mercredi 19 août 2015

La danse des possédés (116)


Incroyable compilation (chez les très recommandables Moi J'Connais Records) qui s'écoute et s'achète ici.

jeudi 30 juillet 2015

La danse des possédés (115)


Synesthésies (2)


Francis Picabia, La musique est comme la peinture, vers 1913-1916, Aquarelle et gouache sur carton, 122 x 66 cm, Collection privée

mardi 21 juillet 2015

Des milliards de pères (16)



J'ai des milliards de pères.
Et et grâce à ces trois-là, idiots, sauvages et lunaires, tout a changé.

Ces trois élégants sont Erik Satie, Igor Stravinsky et Claude Debussy, chez ce dernier, en juin 1911. La première photo est prise par Stravinsky, la seconde par Satie.

jeudi 18 juin 2015

Mnémotourisme (39)


De l'exploration du passé comme de la fouille archéologique... Qu'il est réjouissant le temps où l'on pouvait être à la fois préhistorien, explorateur, pionnier du cinéma muet et documentaire, et usager de la médiumnité ! Ainsi de Joseph Mandement, préhistorien réputé pour ses fouilles de la grotte du Mas d'Azil en Ariège, conservateur du lieu de 1936 à 1958 et chercheur quelque peu hétérodoxe :

"Il était un bien curieux personnage. Il s’était attaché à la grotte et il y menait des recherches à sa façon. Son but n’était pas l’étude de fines stratigraphies mais la découverte de nouvelles salles et de gisements inédits. Sa compagne, Madeleine, était médium. Elle entrait en contact avec les esprits et lui disait où il fallait creuser, lui, indiquant le chemin à parcourir pour accéder à la Salle des sépultures, véritable cimetière magdalénien qu’il chercha toute sa vie et ne renonça jamais à découvrir." (Source)

Joseph Mandement est également une figure méconnue du cinéma muet et documentaire. Une première recherche rapide donne peu de résultats. On serait en tout cas très curieux de voir son Voyage à la Terre de Feu, qu'il réalise en 1926 avec le géographe Paul Castelnau auprès des derniers Alakaloufs. Dans un genre exploratoire d'un autre niveau, temporel celui-ci, on lui doit également un Nanouk, l'homme des temps préhistoriques, qu'on brûle de voir, ne fut-ce parce qu'il est réalisé avant la guerre de 1914-1918 (sans date précise) dans le Grand Nord, soit plusieurs années avant le Nanouk de Flaherty (1922). Et donc de s'interroger sur cette double occurrence du prénom Nanouk et sur la vision de l'"Autre" préhistorique au début du 20e siècle. 
(Si un lecteur parvenu jusqu'à ce stade du texte a un plan pour voir ces films, qu'il m'écrive !)

Enfin, ci-dessous, un extrait passionnant du compte-rendu de la séance du 28 novembre 1929 de la Société préhistorique française, où Joseph Mandement était présent, soulève plusieurs points importants à propos de l’impossibilité de filmer des "vrais sauvages", sur le regard (ethnocentriste paraît faible non ?) porté à l'époque sur l'Autre par des scientifiques pourtant proches de l'anthropologie, et enfin, en matière de cinéma (je souligne l'extrait car il est important), sur le "trucage du réel" dans le cinéma dit documentaire.

"M. Mandement s'est spécialisé depuis 1913 dans l'art cinématographique documentaire et a présenté en France et en Europe de nombreux films de voyages et d'études ethnographiques, tels que a les Grandes Chasses en Afrique », « de l'Angola à Zanzibar par les sources du Nil », « Nanouk, l'homme des temps préhistoriques » et, ces dernières années, en collaboration avec Paul Castelnau « la Terre de Feu ». Il signale l'impossibilité dans laquelle il s'est trouvé de filmer de vrais sauvages encore à l'état sauvage, puisque vivants presque nus et sans abri auprès d'éternels glaciers. Vêtus de défroques jetées en aumône par les paquebots de passage dans ces parages, armés non de silex, mais de couteaux de provenance européenne, allant au gré des Ilots, non dans une pirogue en écorce d'arbre, mais dans un mauvais canot fait de planches provenant de quelque épave, sachant construire la hutte ancestrale, mais au moyen d'outils modernes, les derniers des Abakaloufs, tout en se maintenant au dernier échelon de l'échelle humaine, ont perdu le pittoresque de leur état primitif et n'ont gagné, au contact de la civilisation que des vices, dont l'alcoolisme, qui les décime peu à peu. Il faut en conséquence, se hâter de recueillir les documents ethnographiques, avant la disparition totale des anciennes mœurs et coutumes, et l'on est parfois déjà obligé, pour les films documentaires, de truquer quelque peu les scènes."

On a eu vent du personnage de Joseph Mandement dans cet épisode du Salon noir, à propos de la grotte du Mas d'Azil.

mercredi 3 juin 2015

jeudi 28 mai 2015

Mnémotourisme (39)


Gustavs Klucis, 5 projets pour des constructions d'insurrection (tribunes et radio-orateurs), 1922, Riga, National Museum of Art (visibles actuellement à l'exposition Visionary Structures. From Johansons to Johansons au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles).

lundi 25 mai 2015

Filmer les sans-noms #4


Samedi 6 juin à 21.00 (5 euros), ciné-concert avec L'homme d'Aran de Robert Flaherty (1934, 76') et le musicien David Chiesa (Contrebasse, cadre de piano, basse électrique - France, Cellule d'intervention Metamkine...).

Séance exceptionnelle avec un des films les plus mythiques de l'histoire du cinéma documentaire, tourné sur une île au large de l'Irlande pour montrer la vie d'une famille de pêcheurs.

