jeudi 30 août 2012

La danse des possédés (38)


Pour une gémellité de retour et toujours, pourvoyeuse d'images. 
"Images, donc, pour organiser notre pessimisme. Images pour protester contre la gloire du règne et ses faisceaux de dure lumière. Les lucioles ont-elles disparu ? Bien sûr que non. Quelques-unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l'obscurité ; d'autres sont parties au-delà de l'horizon, essayant de reformer ailleurs leur communauté, leur minorité, leur désir partagé." (Didi-Huberman, Survivance des lucioles)

mercredi 29 août 2012

La paix règnera sur terre


Dans son récit mélancolique Yucca Mountain, John D'Agata s'intéresse au projet (désormais avorté) de stockage de tous les déchets nucléaires américains sur le seul site de Yucca Mountain, dans le Nevada, à 140 kilomètres de Las Vegas. Bien au-delà du reportage et du pamphlet écologiste, l’écrivain a réussi à traiter, dans un texte parsemé d'interrogations vertigineuses et de descriptions épiques, de sujets aussi divers que la distance temporelle, le suicide, le Cri de Munch ou l'évolution du langage. Rien de moins. On suit avec attention les sorties de la maison d'édition belge Zones sensibles, qui a publié le livre cette année.

"Il n'a pas eu besoin que, dix millions d'années auparavant, la Terre soulève une montagne du fond de l'océan en Indonésie, une île de 16 km2 appelée Rakata, l'une des 13000 îles de l'étroit détroit de la Sonde au sommet de laquelle se dresse Krakatoa, un volcan légendaire. Son éruption en 1400 av. J.-C. aurait causé des raz-de-marée d'une puissance telle que l'Atlantide fut engloutie. Puis son éruption en l'an 537 aurait tellement assombri le ciel qu'il neigea à Rome au mois de juin, que les récoltes en Europe furent catastrophiques, que les déserts furent inondés, que des Mongols nomades, fuyant les intempéries, s'enfuirent vers l'ouest par tribus entières, en Eurasie, renversèrent l'Empire perse et fondèrent l'Islam moderne. Ce volcan, que les habitants appelaient le "cœur palpitant du monde", n'aurait pas dû entrer en éruption avec autant de puissance une fois encore le 25 août, une semaine avant la promenade d'Edvard. Il entra en éruption à 17h30, puis le lendemain matin à 6h40, puis à 8h21, puis à 10h, 10h50, minuit, puis à 1h du matin, et finalement à 3h30 le 26 août. L'éruption fut si forte qu'elle rasa 160 villages et tua 40000 personnes. Les radiométristes déclarèrent que c'était le deuxième bruit le plus fort jamais entendu par des oreilles humaines ; l'éruption déclencha des ondes de choc d'une violence inouïe qui firent sept fois le tour de la planète, provoquant des explosions d'un kilomètre et demi de haut, avant de s'abattre sur la Terre et envelopper l'atmosphère de 227 millions de tonnes de nouveaux débris, plus des deux tiers de la masse rocheuse de l'île. Le panache de cendres qui se forma se répandit si rapidement que des bureaux britanniques de Delhi rapportèrent avoir vu un nuage de particules jaunes le soir du 28 août, qui devint orange à Madrid le 29 août, se mêla à la moiteur de Londres le 31 août, formant un front glacial de pluie et de poussière qui dériva vers l'ouest en direction de la Norvège, où les nuits étaient très venteuses. Quand le jour parut, ce nuage de poussière révéla un ciel rouge qui saignait déjà."

mardi 28 août 2012

L'usage sonore du monde (5)


 

