de lien à chercher et c'est .

lundi 6 janvier 2014

La danse des possédés (80)



En écoutant ce morceau ce matin dans le train, j'ai pris la main de mon voisin sans crier gare. Je croyais qu'il allait s'énerver, mais il a tendu son autre main à la personne qui était face à lui. De main en main, nous avons bientôt formé une immense chaîne humaine. En quelques minutes, nous étions plus de cent, debout, à faire vivre la plus belle farandole qu'il m'ait été donné de voir. Ensemble, nous hurlions "La chenille !" "La chenille !" "La chenille !"... Et j'en ai presque fait saigner mes cordes vocales. On dit le navetteur gris, apathique et esclave de son quotidien, mais il suffit d'une étincelle pour qu'il se transforme en débaucheur d'attaché-case, en percuteur ivre de portes coulissantes, en apprenti malfaiteur de wagons-boîtes. "Rien de plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité, d'accepter sans réserves l'impérieuse prérogative du réel." Mais si le réel "insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs."

samedi 4 janvier 2014

Le terril (9)






"Dieu est dans les détails" ?
Avec leurs bandeaux fluorescents dans les cheveux, ils arrivaient sur le terril armés de bombes de couleur. Sur des plaques de métal cabossées ou de vieux murs à moitié écroulés, ils s'exerçaient à créer un monde. Mais conscients de leur inaptitude, ils s'arrêtaient bien vite et s’asseyaient en cercle dans les hautes herbes pour fumer. Chaque été, ils revenaient et recouvraient leurs tentatives passées de nouveaux motifs. Chaque été, ils repartaient mélancoliques, avec la sensation de ne pas avoir trouvé ce que par leur art ils cherchaient. Leur tort ? Ne pas savoir que la vision d'ensemble contamine. Et pourtant, chaque détail de leurs ébats picturaux renverse. Pour celui qui n'observe les choses que de près, chaque goutte de peinture est un chef d’œuvre, chaque brique un temple, chaque mot une épopée. Quand la synecdoque particularisante gouvernera notre rapport au monde, tout sera bel et bon, mais nous aurons mal au dos à force de nous pencher. Et plutôt que les dents en avant, les graffitis de nos petits voisins diront la fortune et la gloire. En avant.

vendredi 3 janvier 2014

Paradigme indiciaire (15)


Le Polaroïd de Marie Richeux, c'est une fiction radiophonique courte, c'est une image sonore qui se dévoile peu à peu, c'est une insurrection de présence perpétrée contre l'utile. C'est aussi, souvent, le préalable à un entretien passionnant (avec, parmi des dizaines d'autres, Pierre Bergounioux, Bruno Latour, Georges Didi-Huberman...). Celui qu'on a transcrit ci-dessous (on l'espère sans trop d'erreurs) peut être écouté ici. Tous les jours de la semaine, Marie Richeux offre ainsi un Polaroïd à l'auditeur de France Culture, dans le cadre de son indispensable émission Pas la peine de crier. Et pour information, les Polaroïds ont fait l'année passée l'objet d'un recueil, d'ailleurs préfacé par Georges Didi-Huberman et publié chez Sabine Wespieser.