"Man of Aran date de 1934. Il aura fallu plus de deux ans pour tourner le film et le monter. A ceci près qu'ici le montage ne suit pas le tournage : il l'accompagne et - en fait - le précède, le guide. Tourner, monter, tourner. Cette place centrale du montage, au milieu du tournage, fait de Man of Aran une expérience limite dans l'histoire du cinéma. Chaque tournage est à sa façon une aventure, les tournages documentaires d'autant plus qu'ils se font (en règle générale) hors des studios, dans des conditions de vie et de travail parfois difficiles. Il y a un thème romantique du tournage comme suite d'épreuves à traverser, d'où le film tirerait quelque chose de sa force ou de sa beauté... Tel est évidemment le cas de Man of Aran : isolement, état de tempête permanent de ces îles du bout du monde, tout y est... Sauf que le déchaînement des vagues et du vent, ici, n'est rien face àcelui qui soulève le film. Une tempête de pellicule. Une rage de cinéma.
(...)
Que nous raconte le film ? Avant le regard, avant le cinéma, le monde est entier, massif, compact, inentamable. Les choses sont là, enfermées dans leur être. Face à elles, les hommes ne seraient rien s'ils n'étaient des êtres de relation (de langage). Leur survie, leur existence est liée aux relations qu'ils sont capables d'entretenir avec le vent, la terre, la roche, la mer, les poissons, les algues... - et avec eux-mêmes. Autant que du langage, il convient de fabriquer du regard pour affronter les épreuves que nécessairement mettent en jeu ces relations. C'est pourquoi le cinéma commence par fragmenter le monde, le briser, le mettre en pièces. Le mettre en doute, c'est-à-dire en scène. Miettes mises en relation par le regard. Le montage recollera les morceaux. A la fin du film, après la tempête, les regards filmés en gros plan de l'homme, de la femme et de l'enfant nous disent non seulement qu'ici (au cinéma) les hommes ont tenu tête au monde, mais qu'ils en font partie."
Jean-Louis Comolli, extraits de L'homme essentiel. Man of Aran de Robert Flaherty (paru dans Images documentaires no. 20 et repris dans Voir et pouvoir. L'innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Verdier, 2004, pp. 222-228.

La musique développée ici par David Chiesa est une approche résolument contemporaine, offrant une relecture de cette œuvre. S’appuyant sur du contrepoint, elle souligne non des actions, mais plutôt les tensions qui sont jouées dans ce film, notamment l’aller et retour qui existe constamment entre ceux qui restent à terre et ceux qui sont en mer.... Elle joue aussi du silence, comme un reflet des profondeurs qui entourent ces îles. 

mercredi 20 mai 2015

Il y a un os dans le cœur du cerf et on lui prête le nom de croix


N'est-ce pas une raison d'intense jubilation ?

"De nombreuses personnes ignorent que le cerf possède un os dans le cœur.
Pourtant, depuis l’antiquité et jusqu’au XVIIIe siècle, cet os était bien connu, tant par le corps médical que les principaux maîtres de la vénerie. On lui attribuait toutes sortes de propriétés.

À la fin du XIVe siècle, on pensait qu’il changeait de forme le jour de la Sainte Croix. Au XVIIIe siècle, des recherches ont été entreprises pour savoir si la forme variait en fonction de la lune et de l’âge du cerf. Par la suite, il fut quasiment oublié. En 1988, le docteur Alain François présente dans Chasse-Gestion trois os de cœur de cerf, un d’une deuxième tête mesurant 22 mm, un autre d’une 3e/4e tête de 27 mm et enfin un d’une 7e/8e tête mesurant 44 mm. Ces mesures laissaient envisager une croissance linéaire en fonction de l’âge." (Source)


mardi 19 mai 2015

Le terril (27)


J'y ai mâché une poignée de terre.
C'était le pire endroit pourtant pour un tel repas. Point de loess ou d'argile goutu, mais des métaux lourds, mais des éclats de verre, et les écoulements de pluies acides.
Pourquoi avoir fait ça ? Bon Dieu, et bien parce que j'en avais assez. J'étais chez moi et des esprits flapis s'amusaient à me réveiller de leurs coups sur les murs. Un roi s'asseyait sur ma tête et le nez d'une marionnette sans cesse s'enfonçait dans mon dos. Des particules tourbillonnaient dans l'air et m'empêchaient de voir net. Ne faire ni une ni deux, c'est beau de l'écrire, mais ça l'est encore plus de l'éprouver en hurlant : j'ai claqué la porte et suis parti à grandes enjambées.
On en revient au repas. Il faut m'imaginer au sommet du terril, le front haut, la veste claquant au vent, vu de dos comme si un peintre allemand s'apprêtait à me croquer. La main pleine de terre et baffrer d'un geste brusque. Si vous tendez l'oreille, vous entendrez mes dents crisser. 
Ça aurait pu être la grande vie, la tournée des grands ducs, le baroud d'honneur, le début d'une légende.
Mais avec les gencives qui saignent, c'était juste un corps qui réclamait son dû.
En avant.

jeudi 7 mai 2015

La danse des possédés (111)


 

"Pourquoi la musique ? Parce qu'il y a du pourquoi. Le monde imaginaire de la musique est le monde des pourquoi comblés. Sous leur forme brute, les sons sont signes des évènements imprévisibles et constituent, pour un être vivant, la preuve sensible qu'il vit dans un monde étranger, instable ou menaçant. De là le besoin humain de faire ce que l'animal en lui se contente de subir, d'introduire la régularité du corps dans le temps chaotique du monde : jeu de l'enfant avec la répétition, rythme, ritournelle, refrains, etc. Les sons se mettent à être agis au lieu d'être subis, les évènements sonores se font actes, le corps discipline le monde de la vie et le plie à son ordre, l'esprit produit volontairement des évènements selon la règle qu'il se donne. De là aussi, le plaisir d'écouter, c'est-à-dire de contempler l'écho d'un tel monde au lieu de subir les effets pratiques du "vrai monde".
Pourquoi nous les hommes faisons-nous de la musique ? Parce qu'il faut apprivoiser les évènements. Les comprendre. Les abstraire des choses. les incorporer à notre corps et aux exigences de la raison. Sortir de la caverne où nous ne faisons que vivre. Forger un monde imaginaire sans choses et où elles ne manquent pas. Vibrer. Chanter, danser, être ensemble. Pleurer seuls, parfois, lorsque la musique nous impose son silence."
Conclusion de Pourquoi la musique ? de Francis Wolff (Fayard, 2015)

mercredi 6 mai 2015

Liesse et fumure



S'il nous faut un jour reprendre la plume et le clavier pour élaborer un quelconque livre s'intéressant à la musique, nul doute que l'idée de liesse y tiendra une place centrale.
Ceux qui liront entre les lignes de la définition qu'en donne le Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert, sous la dir. d'A. Rey) comprendront pourquoi :

Liesse n.f. est issu du latin laetitia dont le français a seulement retenu le sens de "joie débordante, allégresse". Laetitia était à l'origine un mot de la langue rustique signifiant "fertilité, fécondité", dérivé de laetare "fumer, engraisser la terre", de laetus "gras" et, par une évolution qui correspond aux sentiments d'une société rurale et religieuse, "joyeux". L'origine de ce mot populaire (vocalisme en a) est inconnue.

