dimanche 23 juin 2013

Là où la vie emmure, l'intelligence perce une issue


L'émission Hors-Champs a reçu Georges Didi-Huberman à cinq reprises. Ça s'écoute là : 1, 2, 3, 4 et 5. La citation de Proust reprise ici en titre sert d'entame à la première discussion, et tout cela est bel et bon. 
(ci-dessus, un des cubes de Tony Smith dont il est question dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde)

jeudi 20 juin 2013

Les yeux des hommes et ceux des bêtes






Le bestiaire du photographe Michel Vanden Eeckhoudt n'est (heureusement) ni mignon, ni sympathique. Son pouvoir de fascination est ailleurs, comme l'explique Jean-Christophe Bailly dans une préface à une belle anthologie de photographies intitulée Doux-amer (Delpire, 2013). En voici deux courts extraits :

"Mais si les animaux sont si nombreux dans ce livre comme dans l'ensemble de l’œuvre de Michel Vanden Eeckhoudt, c'est parce qu'avec leur extraordinaire indifférence à la pose et leur non moins extraordinaire aptitude à signifier le vivant, ils sont comme des points de saute du réel, des points d'intensité : non pas tant des motifs que les signes d'une inscription dans le sensible qui est un trouble, une émotion et aussi, il faut le souligner, quelque chose de très difficile à saisir, que la photographie la plupart du temps, à commencer par la photo animalière, ne voit pas, ne comprends pas."

"D'un point à l'autre de l'espace, il y a cette énergie, comme si le vide, ou ce qui semble vide, n'était que l'imminence d'un trop-plein. De cela, de ces présages dont chaque image est la saisie, les yeux sont les témoins. Les yeux et des hommes et ceux des bêtes, pareillement. Et parfois il advient que l'un de ces regards troue l'image et que spontanément, face à elle, nous nous sentions regardés, ce qui n'est qu'une façon de parler ou de détourner la question, la question muette qui se pose en tout regard - et que l'image relance, en redoublant le silence qu'elle a entendu."

mardi 18 juin 2013

Retour (14)


Une longue recension de Field Recording... est parue dans le numéro de juin du magazine Traverses.