Ce mercredi soir, nous irons écouter BJ Nilsen, Biosphère et Philip Jeck dans un parc bruxellois à l'occasion des 30 ans du label anglais Touch. Sans épiloguer, il est bon de rappeler que cette excellente maison a œuvré comme peu d'autres à l'élargissement des horizons de nombreux amateurs de musique électronique et de 'field recording'. Je me souviens ainsi de mon enthousiasme suite à la découverte, il y a déjà plusieurs années (...), des albums de Fennesz, de Phill Niblock, d'Oren Ambarchi ou encore de Chris Watson. Et puis il y eut le 7 mai 2006, à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, où certains de ces artistes se produisaient en alternance avec des musiciens classiques interprétant Arvo Pärt, Giacinto Scelsi et des œuvres médiévales (un double LP documentant une partie de ces performances est sorti quelque temps après : Spire Live. Fundamentalis). Un compagnon présent ce soir-là achevait un travail intense. Moi, j'étais probablement en latence, je ne sais plus... Pourtant, ce soir-là reste dans ma mémoire comme une récompense et un encouragement. Depuis, je n'entre plus dans une église sans avoir envie qu'y résonnent bourdons électroniques, voix angéliques et crissements divers - étranges et beaux comme il se doit. Je suis souvent déçu...
L'occasion est bonne de mentionner à nouveau l'incroyable Touch Radio qui offre désormais 80 programmes de nombreux musiciens plus que recommandables, de BJ Nilsen à Daniel Menche, en passant par Lasse Marhaug, Chris Watson, Stephan Mathieu, Steve Roden ou encore Toshiya Tsunoda.

lundi 27 août 2012

Procès contre les animaux


Ici, on trouvera l'intégrale de l'ouvrage fascinant d'Emile Agnel Curiosités judiciaires et historiques du Moyen Age. Procès contre les animaux (Paris, 1858). Y sont recensés quantité de procès qui, jusqu'au 18e siècle, ont mis en cause de nombreux animaux d'espèces diverses (porcs, vaches et chevaux, mais aussi mouches, sauterelles et poissons). Ces jugements, très proches dans leur forme de ceux que pouvaient encourir les humains, entraînaient parfois la mise à mort et même l'excommunication des bêtes condamnées. Quelques extraits du livre ci-dessous :

"L'exécution était publique et solennelle; quelquefois l'animal paraissait habillé en homme. En 1386 une sentence du juge de Falaise condamna une truie à être mutilée à la jambe et à la tête, et successivement pendue pour avoir déchiré au visage et au bras et tué un enfant. On voulut infliger à l'animal la peine du talion. Cette truie fut exécutée sur la place de la ville, en habit d'homme; l'exécution coûta dix sous dix deniers tournois, plus un gant neuf à l'exécuteur des hautes œuvres. L'auteur de l'Histoire du duché de Valois, qui rapporte le même fait, ajoute que ce gant est porté sur la note des frais et dépens pour une somme de six sous tournois, et que dans la quittance donnée au comte de Falaise par le bourreau, ce dernier y déclare qu'il s'y tient pour content et qu'il en quitte le roi notre sire et ledit vicomte. Voilà une truie condamnée bien juridiquement!"