Pour l'occasion, et ça tombe sous le sens, on se replonge dans les Nuits de la Fondation Maeght d'Albert Ayler.

lundi 27 avril 2015

Filmer les sans-noms #3


Ce dimanche 10 mai 2015 auront lieu au Cercle du Laveu deux séances de projection exceptionnelles de poèmes ethnographiques avec les Indiens Tarahumaras du Mexique, filmés durant près de trente ans par Raymonde Carasco et Régis Hébraud.

Projection unique de quatre films inédits, en présence de Régis Hébraud.

« On dit que Tarahumara veut dire « le peuple qui marche », « le pied qui court ». Mensonges. Pour nous, Tarahumara veut simplement dire : « les hommes » ».
Paroles de l'Indien Tarahumara Erasmo.

« C'est comme le squelette du devant qui revient, m'ont dit les Tarahumaras, du RITE SOMBRE, LA NUIT QUI MARCHE SUR LA NUIT. »
Antonin Artaud, Le Rite du Peyotl chez les Tarahumaras, 1948.

C'est ainsi que « l'éternel envoûté » Antonin Artaud achève un de ses derniers textes consacrés aux rites et croyances des Indiens Tarahumaras du Mexique, peu avant de mourir, en 1948. En 1936 déjà, il se rend au Mexique afin « de retrouver et ressusciter les vestiges de l'ancienne culture solaire ». D'après la légende, il part à cheval dans la montagne à la rencontre des Tarahumaras et s'y fait initier aux mystères du Ciguri, c'est-à-dire du Peyotl. Il en ramènera des mots, des visions qui le bouleverseront à jamais. Il écrit d'ailleurs peu après les Nouvelles révélations de l'être avant de se faire interner durant de nombreuses années.
Autre temps, autres lieux. A la fin des années 1970, Raymonde Carasco (1939-2009), alors chercheuse en philosophie et cinéma à l'Université de Toulouse, décide de se rendre au Mexique, sur les lieux qui ont tant marqué ses idoles Serguei Eisenstein et Antonin Artaud. Et là, c'est le choc de la rencontre  : le « bleu du ciel », la « terrible montagne », et au sein de ce paysage, et inséparable de celui-ci, les Tarahumaras, « les hommes ».
Durant une trentaine d'années, Raymonde Carasco se rend en compagnie de son mari Régis Hébraud sur ces terres sèches et immémoriales. Elle y tisse des liens avec les Indiens, s'initie au Peyotl et aux mystères des derniers chamans, qui finiront par la reconnaître comme une des leurs. Avec des moyens financiers et logistiques dérisoires, elle y filme les rituels, les paysages, les hommes et les femmes, composant une vaste fresque documentaire, sensuelle et lyrique. Et alors que le chant du Tutuguri et la râpe du Ciguri laissent peu à peu place au silence, ces images resteront, ultimes témoignages d'autres réalités, d'autres manières de « voir ». Jean Rouch, réalisateur et inventeur de la ciné-transe, séduit, prêtera sa voix au commentaire de deux de ces films (La danse du Peyotl et Le dernier Chaman).

Diverses rétrospectives ont reconnu cette œuvre unique, en 2014, au festival Cinéma du Réel à Paris et au festival L'âge d'or à Bruxelles, en 2015, au Ficunam à Mexico et au center of Contemporary Culture of Barcelona....

Régis Hébraud, époux de Raymonde Carasco, mais aussi compagnon de voyage, monteur, opérateur et preneur de son de tous ces films sera présent pour introduire les séances et prendre part à une discussion.

Programme :
16.00 - Gradiva esquisse 1 (1978, 25') - Tutuguri. Tarahumaras 79 (1980, 25')
20.30 - Ciguri Tarahumaras 98. La danse du peyotl (1998, 42') - Ciguri Tarahumaras 99. Le dernier Chaman (1999, 65')

Prix : (2 €) et 20.30 (3 €) (4 € pour les deux séances)

Infos :
Le site de Raymonde Carasco et Régis Hébraud : http://raymonde.carasco.free.fr/index2.htm
Les extraordinaires carnets de Raymonde Carasco Dans le bleu du ciel. Au pays des Tarahumaras (1976-2001) ont été publiés récemment par les éditions François Bourin : http://www.bourin-editeur.fr/fr/books/dans-le-bleu-du-ciel/381/
 

jeudi 16 avril 2015

Mnémotourisme (38)

 "L'Ombra della serra (L'ombre du soir)", statuette étrusque, 3e siècle BC, Volterra, Musée Guarnacci.

Alberto Giacometti, Grande femme VI, 1960-1961, Fondation Alberto et Annette Giacometti.

"Les historiens de l'art et de la littérature savent qu'il y a entre l'archaïque et le moderne un rendez-vous secret, non seulement parce que les formes les plus archaïques semblent exercer sur le présent une fascination particulière, mais surtout parce que la clé du moderne est cachée dans l'immémorial et le préhistorique. C'est ainsi que le monde antique se retourne, à la fin, pour se retrouver, vers ses débuts ; l'avant-garde, qui s'est égarée dans le temps, recherche le primitif et l'archaïque. C'est en ce sens que l'on peut dire que la voie d'accès au présent a nécessairement la forme d'une archéologie. Celle-ci ne nous fait pas remonter à un passé éloigné, mais à ce que nous ne pouvons en aucun cas vivre dans le présent."
Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, Paris, 2008.