"Le Field Recording - Plein champ sur les sons du monde

Le vent et l’eau sont-ils des instruments de musique ? Peut-on réduire l’enregistrement de joueuses de luth aux Philippines dans leur milieu naturel à un audio-reportage? À quoi bon garder cette captation grésillante et à peine audible d’un chant breton des années 1910 ? Enregistrer dans un jardin japonais un récipient métallique enfoui sous les pierres qui amplifie les gouttes d’eau qui s’y infiltrent suffit-il à faire un disque ? Capter les vibrations sourdes et les fréquences basses du pergélisol (ou permafrost) permet-il d’étiqueter un disque comme étant de l’électro-ambient ? L’oiseau-lyre est-il meilleur imitateur que le Papou de Nouvelle-Guinée ?
Ces questions, parmi d’autres, sont au coeur de la pratique du « field recording », ou enregistrement de terrain. La naissance de cette pratique est consécutive à celle des systèmes d’enregistrement portables, qui ont fait perdre au studio son exclusivité en matière d’enregistrement. Depuis la fin du XIXe siècle donc, le field recording n’a cessé, sur le plan artistique, de gagner… du terrain !
Depuis qu’on a les moyens de le capter dans son propre élément, le « chant du monde » a engendré de nombreuses démarches de collecte sonore aux visées très différentes. On aurait donc bien tort réduire l’enregistrement de terrain à une simple fonction documentaire. De par la multitude des matériaux sonores qu’il propose et le foisonnement de pratiques créatrices fondées sur ces matériaux qu’il a engendrées, le field recording doit être considéré comme un vaste champ artistique à part entière.
C’est ce que s’est proposé de démontrer Alexandre GALAND, docteur en Histoire, Art et Archéologie, dans ce livre dont le sous-titre, L’Usage sonore du monde en 100 albums, fait une judicieuse référence à un autre célèbre ouvrage, L’Usage du monde, de l’écrivain suisse Nicolas BOUVIER. Personnalité majeure du récit de voyage au XXe siècle, BOUVIER fut aussi l’un des premiers « chasseurs de sons » non professionnels. Il a arpenté les régions qu’il a traversées (Yougoslavie, Turquie, Iran, Pakistan, Afghanistan, Inde, Sri Lanka, Japon…) muni d’un prototype de magnétophone Nagra (l’ancêtre de l’enregistreur numérique), et a enregistré les musiques qu’il a entendues, de Zagreb à Tokyo. Tant sa vie que son oeuvre font de BOUVIER une figure tutélaire de la philosophie que se doit d’adopter tout chasseur de son : se rendre disponible et se mettre à l’écoute du voyage et du monde extérieur.
Dans la première partie de son ouvrage, Alexandre GALAND retrace l’historique de la pratique du field recording, et démontre qu’elle est indissociable de l’évolution des techniques d’enregistrement. Plus l’enregistreur portable est devenu
souple et facile à manier, plus les enregistrements de terrain se sont multipliés, et ce dans différents domaines. Alexandre GALAND en distingue principalement trois.
Le premier est la captation des sons de la nature, ou audionaturalisme, et ses sous-divisions (la biophonie, qui traite des sons de la flore et de la faune, notamment les chants d’oiseaux et cris d’animaux ; et la géophonie, qui étudie les sons des phénomènes climatiques, comme les orages, les vagues, les volcans…). L’auteur de Field Recording pointe déjà quelques problématiques liées à cette pratique, notamment celle de la présence humaine dans la nature, et ses conséquences. Fautil gommer toute trace sonore de manifestation humaine (genre bruits d’avion au-dessus d’une jungle) lorsqu’on cherche à restituer les sons d’un environnement donné ou les cris d’une espèce animale précise, au risque de créer un fantasme de monde « édénique » et inviolé ?
Le deuxième est la captation des musiques des hommes, ou ethnomusicologie, dont l’auteur rappelle la génèse et qu’il distingue très clairement de la « world music ». GALAND évoque quelques dates marquantes de la découverte des musiques non-occidentales par les compositeurs contemporains et recense le travail de diffusion de quelques maisons de disques réputées dans la captation in situ de musiques traditionnelles (Folkways, Lyrichord, AIMP, Ocora, Topic…). Dans ce domaine aussi, des questions épineuse surgissent, mettant en évidence l’antagonisme entre la fonction originairement sociale ou religieuse au sein d’un groupe culturel local de ces musiques traditionnelles et leur mise en pâture en tant qu’objets de consommation esthétique à échelle globale. Dans ce domaine comme dans celui de l’audio-naturalisme pointe évidemment le problème fatidique (mais aussi tarte à la crème) de l’authenticité et de la « pureté », réelle ou supposée, de la matière enregistrée.