"L'Histoire du duché de Valois (...) rapporte le fait suivant:
«Un fermier de village de Moisy laissa échapper un taureau indompté. Ce taureau ayant rencontré un homme, le perça de ses cornes; l'homme ne survécut que quelques heures à ses blessures. Charles, comte de Valois, ayant appris cet accident au château de Crépy, donna ordre d'appréhender le taureau et de lui faire son procès. On se saisit de la bête meurtrière. Les officiers du comte de Valois se transportèrent sur les lieux pour faire les informations requises; et sur la déposition des témoins ils constatèrent la vérité et la nature du délit. Le taureau fut condamné à être pendu. L'exécution de ce jugement se fit aux fourches patibulaires de Moisy-le-Temple. La mort d'une bête expia ainsi celle d'un homme.
«Ce supplice ne termina pas la scène. Il y eut appel de la sentence des officiers du comte, comme juges incompétents, au parlement de la Chandeleur de 1314. Cet appel fut dressé au nom du procureur de l'hôpital de la ville de Moisy. Le procureur général de l'ordre intervint. Le parlement reçut plaignant le procureur de l'hôpital en cas de saisine et de nouvelleté, contre les entreprises des officiers du comte de Valois. Le jugement du taureau mis à mort fut trouvé fort équitable; mais il fut décidé que le comte de Valois n'avait aucun droit de justice sur le territoire de Moisy, et que les officiers n'auraient pas dû y instrumenter.»"
"La consultation de Chasseneuz (...), acquit à son auteur, qui n'était alors qu'avocat à Autun, une grande réputation comme jurisconsulte; elle lui valut, vers 1510, d'être désigné par l'officialité d'Autun, comme avocat des rats et de plaider leur cause dans les procès qu'on intenta à ces animaux par suite des dévastations qu'ils avaient commises en dévorant les blés d'une partie du territoire bourguignon.
Dans la défense qu'il présenta, dit le président de Thou, qui rapporte ce fait, Chasseneuz fit sentir aux juges, par d'excellentes raisons, que les rats n'avaient pas été ajournés dans les formes; il obtint que les curés de chaque paroisse leur feraient signifier un nouvel ajournement, attendu que dans cette affaire il s'agissait du salut ou de la ruine de tous les rats. Il démontra que le délai qu'on leur avait donné était trop court pour pouvoir tous comparaître au jour de l'assignation; d'autant plus qu'il n'y avait point de chemin où les chats ne fussent en embuscade pour les prendre. Il employa ensuite plusieurs passages de l'Écriture sainte pour défendre ses clients, et enfin il obtint qu'on leur accorderait un plus long délai pour comparaître.
Le théologien Félix Malléolus, vulgairement appelé Hemmerlin, qui vivait un siècle avant Chasseneuz et qui avait publié un traité des exorcismes, s'était également occupé, dans la seconde partie de cet ouvrage, de la procédure dirigée contre les animaux. Il parle d'une ordonnance rendue par Guillaume de Saluces, évêque de Lausanne, au sujet d'un procès à intenter contre les sangsues, qui corrompaient les eaux du lac Léman et en faisaient mourir les poissons. Un des articles de cette ordonnance prescrit qu'un prêtre, tel qu'un curé, chargé de prononcer les malédictions, nomme un procureur pour le peuple; que ce procureur cite, par le ministère d'un huissier, en présence de témoins, les animaux à comparaître, sous peine d'excommunication, devant le curé à jour fixe. Après de longs débats cette ordonnance fut exécutée le 24 mars 1451, en vertu d'une sentence que l'official de Lausanne prononça, sur la demande des habitants de ce pays, contre les criminelles sangsues, qui se retirèrent dans un certain endroit qu'on leur avait assigné, et qui n'osèrent plus en sortir.
Le même auteur rend compte aussi d'un procès intenté dans le treizième siècle contre les mouches cantharides de certains cantons de l'électorat de Mayence, et où le juge du lieu, devant lequel les cultivateurs les avaient citées, leur accorda, attendu, dit-il, l'exiguïté de leur corps et en considération de leur jeune âge, un curateur et orateur, qui les défendit très dignement et obtint qu'en les chassant du pays on leur assignât un terrain où elles pussent se retirer et vivre convenablement. «Et aujourd'hui encore, ajoute Félix Malléolus, les habitants de ces contrées passent chaque année un contrat avec les cantharides susdites et abandonnent à ces insectes une certaine quantité de terrain, si bien que ces scarabées s'en contentent et ne cherchent point à franchir les limites convenues.»"