On pense aux arts plastiques, à la littérature bien sûr, mais aussi à la musique, à Moondog, au Velvet Underground, à Benjamin Britten, à Albert Ayler, à Leoš Janáček, à Matana Roberts, à Arlt, au label La Nòvia, sans compter quantité d'autres, tous conviés à ce "rendez-vous secret"...

mardi 14 avril 2015

La danse des possédés (110)



"Il faut penser ce point : La victoire de l'invisible ne brille pas."
(Pascal Quignard, Les Ombres errantes)

lundi 6 avril 2015

Une causerie avec Philippe Delvosalle (Okraïna Records)





Il y a ceux qui thésaurisent et il y a ceux qui partagent. Parmi les seconds figure en bonne place le tenancier du blog globe glauber, lieu d'exception où j'ai eu pendant longtemps l'impression de découvrir les musiques et cinémas les plus excitants qui soient. Ce blog-corne d'abondance était tenu par une personne qui n'en était pas à son coup d'essai en matière de transmission : Philippe Delvosalle. Chroniqueur et passeur de témoins au désormais Point Culture, mais aussi au sein de l'émission MU (Radio Campus), ce dernier avait déjà œuvré à la Cinémathèque, à la Ferme du Biéreau, créé le label Ubik et le fanzine Bardaf! et contribué à la programmation du Ptit Faystival, de Filmer à tout prix et de l'indispensable Âge d'or... Ouf, n'en jetons plus ! 
Il y a bientôt deux ans et demi, sans crier gare, Philippe a lancé un nouveau label, Okraïna records, avec un disque, indispensable à plus d'un titre, d'Eloïse Decazes (Arlt...) et Eric Chenaux (Constellation Records...). Le choix des artistes édités depuis ce premier essai, le soin porté aux disques et les projets du label m'ont donné envie d'en savoir plus. 
Un tout grand merci à Philippe pour les mots qui suivent, pour les sons et les images, passés et à venir !

Pour trouver les disques Okraïna, ça se passe ici
Pour les projets 2015, c'est .
Pour les dates des prochains concerts de Rev Galen, c'est un peu plus loin .
Et pour suivre presque au quotidien l'actualité des artistes "Okraïna", on clique sur la page fcbk du label.

Okraïna est le nom d'un film russe réalisé en 1933 par Boris Barnet. Pourrais-tu m'expliquer les raisons du choix de cette filiation ?

En fait, le label aurait pu – ou aurait dû – s’appeler L'amour existe, du nom d’un autre film. Un court métrage documentaire, à la fois poétique, très touchant et très visionnaire, du jeune Maurice Pialat sur la banlieue parisienne et qui est pour moi un des plus beaux films du monde. L’idée était de sortir un double vinyle (30cm dans ce cas là, ça aurait été la seule exception dans les sorties de ce label) avec toute la bande-son du film sur une face (la musique de Georges Delerue, le texte de Pialat lu par Jean-Loup Reynhold) et des reprises-hommages-relectures sur les trois autres faces… J’ai fait l’erreur d’écrire à la veuve du cinéaste, la productrice de L’Inconnu du lac, Timbuktu, etc. Je n’ai jamais eu de réponse à mes différents courriers. J’aurais bien sûr dû demander l’autorisation pour reprendre la bande-son du film sur disque mais je n’aurais pas dû écrire pour demander l’autorisation d’utiliser le titre du film comme nom de label. J’aurais dû le faire de manière plus sauvage. C’était clairement un hommage, positif… Mais, bon…
Mais en tout cas, c’est clair que depuis plus de vingt ans la musique et le cinéma sont les deux sources d’énergies qui me font avancer. Du coup, après la « déconvenue Pialat », j’ai vite cherché du côté d’un autre cinéaste que j’aime beaucoup qui est Boris Barnet. C’est un cinéaste autodidacte, ancien boxeur, qui a fait tous ses films dans le cadre du cinéma soviétique mais en jouant avec les limites du film de propagande. Comment faire une œuvre personnelle, comment injecter de vrais personnages humains et non juste des archétypes, comment infuser de l’humour, etc. dans des films qui devaient obtenir l’aval de l’administration stalinienne et de ses services de censure… 
Strictement au niveau du film, je crois qu’aujourd’hui je préfère Au bord de la mer bleue (1936) à Okraïna (1933 – que j’aime vraiment bien, mais avec des moments plus forts et d’autres plus faibles) mais je suis un cinéphile bruxellois des années 1990 et à l’époque, ici, c’étaient plutôt les muets de Barnet (La Jeune fille au carton à chapeau, La Maison de la rue Troubnaïa, le sérial Miss Mend, etc. ) et Okraïna qui passaient souvent. À Paris, c’était plutôt Au bord de la mer bleue. Nicole Brenez a écrit un très très beau texte sur le film et sur Barnet (cf. vidéo ci-dessous), sur son « éthologie » : selon elle, « l’euphorie d’avoir un corps ». Mais, pour revenir au label (!), Au bord de la mer bleue, c’était un peu long comme nom. Donc…


Si j'en connais quelques éléments épars, j'aimerais lire les différentes étapes de la préhistoire d'Okraïna. Par ailleurs, qu'est-ce qui t'a conduit au choix du format particulier de tous ces disques ?