"Les hivers ne passent pas sans rien dire, c'est pas vrai. Pas sans traces. Sans rides faites à la pelle dans la joue de toi. Et aussi de toi. Et de toi encore au fond. 
Après la maison, il prend le chemin tracé au sol par une vieille bête cornue qui n'est plus vivante désormais, mais dont on se souvient encore. Et en prenant le chemin, on redit son nom. Et l'époque où elle dessinait le sol avec ses sabots revient. Il prend à droite au bout. La forêt dégage. Le ciel dégage. L'herbe et le sol dégagent. Ainsi que les moutons qui crochetaient tranquilles là où il y avait des trous.
Tout dégage.
Apparaît la pierre, mal maquillée et épaisse, et gorgée de son nom grave, et comme une pluie drue, méchante, s'imposant au rythme infernal du jet, c'est une demeure qui se voit alors. Et juste devant, une femme. Il reste désormais quelques pas. Il les fait. Les mains, chaque main, dans chaque poche, près des cuisses, où le tissu rassure. Elle est debout, comme toujours debout. Quand il vient, il cherche le souffle délicat. Elle penche la nuque, il prend la nuque. Elle penche la hanche, il prend la hanche. Il met sa paume à plat comme on attend les gouttes et les larmes. Elle met la plante de son pied, prend appui, il a son pied dans sa paume. Après c'est la mâchoire qu'il porte. Quand la femme se lève et s'étend en équilibre sur la main, c'est la mâchoire qu'il accompagne car c'est de là que viennent orages et orgasmes, ça se sait. Il la porte à bout de bras et elle est plus lourde qu'avant.
L'hiver ne passe pas sans rien dire, c'est faux. Sans traces profondes, sans poids qui s'ajoute. Et lui, devenu cathédrale de gestes empilés sur la pointe, lui aussi se fait grue maintenant, la saisit, la hisse. Tout dégagé le ciel, la saison, l'herbe, les arbres et les moutons qui crochetaient. Cette femme se hisse au rang des lueurs et tout autour comme un collier d'air qui n'appartient, ni ne tient, ni n'oublie les mains avec lesquelles il était venu."

jeudi 2 janvier 2014

Les sans-noms (2)


Même si le récit qui suit n'est en aucun cas représentatif du sort des quatorze millions de prisonniers africains réduits en esclavage et emportés de l'autre côté de l'Atlantique entre le 15e et le 19e siècle, il donne tout son sens au mot édifiant. Des histoires similaires, on en trouve beaucoup d'autres dans l'excellente synthèse de Marcus Rediker intitulée A bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite (Seuil, 2013). L'extrait qui suit est tiré des pages 33-35.
Ci-dessus, le plan et la coupe de l'intérieur d'un bateau négrier issus de L'histoire de la naissance des progrès et de l'accomplissement de l'abolition du commerce des esclaves africains par le parlement britannique (Angleterre, 1808) reproduit sur la couverture du livre de Rediker.