"Sentence du grand vicaire de l'église de Mâcon, donnée à Beaujeu le 8 septembre 1488, sur les plaintes de plusieurs paroissiens. Même mandat aux curés de faire trois invitations aux limaces de cesser leurs dégâts, et faute par elles d'obtempérer à cette injonction, de les excommunier."

dimanche 12 août 2012

Mnémotourisme (6)






Contempler la mer au mémorial Walter Benjamin, nommé Passages par son concepteur Dani Karavan... 
Alors qu'il fuit la France occupée en 1940, le philosophe tente le passage en Espagne. Pour une sombre histoire de visa et par peur d'être livré aux Nazis, il met fin à ses jours le 26 septembre 1940 à Port-bou, petite bourgade au bord de la Mer Méditerranée. Bientôt, la dépouille de celui qui avait fait de la mémoire un de ses sujets de réflexion favoris est placée dans la fosse commune. Conçu au début des années 1990, Passages (c'est aussi le nom du dernier ouvrage inachevé de Benjamin) est composé d'un escalier permettant au visiteur de s'enfoncer dans la falaise, vers la mer. Cette descente vers les flots tumultueux est heureusement freinée par la présence d'un vitre portant une citation célèbre de Walter Benjamin : "Honorer la mémoire des anonymes est une tâche plus ardue qu'honorer celles des gens célèbres. L'idée de construction historique se consacre à cette mémoire des anonymes." Pour en savoir plus, voir ici et pour les sources des images .

vendredi 10 août 2012

Contre l'amitié généralisée


Deux extraits de : Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, 1977.

"(...) L'hypothèse de l'amitié de tous avec tous entre en contradiction avec le désir profond, essentiel de chaque communauté de maintenir et déployer son être de totalité une, c'est-à-dire sa différence irréductible par rapport à tous les autres groupes, y compris les voisins amis et alliés. La logique de la société primitive, qui est une logique de la différence, entrerait en contradiction avec la logique de l’échange généralisé qui est une logique de l’identité, parce qu’elle est une logique de l’identification. Or, c’est cela que par-dessus tout refuse la société primitive : refus de s’identifier aux autres, de perdre ce qui la constitue comme telle, son être même et sa différence, la capacité de se penser comme Nous autonome. Dans l’identification de tous à tous qu’entraîneraient l’échange généralisé et l’amitié de tous avec tous, chaque communauté perdrait son individualité. L’échange de tous avec tous serait la destruction de la société primitive : l’identification est un mouvement vers la mort, l’être social primitif est une affirmation de vie. La logique de l’identité donnerait lieu à une sorte de discours égalisateur, le maître mot de l’amitié de tous avec tous étant : " nous sommes tous pareils ! " Unification en un méta-Nous de la multiplicité des Nous partiels, suppression de la différence propre à chaque communauté autonome : abolie la distinction du Nous et de l’Autre, c’est la société primitive elle-même qui disparaîtrait. Il s’agit là non pas de psychologie mais de logique sociologique : il y a, immanente à la société primitive, une logique centrifuge de l’émiettement, de la dispersion, de la scission telle que chaque communauté a besoin, pour se penser comme telle (comme totalité une), de la figure opposée de l’étranger ou de l’ennemi, telle que la possibilité de la violence est inscrite d’avance dans l’être social primitif ; la guerre est une structure de la société primitive et non l’échec accidentel d’un échange manqué. À ce statut structural de la violence répond l’universalité de la guerre dans le monde de Sauvages."

"Qu'est-ce que la société primitive ? C'est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge. Quelle institution à la fois exprime et garantit la permanence de cette logique ? C'est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d'unification. La machine de guerre, c'est le moteur de la machine sociale, l'être social primitif repose entièrement sur la guerre, la société primitive ne peut subsister sans la guerre. Plus il y a de la guerre, moins il y a de l'unification, et le meilleur ennemi de l'Etat, c'est la guerre. La société primitive est société contre l'Etat en tant que société-pour-la-guerre."

jeudi 9 août 2012

L'usage sonore du monde (4)