Si on repart de la préhistoire de la préhistoire d’Okraïna, de son ère pré-cambrienne, j’avais un autre label, Ubik, à la fin des années 1990 (de 1994 à 2000-2001, je crois). Une époque d’avant Internet ; une époque de cassettes, de catalogues papiers, de timbres postes et de billets de banque cachés dans les enveloppes. Ubik était un label très lié à la scène lo-fi internationale avec des sorties de disques de Folk Implosion (Lou Barlow + John Davis), de Jad Fair et David Fair (de Half Japanese), de Wio, etc. J’avais lancé ce label parce que j’étais très fan de la musique en chambre du Bruxellois Dodes’ka-den (Phil Vandresse, par ailleurs chanteur de l’excellent groupe (post-) punk Typhus). Il avait enregistré plus de 100 morceaux dans son grenier dont plusieurs dizaines étaient assez stupéfiants. Je les faisais écouter aux responsables de plusieurs labels existants, la plupart trouvaient ça très bien mais personne ne faisait le pas pour les sortir (quelques années plus tard, Dominique A. a publié un 45t de Dodes’ka-den sur son label de 45t Bilbo Product). Du coup, en ayant l’opportunité de sortir aussi le disque avec Lou Barlow, j’ai lancé Ubik pour sortir la musique de Phil Vandresse. Récemment, j’ai réécouté son album Underwhere Everywear (1997) et j’étais à nouveau soufflé par l’originalité et la qualité de ses chansons et très fier de l’avoir sorti. 
Un autre disque Ubik dont je suis extrêmement fan mais dont je regrette qu’il soit à ce point méconnu (alors que pour moi il pourrait devenir culte, être réédité, voir certains de ses morceaux repris sur des compilations) est le Bol d’or e.p. des Sick Ducks (ubik 003 en 1994), enregistré par trois jeunes banlieusards des Yvelines (je pense) dans le salon de leurs parents, quelque part entre les Zip Code Rapists et Stereolab (en version moins contrôlée, plus dans le dérapage)… 
Quoi qu’il en soit, malgré ces motifs de satisfaction, vers 2000-2001 j’ai décidé de mettre Ubik en veilleuse. D’une part parce que j’avais d’autres activités (peu de temps après, je me suis retrouvé à habiter et à programmer cinéclub et concerts à la Ferme du Biéreau à Louvain-la-Neuve – okraïna #2 en rend (très) partiellement compte) mais aussi, d’autre part, parce que j’avais le sentiment que la promo, la vente, l’écoulement des disques n’était vraiment pas mon point fort, que ce n’était « pas mon truc »…
Pendant une petite dizaine d’années, cela ne m’a vraiment pas manqué de ne pas sortir de disques. Mais j’ai continué à beaucoup en acheter (surtout aux concerts que j’organisais ou que j’allais écouter). Puis, en 2008, à Bruxelles, Catherine Plenevaux a lancé le label de 45t Lexi Disques et ça a été un des éléments pour raviver plus clairement une sorte d’envie… C’est une belle histoire parce que Catherine raconte qu’une des sources d’inspirations pour Lexi Disques… c’étaient les 45t Ubik ! Ubik a donc partiellement contribué à faire naître Lexi qui a contribué à faire naître Ubik 2.0 c'est-à-dire Okraïna !
Par rapport au format, il y a deux sous-questions dans la question : « Pourquoi en vinyle ? » et « Pourquoi des vinyles 25cm (ten inches) ? » Pour Okraïna, je sors des disques que j’aimerais acheter si quelqu’un d’autre les publiait et dans tout ce contexte de dématérialisation de la musique, je trouve que si on fait le choix de continuer à diffuser de la musique sur un support, à jouer la carte de l’objet, il faut que cet objet soit un « vrai objet », un bel objet… Par rapport au format 25cm je pourrais essayer de répondre avec des arguments plus ou moins rationnels (la taille intermédiaire entre le 30cm et le 17cm, la manière dont on le tient en mains, ce que cela veut dire en terme de durées, etc.) ou avec des éléments plus émotionnels (le 25cm comme format-clé des disques 78t ou des exemples marquants de The Ex, Huggy Bear, Thinking Fellers Union Local 282, Maher Shalal Hash Baz, Daniel Johnston, Richard Youngs ou du BBC Radiophonic Workshop sortis sur ce format)… Mais… Il ne faut pas trop tourner autour du pot, il y a quand même une bonne dose de fétichisme là-dedans !

Le nom du label est directement lié à un film donc, mais ce n'est pas le seul lien qu'il partage avec le monde des images. Le label est en effet caractérisé par une identité visuelle forte : chaque disque est « décoré » par l'artiste Gwénola Carrère. Pourrais-tu évoquer cet aspect du label et introduire le travail de l'illustratrice ?

J’aurais envie de dire : le cinéma c’est plus que des images, c’est aussi entre autres du son et du temps. Les disques Okraïna, c’est aussi du son (de la musique) et des images (généralement deux : le recto et le verso). Et du temps. Ce qui m’intéresse dans la manière de travailler de Gwénola Carrère – avec qui on avait fait une série d'affiches de concerts en sérigraphie pour la Ferme du Biéreau vers 2007 – c’est comment elle se confronte à la musique qu’elle est censée « illustrer ». Le temps qu’elle passe, les dizaines d’écoutes pour qu’une idée apparaisse puis s’affine…
L’idée de départ de ce qui allait devenir Okraïna, avant même que le label existe, était d’avoir deux constantes (le format 25cm et les pochettes de Gwénola Carrère) et qu’à partir de ces deux points d’ancrages « tout » était possible… 

Si les parutions du label sont variées dans leur style, je ressens tout de même une « ligne éditoriale » forte, cohérente. J'ai parfois l'impression qu'Okraïna suit un chemin similaire au label ESP-Disk. Il y a les disques d'Ed Askew, d'Ed Sanders des Fugs, la chanson et l'esprit de Black is the Colour... d’Éloïse Decazes et Delphine Dora... Je serais heureux de te lire à ce propos !