Le troisième domaine du field recording recensé par Alexandre GALAND est celui de la composition, dont Pierre SCHAEFFER fut un pionnier. Distinct des deux autres orientations à caractère généralement plus scientifique, patrimonial ou documentaire, la pratique de la composition à base d’enregistrements de terrain a pris des tournures variées que GALAND recense : musique concrète, écologie acoustique, paysage sonore, « sound mapping »... toutes procèdent des mêmes principes (écoute, enregistrement, traitement) et soulèvent de pertinentes questions sur l’acte même d’enregistrer en tant que manière de composer, sur le choix de préserver les sons captés tel quels dans une composition, ou de les transformer jusqu’à les rendre méconnaissables, afin paradoxalement de mieux restituer l’impression subjective que la matière a laissée sur le « capteur », par exemple, etc.
En plus de tracer une perspective historique et de relever les questions tant éthiques qu’artistiques que soulève chacun des trois genres de field recording qu’il a définis, Alexandre GALAND a tenu également à interroger certains pratiquants de l’enregistrement de terrain. Chaque chapitre est ainsi complété par un entretien avec un spécialiste : Jean C. ROCHÉ pour la partie audionaturaliste, Bertrand LORTATJACOB pour l’ethnomusicologie et Peter CUSACK
pour le domaine de la composition. Chacun fait part de la passion qui anime son travail, et du regard que la pratique du field recording lui a permis d’avoir sur le monde.
La division stylistique opérée par Alexandre GALAND permet au lecteur d’appréhender avec plus de clarté la pluralité du domaine artistique que représente le field recording.
Mais l’auteur s’accorde lui-même à reconnaître que certaines oeuvres enregistrées peuvent relever d’un domaine comme d’un autre et que la frontière entre audio-naturalisme, ethnomusicologie et composition est dans certains cas très ténue, ou savamment effacée.
La seconde partie de l’ouvrage, conformément à son sous-titre, est constituée de 100 chroniques de disques qu’Alexandre GALAND jugent primordiaux dans chaque domaine de field recording. Coassements de grenouilles, chants
d’oiseaux, brame de cerfs, chants de baleines et cris de singes se partagent la partie audio-naturaliste, où l’on fait connaissance avec les enregistrements de Ludwig KOCH, Jean C. ROCHE, Roger PAYNE, Fernand DEROUSSEN, etc.
Chants de gorge inuits, chants de prisonniers américains, flûtes boliviennes, rajasthanaises ou mélanésiennes, gamelans indonésiens, polyphonies éthiopiennes, cérémonies tibétaines, chants pygmées, argentins ou ainous, jödel suisse, cloches suédoises, xylophones gabonais, tourneries de derviches et gongs cambodgiens figurent parmi les richesses sonores léguées par les cultures traditionnelles, captées par Alan LOMAX, John LEVY, David LEWISTON, Constantin BRAILOIU, Laurent JEANNEAU, Art ROSENBAUM, Deben BHATTACHARYA, Hugh TRACEY, Anne CHAPMAN, Hugo ZEMP, Tucker MARTINE ou François JOUFFA. Cette partie recense également un enregistrement de MOONDOG dans les rues de New York.
La partie « composition » est la plus riche en références discographiques. On y croise Henri POUSSEUR, Alvin LUCIER, Steve REICH, Éric LA CASA, Kristoff K. ROLL, Cécile LE PRADO, Peter CUSACK, Luc FERRARI, Éric CORDIER, Charlemagne PALESTINE, Francisco LOPEZ, Yann PARANTHOËN, Pierre HENRY, Akio SUZUKI, Michèle BOKANOWSKI, Douglas QUIN, etc. Difficile de dire si, à travers ces références, tous les sons du monde entier ont été répertoriés, mais quand on voit que certains sont parvenus à capter des sons dans des zones infréquentables par l’homme ou des sons inaudibles à l’oreille humaine, on réalise que le monde entier s’épanouit décidément sur plusieurs plan de réalité !
Conscient que sa sélection est forcément incomplète et subjective, Alexandre GALAND a complété son livre d’une discographie supplémentaire et d’une bibliographie. On notera également que chaque chapitre et même quelques chroniques sont chapeautés par une citation livresque, rappelant ainsi que l’écoute du monde a stimulé de nombreuses muses littéraires et poétiques à travers les époques…
À défaut d’être une « bible » exhaustive (exercice aussi fastidieux qu’impossible), Field Recording, l’Usage sonore du monde en 100 albums s’avère un guide introductif hautement recommandable pour découvrir l’immense variété des productions du genre. Et pour ceux qui voudraient aller plus loin, l’auteur tient également un blog qui achève de convaincre que, loin d’être un « style de musique », le field recording est surtout un pourvoyeur de chants du monde et de champs magnétiques qui invitent à écouter « autrement »..."