L'homme n'a bien entendu pas attendu la révolution industrielle pour marquer le paysage sonore des campagnes de son empreinte indélébile. Dès l'Antiquité, l'exploitation des forêts, la chasse, le culte, la guerre, le commerce et même les activités quotidiennes occasionnent quantité de sons rivalisant avec le "chant" de la nature. Il est pourtant vrai que ce phénomène s'est nettement amplifié à partir du 18e siècle lors de l'établissement sans cesse grandissant d'usines en milieu rural. Pour les générations qui avaient connu ce temps seulement rythmé par le retentissement des cloches d'églises, les cris des animaux et bruits d'outils manuels, ces fonderies et autres scies à bois ont dû bouleverser une certaine manière d'appréhender le monde. Dans un extrait justement célèbre de son roman Le rouge et le noir (1830) (voir ci-dessous), Stendhal parle à propos d'une usine à clous de la ville (fictive) de Verrières d'un étourdissement par le "fracas d'une machine bruyante et terrible en apparence", d'un "bruit qui fait trembler le pavé" et plus loin d'assourdissement. Sur ce sujet touchant à l’histoire des sensibilités, on peut consulter les ouvrages suivants :
Alain Corbin, Les cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle.
Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire : essais sur la reconstitution du paysage sonore
Raymond Murray Schafer, Le paysage sonore : Le monde comme musique.
Une histoire de la forêt de Martine Chalvet comporterait également des notations intéressantes en ce sens, à suivre...
Comme illustration, une mine de cuivre peinte par Henri met de Bles (Florence, Offices) durant la première moitié du 16e siècle et dont on se plaît à reconstituer mentalement le paysage sonore...

"La petite ville de Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s'étendent sur la pente d'une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bâties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées.
Verrières est abritée du côté du nord par une haute montagne, c'est une des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige dès les premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se précipite de la montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs et donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois; c'est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est à la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance générale qui, depuis la chute de Napoléon a fait rebâtir les façades de presque toutes les maisons de Verrières.
A peine entre-t-on dans la ville que l'on est étourdi par le fracas d'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavé, sont élevés par une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformés en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans les montagnes qui séparent la France de l'Helvétie. Si, en entrant à Verrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui répond avec un accent traînard : Eh ! elle est à M. le maire."

mardi 7 août 2012

La danse des possédés (37)



Il nous vient des idées de déhanchements cosmiques en écoutant l'incroyable compilation Personal Space Electronic Soul 1974-1984.

lundi 6 août 2012

L'usage sonore du monde (3)






La richesse sonore de la forêt tropicale a fasciné les artistes et les audio-naturalistes au point de susciter nombre d'enregistrements. Dans une histoire qui laisserait de côté les disques purement opportunistes, il faudrait citer les incontournables Sounds of a Tropical Rain Forest in America (édité en 1952 chez Folkways), Ambiances de Papouasie de Jean C. Roché (1993), Viva La Selva! de Natasha Barrett (1999), La Selva de Francisco López (1999) ou encore les Rainforest Soundwalks de Steven Feld (2002). A cette liste non exhaustive où se côtoient compositions à la limite de l'abstraction et restitutions d'ambiances, on peut désormais ajouter le tout récent Sempervirent du Français Rodolphe Alexis, paru chez Gruenrekorder
En novembre et décembre 2011, l'artiste a travaillé dans différentes zones protégées du Costa Rica afin d'y capter images et sons de la forêt. Sur les dix pistes qui composent l'album, Alexis se fait passeur. Son intervention se résume en effet à un travail d'édition minimal. L'essentiel s'est passé sur le terrain où le preneur de sons a réussi à surprendre le maelström biologique si bien décrit par Edward O. Wilson dans son essai Biophilie (dont on publiait un extrait ici). Dans le cas précis de Sempervirent, maelström ne sous-entend pas pour autant vacarme. Rodolphe Alexis a en effet privilégié des ambiances plutôt apaisées où les chants d'amphibiens, cris de singes hurleurs et de perroquets alternent avec quiétude malgré la montée en puissance d'un orage. Sempervirent est un terme de botanique qui signifie 'toujours vert' et désigne donc des forêts aux arbres toujours couverts de feuilles. On apprécie cette idée de permanence que communique l'écoute du disque. Durant la dernière piste, un vent léger évolue tandis que des cigales émettent leur chant nocturne. Ces quelque cinq minutes garantissent ainsi un engourdissement que l'on voudrait prolonger. Les photographies ci-dessus sont également issues de la mission de Rodolphe Alexis.