En tout cas, rien n’était prémédité. Au moment de sortir okraïna #1 (Éloïse Decazes et Eric Chenaux), il y avait juste le projet du #2 (la compilation d’enregistrements live de concerts acoustiques à la Ferme du Biéreau). Mais je n’avais aucune idée du #3. C’est un peu comme si je tirais sur le fil d’un tricot fait de laines multiples et à travers le trou d’une serrure : je tire, il y a du fil qui vient, noué à un autre fil, etc. mais je ne sais pas vraiment, plus de 3-4 « coups » à l’avance où je vais, où cela va me mener… Bien sûr, il y a des choix, c’est aussi lié à mes goûts… Mais si on m’avait dit en 2011 que j’allais sortir des disques d’Éloïse Decazes, d’Ignatz, d’Ed Askew ou d’Ed Sanders, j’aurais traité mon interlocuteur de fou et je n’y aurais pas cru.
Ce n’est qu’après que je remarque certaines choses, certaines lignes qui apparaissent. Oui, il y a deux Ed américains, septuagénaires et ayant sorti des disques sur ESP à la fin des années 1960. Et « Black is the Color of My True Love’s Hair » par Éloïse Decazes et Delphine Dora (okraïna #6) qui te fait penser à Patty Waters… aussi sur ESP. Mais c’est une chanson traditionnelle dont il existe des dizaines de versions (de Nina Simone à Nurse With Wound, en passant par Davy Graham et Espers) et Delphine et Éloïse la reprennent plus via la filiation John Jacob Niles / Luciano Berio / Cathy Berberian que via Patty Waters…
Un autre élément que j’ai remarqué il y a quelque temps, c’est le nombre de duos : Decazes / Chenaux, Decazes / Dora, Ignatz / Harris Newman, Ed Askew / Steve Gunn, Ed Askew / Joshua Burkett, Senyawa (Rully Shabara / Wukir Suryadi), Rev Galen (Catherine Hershey / Gilles Poizat) ! Sinon, Alex Neilson (entre autre le batteur de Richard Youngs) avait remarqué dans sa chronique de Okraïna #3 dans le Wire que « Okraïna forge[ait] des connexions ‘avant folk’ entre l’ancien et le nouveau monde ». Je ne me l’étais jamais dit en ces termes avant de le lire. Et par rapport à ça, je suis très content de sortir le disque du groupe indonésien Senyawa qui va tirer ce côté folk à la fois vers un autre continent et vers un autre type d’énergie, plus électrique, plus rock.
Mais sinon, tout ça est aussi affaire de rencontres (et donc, oui, de connexions). La rencontre avec Éloïse et Sing Sing de Arlt a été très importante. Je visite quotidiennement leur page Facebook qui est pour moi une fameuse source de (re-) découvertes musicales. C’est via eux que je suis rentré en contact avec Eric Chenaux, avec Harris Newman, avec Catherine et Gilles de Rev Galen, que j’ai découvert le projet Sourdure d’Ernest Bergez dont je sortirai très probablement un disque en 2016, etc. Ed Sanders, je le connaissais via les Fugs depuis un article d’Emmanuel Levaufre sur ESP dans mon fanzine papier des années 1990 Bardaf ! mais j’ai découvert ses projets solos et son synthétiseur à doigts (Pulse Lyre) via l’incroyable morceau « Matisse » que David Mennessier – avec qui je fais de la radio tous les dimanches soirs sur radio Campus à Bruxelles – m’a fait écouter en 2012.

 

C’est comme ça que, par rebonds, j’ai découvert sa cassette Yiddish Speaking Socialits of the Lower East Side. C’est un autre élément qui apparaît après coup : presque toutes mes sorties sont des rééditions de musiques qui ont eu jusque là une existence plus confidentielle : des CD-R à 50 exemplaires, une cassette devenue culte, des sessions radio uniquement disponibles sur le Net, des enregistrements live inédits… Cela fait en tout cas une différence avec ESP : on n’est pas dans « The artists alone decide what you will hear on their ESP-Disk » mais plutôt dans « The artists and the label manager decide together what you will hear on their Okraïna record » !

Il y a eu le disque d'Eric Chenaux et d’Éloïse Decazes. Il y aura bientôt celui de cette dernière avec Delphine Dora, mais aussi le disque de Rev Galen et d'autres projets. On pourrait donc dire que le label accompagne ce qui se passe en France depuis quelques années avec des groupes comme Arlt et des labels comme La Nòvia ou La Souterraine. Tu peux m'écrire quelques mots à ce sujet ?

C’est clair qu’il se passe des choses intéressantes aujourd’hui en France. Mais pour moi ce n’est pas vraiment nouveau. Même si cela ne s’entend peut-être pas dans les sorties Okraïna, j’ai cru très sincèrement que le label bordelais des Potagers natures était le meilleur label du monde dans les années 2005-2010. Les accents de la musique passionnante produite en France se sont peut être légèrement déplacés vers des musiques un peu plus folk ou une peu plus « chanson » mais ce sont des mondes perméables et complémentaires. Des gens comme Thomas Bonvalet ou Yann Gourdon font d’ailleurs la jonction. Récemment, j’ai acheté d’un coup tous les CD de La Nòvia que je n’avais pas encore. C’est un excellent label. Je rêve d’une double affiche La Nòvia / Okraïna, ça pourrait très bien fonctionner. Il y a aussi Sourdure qui est très proche – à la fois musicalement et amicalement – de leurs manières d’appréhender ces patrimoines anciens comme quelque chose de vivant, de vibrant, de contemporain et de non-muséifié. Par rapport à La Souterraine, il y a leur choix de se focaliser sur la langue française ce qui n’est pas (du tout) un pré-requis chez Okraïna. Il y a « Rossignolet du bois » et les deux morceaux occitans des Folk Songs de Berio par Decazes / Dora… mais sinon, pour avoir des chansons en français, il faudrait aller chercher du côté de « Je crois que je ne t’aime pas » ou de « Parsec finitude » des Sick Ducks sur Ubik…



Peux-tu nous présenter en quelques mots les prochaines parutions d'Okraïna ?

Une série de… simples 25cm (après quatre doubles). Après Yiddish Speaking Socialists of the Lower East Side, morceau quasi spoken word de 17 minutes de Ed Sanders (okraïna #5) et les reprises des Folk Songs « de » Luciano Berio par Éloïse Decazes et Delphine Dora, il y aura la bande-son (chansons ET intermèdes en mode field recording) du court métrage Calling the New Gods dans lequel Vincent Moon filme Senyawa in situ à Yogyarkarta.


Puis, il y aura Rev Galen, projet de Catherine Hershey et Gilles Poizat qui ont mis en musique (deux voix, guitare, trompette) les poèmes du grand-père de Catherine, révérend de son état. De très, très belles chansons touchant à la quintessence de ce qu’est pour moi la pop : une musique accessible, abordable, touchante… mais qui ne s’interdit en rien recherches, singularités, audaces et surprises ! Comme une sorte de transmutation alchimique !

mardi 24 mars 2015

Filmer les sans-noms #2





Ce dimanche 5 avril, à 20.30, le Cercle du Laveu accueillera le réalisateur Pierre-Yves Vandeweerd pour une projection exceptionnelle à Liège de son dernier film Les tourmentes (2014), tourné en Lozère. Cette deuxième séance du cycle Filmer les sans-noms sera l'occasion d'apprécier la manière dont le cinéma peut honorer la mémoire des égarés et pister des traces infimes, symptômes ou manifestations d'une présence, dans le paysage et dans l'histoire.
Le film, qui n'a pas encore été montré à Liège, a été diffusé dans de nombreux festivals à travers le monde et a reçu divers prix (Visions du Réel 2014 – Mention spéciale du Jury ; Festival Filmmaker – Grand Prix de la compétition internationale ; Rencontres internationales du documentaire de Montréal – RIDM – Prix de l’Image...).