"Nom inconnu

A la fin de l'année 1783 ou au début de l'année suivante, un homme monta à bord du Brooks, un négrier, avec toute sa famille - son épouse, ses deux filles et sa mère. Ils avaient tous été reconnus coupables de sorcellerie. L'homme avait été marchand, peut-être même marchand d'esclaves ; il venait d'un village appelé Saltpan, sur la Côte-de-l'Or. Il était probablement du peuple fanti. Il connaissait l'anglais et, même si, apparemment, il refusa de parler au capitaine, il s'adressa aux membres de l'équipage et leur expliqua comment il était devenu esclave : il s'était querellé avec le chef du village qui s'était vengé en l'accusant, lui et sa famille, de sorcellerie. Condamnés, ils furent vendus à ce navire négrier en partance pour Kingston, à la Jamaïque.
Quand sa famille monta à bord, Thomas Trotter, le médecin du Brooks, remarqua que l'homme "avait tous les symptômes d'une mélancolie maussade". Il tait triste, déprimé, en état de choc. Le reste de la famille montrait, elle, "tous les signes de l'affliction". Le découragement, le désespoir et même une "insensibilité apathique" étaient choses communes parmi les esclaves qui montaient à bord des négriers. L'équipage s'attendait à voir s'améliorer l'état d'esprit de l'homme et de sa famille à mesure que le temps passerait et que cet étrange nouveau monde de bois leur deviendrait plus familier.
Dès le début, l'homme refusa toute nourriture. Durant toute sa captivité à bord du Brooks, il refusa tout simplement de manger. Cette réaction était également courante, mais il alla plus loin. Un matin, très tôt, alors qu'ils jetaient un coup d’œil à leurs prisonniers, les marins découvrirent l'homme baignant dans son propre sang. Ils appelèrent le médecin de bord en urgence, qui conclut que l'homme avait essayé de se trancher la gorge, mais n'était parvenu qu'à "se trancher la veine jugulaire externe". Il avait déjà perdu beaucoup de sang. Trotter sutura la plaie, et se demanda s'il fallait nourrir l'homme de force. Toutefois, la blessure de la gorge "rendait impossible d'user de la contrainte", contrainte qui était en temps normal fort courante chez les esclavagistes. Par "contrainte", le médecin faisait allusion au speculum oris, cet outil fin et mécanique utilisé pour ouvrir de force les gorges récalcitrantes afin d'y enfourner du gruau ou toute autre nourriture.
La nuit suivante, l'homme attenta de nouveau à sa vie. Il arracha ses points de suture et se retrancha la gorge, de l'autre côté, cette fois. Sommé de parer à cette nouvelle urgence, Trotter était en train de nettoyer la plaie sanglante quand l'homme se mit à lui parler. Il lui déclara simplement et directement : "Jamais je n'irai avec les hommes blancs." Puis, il "leva mélancoliquement les yeux vers les cieux" en marmonnant des phrases que Trotter ne parvint pas à comprendre. Il avait choisi la mort plutôt que l'esclavage.
Le jeune médecin s'occupa de lui du mieux qu'il put et ordonna que soit menée "une fouille diligente" des quartiers des esclaves afin de récupérer l'objet que l'homme avait utilisé pour se trancher la gorge. Les marins ne trouvèrent rien. Le médecin considéra alors l'homme de plus près, découvrit du sang sur le bout de ses doigts et des irrégularités sur le pourtour de la blessure, et en conclut qu'il s'était déchiré la gorge à l'aide de ses propres ongles.
Toutefois, l'homme survécut. Ses mains furent attachées "afin de prévenir toute autre tentative", mais ces efforts ne servirent à rien face à la volonté de ce désespéré sans nom. Trotter expliqua plus tard qu'"il continua à être fidèle à sa résolution, refusa toute nourriture, et mourut d'inanition une semaine ou dix jours plus tard". Le capitaine du navire avait également été informé de la situation. Le capitaine Clement Noble affirma que l'homme "avait tempêté et fait grand bruit, secoué ses mains dans tous les sens, [qu'] il s'agitait de tous côtés de la manière la plus extraordinaire, et montrait tous les signes de la plus parfaite démence."
Quand, en 1790, lors d'une audition d'une commission parlementaire enquêtant sur le commerce des esclaves, Thomas Trotter raconta l'histoire de cet homme, il déclencha une avalanche de questions et ce qui commença à ressembler à un sérieux débat. Les membres du Parlement qui avaient des sentiments pro-esclavagistes se rangèrent dans le camp du capitaine Noble et tentèrent de discréditer Trotter, niant qu'une résistance fondée sur la volonté de mettre fin à ses jours puisse être la morale de cette histoire, tandis que les membres anti-esclavagistes soutinrent le médecin et attaquèrent le capitaine Noble. Un membre de la commission demanda à Trotter : "Pensez-vous que cet homme qui a essayé de se trancher la gorge avec ses propres ongles était fou ?" Là-dessus, Trotter n'avait aucun doute. Il répondit : "Il n'était absolument pas fou ; je crois qu'il a bien pu avoir un accès de délire juste avant de mourir, mais, quand il est monté sur le navire, je suis persuadé qu'il était parfaitement sain d'esprit." La décision de l'homme de ses servir de ses propres ongles pour se trancher la gorge était une réponse tout à fait rationnelle à l'embarquement sur un navire négrier. Et cependant, les individus les plus puissants du monde débattaient de la signification de cette résistance."

mercredi 1 janvier 2014

La danse des possédés (79)



Décidé hier sur le coin d'une table : 2014 sera l'année de l'Amour et de la Lanterne sourde. Chaussures usées aux pieds, lucioles sur l'épaule et soleil dans les yeux sont également bienvenus.