dimanche 5 août 2012

Le pauvre petit homme


On se décille en continuant notre exploration de l'essentielle collection Terre Humaine, cette fois-ci avec Les derniers rois de Thulé de son créateur Jean Malaurie. Ci-dessous, un extrait du chapitre VI de la deuxième partie intitulée Les rois de Thulé.

"Les chasses collectives - chasses au narval, au morse - impliquaient et impliquent l'entente de ces groupes et appelaient de chacun, par conséquent, le respect des règles traditionnelles qui en découlent à des niveaux divers. A aucun de ceux-ci, l'individu n'existe. La loi et les valeurs du groupe précèdent donc celles de la personne. Et les manifestations de confessions publiques qui absolvent sont significatives. L'Esquimau s'avançait sur la banquise : face au village, il confessait à haute voix sa faute et était sauf. Pour capital que soit le rôle de l'individu, ses droits sont, en fait, nuls dans la mesure où il lui est impossible de résoudre seul les problèmes de sa survivance. Fonctionnellement aristocratique, la collectivité est sociologiquement communautaire.
La communauté parentale constitue certes un organisme majeur qui, généalogiquement, vaut principe de groupement, mais en termes suffisamment "ouverts" pour constituer économiquement - et par le moyen d'élargissements qui débordent des liens immédiats du sang - une unité de regroupement et d'organisation. 
Une des conditions de la sécurité d'un Esquimau est donc d'ordre généalogique. Etre orphelin (Iliaruvoq, Iliarsuq), c'est être condamné, à moins d'efforts extraordinaires, à être relégué au niveau le plus inférieur de la société. L'orphelin, littéralement, n'est rien. Iliarjupaluk : le pauvre petit orphelin !
Sans parents, il est une charge pour tous. Aussi doit-il justifier son existence par sa force physique, son endurance, sa gaieté. Et c'est en s'élevant tout seul qu'il en administrera la preuve. C'est tout juste si on lui prêtait, une fois la chasse du groupe terminée, harpons et fusils pour qu'il se nourrisse lui-même. Jadis, il n'était autorisé à dormir, au moins dans l'Arctique canadien, que dans le couloir d'accès à l'iglou (dans le katak) jusqu'à ce que, plus grand et plus fort, il fût admis dans le cœur de l'iglou et de la famille. Epreuve probatoire ? Dans l'Arctique central canadien, il m'a été donné une fois d'enjamber le corps de l'un deux. Le malheureux recroquevillé et grelottant n'avait même pas droit à la chaleur de la vie de famille, qui était à 2 m de sa couche, dans l'iglou même. Assis dans le sombre corridor, il mangeait après les autres les restes que l'on voulait bien lui laisser. 
A Thulé, on l'appelle aussi Inulupaluk : le pauvre petit homme. Au mieux, il dort sur les bas-côtés de l'iglou, sur l'ippat - là où l'on dispose les lampes à huile -, jamais sur l'illeq. Ululik, qui a connu un orphelin dans sa jeunesse, me dit qu'il était toujours affamé. Il n'était pas autorisé à aller à la chasse, restant dans et aux abords de l'iglou, servant de kiffaq : chercher l'eau, aider ici et là, etc. Plus maltraité que les chiens, le pauvre avait le plus grand mal à survivre. Mais qu'un orphelin surmonte ces épreuves, qu'il s'élève par lui-même au-dessus des autres hommes, il est reconnu comme le meilleur, tel Kiviok, l'orphelin - le grand héros des légendes esquimaudes."