"La tourmente est une tempête de neige qui désoriente et égare. Elle est aussi le nom donné à une mélancolie provoquée par la dureté et la longueur des hivers.
Là où souffle la tourmente, des hommes érigèrent des clochers pour rappeler les égarés. Et des bergers, au gré de leurs transhumances, usèrent de leurs troupeaux pour invoquer des âmes perdues ou oubliés.
Guidé par les sonnailles d’un troupeau et par les évocations des égarés, ce film est une traversée des tourmentes ; celles des montagnes et de l’hiver, des corps et des âmes, celles qui nous révèlent que ce que la nature ne peut obtenir de notre raison, elle l’obtient de notre folie."

Ici, un beau texte d'Eric Vidal sur le film, où sont convoqués les écrits ou les films de Jean-Christophe Bailly, Bruce Chatwin, Fernand Deligny, Vittorio de Seta, Béla Tarr... et un autre texte de Philippe Simon.

Pierre-Yves Vandeweerd est un cinéaste belge. Ses films s’inscrivent dans le cinéma du réel et ont été, pour la plupart, tournés en Afrique : en Mauritanie ( Némadis, des années sans nouvelles / Racines lointaines / Le cercle des noyés), au Sahara occidental (Les dormants / Territoire perdu), au Soudan (Closed district).
A la fois poétiques, philosophiques et politiques, ses films mettent en lumière les mécanismes de l’oubli et de la disparition, à partir de destins individuels et collectifs. (source)

jeudi 19 mars 2015

Paradigme indiciaire (24)


Dans son essai L'archéologie dans l'Antiquité. Tourisme, lucre et découvertes (Les Belles Lettres, 2014), Robert Turcan interroge notamment la manière dont les antiques envisageaient leur propre antiquité, par le biais de la fouille archéologique. Passionnantes et souvent surprenantes sont les manières dont les fouilles étaient entreprises, suite à des présages, des injonctions divines ou le travail d'animaux détectives. Il faut avouer que cela est bien plus poétique que des fouilles entamées suite à des recherches par SIG ou des travaux de terrassement pour de futurs supermarchés... L'extrait (pp. 88-90) qui suit concerne les découvertes dues aux fantômes et revenants (je ne reproduis pas les appels de notes) :

"Les morts peuvent à l'occasion susciter une fouille.
On connaît la lettre où Pline le Jeune parle d'une maison d'Athènes, vaste et confortable, mais hantée la nuit par un spectre, qui fait retentir ses entraves et ses chaînes de fer. Aussi cette demeure est-elle mise en vente. Mais aucun acquéreur n'ose se présenter, quand le philosophe Athénodore, voyant l'affiche et malgré les mauvais bruits, décide de la louer. Il s'y installe, se fait préparer un lit de travail, des tablettes, un stylet, une lampe, afin de consacrer sa nuit à l'étude. Le cliquetis des chaînes ne le détourne pas de son occupation. Mais le fantôme se rapproche de lui et, lorsqu'Athénodore se retourne, il le voit sur le seuil qui lui fait signe de le suivre. Le philosophe prend donc sa lampe et sort dans la cour, où l'apparition s'évanouit brusquement. Il en marque l'endroit avec des herbes et des feuilles. Le lendemain matin, il se rend auprès des magistrats, leur expose l'affaire et leur conseille de faire défoncer le sol à la place indiquée. On y trouve des os enchainés, restes d'un corps rongé par le temps et la putréfaction. On les inhume rituellement, et désormais la maison n'a plus de visiteur nocturne.
Lucien nous conte une histoire analogue, mais que le narrateur réinvente à sa manière. Le héros en est le pythagoricien Arignôtos et la maison hantée tombe en ruines. Le toit s'effondre et personne n'a l'audace d'en franchir le seuil. Arignôtos se munit de livres égyptiens traitant des revenants. Le "démon" se présente. Il se change en chien, en taureau ou en lion pour terroriser l'hôte, qui s'est accomodé de la chambre la plus vaste des lieux. Mais le philosophe a réservé au démon "la plus effrayante incantation" et l'accule dans le coin d'une pièce obscure. Notant alors l'endroit où le spectre a "sombré", il peut dormir en paix. Le lendemain, il mène ses amis, qui ont tremblé pour lui, là où il a vu disparaître le fantôme. On se met à creuser et, à environ une brasse (1,776 m) de profondeur, on détecte un vieux cadavre dont les os seuls conservaient le schéma d'un corps humain. On leur donne alors une sépulture décente, et désormais la maison cesse d'être infestée."

mardi 17 mars 2015

Mnémotourisme (37)


"Les vivants se découvrent, chaque fois, au midi de l'histoire. Ils sont tenus d'apprêter un repas pour le passé. L'historien est le héraut qui invite les morts au festin."
Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Paris, 1989, p. 500.

L'historien, et l'artiste, et le musicien ou le danseur, et l'écrivain, et le tourneur en rond, à chacun d'inviter ses morts au festin.

Citation et image (Turin, Museo Egizio) issues de L'apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum de Jean-Christophe Bailly (Hazan, 2000).

mardi 3 mars 2015

Mnémotourisme (36)




Lorsqu'il part enquêter dans le Sud de l'Italie, notamment sur les possédées du tarentulisme, l'ethnologue Ernesto de Martino (trois volumes d’œuvres parus en français aux Empêcheurs de tourner en rond) est accompagné par le photographe Franco Pinna (voir photographies ci-dessus), mais aussi par un psychiatre, un ethnomusicologue, un historien des religions.... Durant les années 1950, cet homme élabore une pensée singulière sur la magie et les coutumes d'un monde sur le point de s'éteindre (le même d'ailleurs superbement filmé à la même époque par Vittorio De Seta et enregistré par Alan Lomax...). Au début des années 1960, ce travail hors normes, auquel viendra, parmi d'autres, puiser un certain Carlo Ginzburg, inspire le réalisateur Gianfranco Mingozzi pour son film Tarantula (1962, voir ci-dessous). Et ce film est un petit bijou, réalisé avec les conseils d'Ernesto De Martino et accompagné d'un commentaire du poète Salvatore Quasimodo (qui pour l'anecdote a écrit les vers à l'origine du titre de Déjà s'envole la fleur maigre de Paul Meyer...).