lundi 10 juin 2013

Quelques pages de plus








Le tenancier des lieux a commis cet ouvrage et tenait à discrètement le faire savoir.

Pour plus d'info, voir ici.

samedi 8 juin 2013

La danse des possédés (65)




Croque-Charogne est incontestablement un des meilleurs noms de groupe qu'on ait entendu depuis longtemps. C'est déjà pas mal, mais c'est sans compter le pouvoir de fascination de sa musique, toute en souffles, grondements et pulsations. Malgré leurs abords revêches, ces quelques morceaux nous remplissent de joie et nous rappellent - c'est un cliché, mais c'est la vérité - que l'inspiration n'est pas toujours acquise à ceux qui l'étalent le plus. Dans l'obscurité, dans les faubourgs de Liège ou d'ailleurs, de facétieux bricoleurs œuvrent pour le jeu et le plaisir, que l'on fait désormais nôtre.

mercredi 5 juin 2013

Paradigme indiciaire (8)



A partir de son travail sur les archives judiciaires parisiennes du 18e siècle, Arlette Farge a, avec Le goût de l'archive (Seuil, 1989), écrit une réflexion sur l'histoire essentielle, tranchante et inspirante. En alternant essais et récit "d'ego-histoire", l'auteur ne se contente pas d'expliquer son goût de l'archive. Elle livre en effet de la matière à penser sur nombre de sujets : la représentation des sans-noms et de leur vie quotidienne dans l'écriture de l'histoire, la portée politique du travail de l'historien... Pourquoi et comment tirer le fil de ces "traces par milliers" qui écument les liasses innombrables attendant un lecteur-médiateur dans les (tré)fonds d'archives ? Au-delà de ces sujets manifestes s'affirme nettement une interrogation sur l'usage de la "preuve" et du doute qui sous-tend (ou devrait sous-tendre) toute entreprise intellectuelle. Ci-dessous, le dernier chapitre intitulé Écrire :

"On ne ressuscite pas les vies échouées en archive. Ce n'est pas une raison pour les faire mourir une deuxième fois. L'espace est étroit pour élaborer un récit qui ne les annule  ni ne les dissolve, qui les garde disponibles à ce qu'un jour, et ailleurs, une autre narration soit faite de leur énigmatique présence.
A coup sûr, le goût pour les mots et les actions en lambeaux modèle l'écriture ; prenant appui sur la fragmentation des paroles, elle trouve son rythme à partir de séquences qui ne doivent rien à la nécessité mais tout au plausible, elle cherche un langage qui laisse subsister de la méconnaissance tout en offrant des parcelles de savoir neuf inattendu. L'exercice est périlleux de vouloir que l'histoire soit aussi façonnée de ce qui aurait pu se produire, laissant échapper à travers le déroulement des évènements l'ordre instable et disparate de l'affleurement du quotidien, celui-là même qui rend le cours des choses à la fois probable et improbable.
Pour cela, il faut se tenir loin de l'archive-reflet où l'on ne puise que des informations et de l'archive-preuve qui achève des démonstrations, avec l'air d'en finir une fois pour toutes avec le matériel. Comment donc inventer un langage qui s'accroche à ce qui se cherche là, à travers des traces infinies du défi, des revers et des réussites. Si les mots employés ne permettent jamais aux actes qu'ils décrivent de se rejouer, à tout le moins peuvent-ils évoquer du rejouable, des suppléments de liberté pour plus tard, ne serait-ce qu'en énonçant de la dignité et en s'efforçant de mesurer l'ampleur des déchirements et de la douleur. Bien sûr, "l'histoire survient quand la partie est terminée", écrit Paul Ricœur, mais l'écriture de cette histoire doit garder le goût de l'inaccompli, en laissant par exemple errer les libertés après qu'elles eurent été bafouées, en refusant de rien clore, en évitant toute forme souveraine des savoirs acquis. Il existe certainement une manière neuve de plier les mots au rythme des surprises ressenties face à l'archive, de les obliger à tenir compagnie à l'hésitation intellectuelle, afin de laisser par exemple les infamies comme les désirs d'émancipation être manifestes à eux-mêmes, tout en les maintenant aptes à se nouer plus tard sur d'autres rêves ou d'autres visions. Il y a sûrement moyen, par le seul choix des mots, de produire des secousses, de rompre des évidences, de prendre à revers l'habituel fil débonnaire de la connaissance scientifique. Il y a sûrement moyen d'aller au-delà de la restitution morne d'un évènement ou d'un objet historique, en marquant des lieux où le sens s'est défait, en produisant du manque là où régnaient des certitudes. Tendue entre le besoin de construire du sens avec un récit qui se tienne, et la certitude qu'il ne faut rien réifier, l'écriture se cherche entre intelligence et raison, passion et désordre.
Ce n'est plus un secret à présent, au moment où cet essai se termine. Le goût de l'archive est visiblement une errance à travers les mots d'autrui, la recherche d'un langage qui en sauve les pertinences. Peut-être même est-ce une errance à travers les mots d'aujourd'hui, une conviction peu raisonnable qu'on écrit l'histoire pour ne pas la raconter, pour articuler un passé mort sur un langage et produire de "l'échange entre vivants". Pour se glisser dans un discours inachevable sur l'homme et l'oubli, l'origine et la mort. Sur les mots qui traduisent l'implication de chacun dans le débat social."