Pour une traduction en français du commentaire de Salvatore Quasimodo, voir ici.
Plus sur le tarentulisme et Ernesto De Martino ici.

vendredi 20 février 2015

On ne sort pas du cercle des corps







Dans La moindre des choses (1996), Nicolas Philibert filme les répétitions de la pièce Opérette de Witold Gombrowicz par les patients et soignants de la clinique de La Borde, haut-lieu de la psychothérapie institutionnelle. Il faut voir et revoir ce film car dans sa modestie, il donne à voir et ressentir ce que le cinéma dit documentaire peut offrir de plus puissant : une approche respectueuse (et drôle, et émouvante) de l'altérité, une conversation entre filmé, filmant et spectateur, une mise en scène prise en charge à la fois par les "acteurs"" et le cinéaste et ce n'est pas rien, une réflexion sur ce que nous sommes. Aussi, ce film démontre comme rarement à quel point l'hétérotopie (au sens où l'entend Foucault dans son texte Des espaces autres, 1984) est un concept clé pour aborder le cinéma documentaire : espace autre de la toile et de la salle de projection, espace autre de l'institution - qui de surcroit n'est pas n'importe lequel des centres psychiatriques - où déambulent les aliénés, espace autre du lieu de tournage où se passe ce qui ne se serait pas passé ou se serait passé autrement si la caméra n'avait pas été là, espace autre car le film suit les répétitions et préparatifs d'une pièce de théâtre.

Divers textes ont été écrits au sujet de ce film important. On livre un extrait du passionnant "Entre nous" de Jean-Louis Comolli, paru dans le n° 45-46 (2002) d'Images documentaires et repris dans Voir et pouvoir. L'innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire (Verdier, 2004, pp. 634-647) :

"Le ressort de l'opération cinématographique est de mettre en question - en doute - notre capacité de voir et d'entendre : de nous ouvrir à une perception des êtres et des choses du monde que nous n'avons pas toujours dans la vie ordinaire, dans la mesure où notre perception est organisée, informée, déterminée en grande partie par les schèmes idéologiques qui circulent, et dans le cas précis par la manière dont chaque société traite ses "cas limites". Au cinéma, nous le savons, il n'y a pas de "cas limites". Ou alors, tout "cas" est "limite", ce qui revient au même. Il n'y a pas plus d'étrangeté à filmer celui qui sait que celui qui ne sait pas, celui qui erre que celui qui n'erre pas, Philibert filme chaque être et chaque chose comme non étrangère. Il est clair que le film que nous venons de voir aurait été impossible s'il y avait eu dans l'esprit de ceux qui l'ont fait un schéma quelconque de répression de "la folie", voire de méfiance à l'endroit d'une altérité problématique. Mais le cinéma lui-même, c'est ce que je tente de dire, n'est pas "répressif", il est même fait pour accueillir ce que les sociétés prétendent rejeter. C'est bien parce que que ce schéma répressif a été évacué, c'est bien parce que l'appareil de savoir sur la psychiatrie ou sur la folie dont nous sommes plus ou moins les porteurs, si ce n'est les agents, a été mis de côté, c'est bien parce que ceux qui ont fait le film se sont débarrassés du bagage des préjugés et des idées reçues sur "la folie", qu'ils ont filmé les pensionnaires de La Borde comme des hommes parmi d'autres. Mais s'ils ont pu se décharger de tout cela, c'est que le cinéma leur dictait sa loi : les corps filmés, quels que soient leur identité, leur pouvoir, leurs idées, leurs souffrances, sont d'abord des corps reliés à la machine par laquelle d'autres corps les filment en vue d'être confrontés, toujours par l'entremise de machines, aux corps spectateurs. On ne sort pas du cercle des corps."

dimanche 15 février 2015

Le geste cinématographique


Ce dimanche soir à 20.00, au local B9 de l'école supérieure des arts Saint-Luc à Liège, Patrick Leboutte exposera sa vision du 7e art lors d'une rencontre dédiée au "geste cinématographique". Critique, marcheur, enseignant, pilier des Rencontres de Laignes, Patrick Leboutte est également l'éditeur du Geste cinématographique (aux éditions Montparnasse), indispensable collection où l'on retrouve pêle-mêle les films de Jean Rouch, Jean-Louis Comolli, Robert Flaherty, Rithy Panh, Fernand Deligny, Denis Gheerbrant, et bien d'autres.

Voici comment l'intéressé présente son intervention : 

" Partir, au plus loin comme au plus proche, enregistrer d'autres gestes, d'autres corps, d'autres décors, d'autres savoirs, puis revenir ensuite pour transmettre cette expérience du monde aux spectateurs : ce mouvement définit traditionnellement la vocation du cinéma documentaire, art de rendre compte de la réalité à partir de la réalité même, sans artifices. Pour ma part, j'attends davantage du cinéma : qu'il ne se contente pas de filmer le monde tel qu'il serait, mais qu'il fasse voir au-delà; qu'il ne l'entérine pas, qu'il ne s'en contente pas, mais qu'il l'interroge, l'interprète, le mette en forme, le reconstruise, m'offrant de me situer personnellement face à lui. La vérité documentaire tient dans ce geste-là, elle est la vérité du cinéma : art de faire apparaître ce que nul encore n'avait perçu, expression de la relation particulière qui lie un cinéaste au monde, un monde toujours à constituer, au départ de soi, comme on le voit, comme on se voit ". (Patrick Leboutte)

On en profite pour mentionner l'excellent blog de JC Tatum Le vieux monde qui n'en finit pas, blog sur lequel viennent d'être publiés les films préférés en 2014 par Patrick Leboutte, blog qu'on explorera par ailleurs avec grand profit.

En attendant, et en guise d'apéritif pour ce soir, voici le texte de Patrick Leboutte, adressé donc à JC Tatum : 

" Cher JC,
Qu’elle est difficile, ta question: nos films de l’année. Comment y répondre quand comme toi (du côté d’Allaire) ou comme moi, à Liège, pareillement otages des monopoles locaux, quand bien même se rhabilleraient-ils "art et essai", on ne voit plus rien. La voilà, la vraie question: comment fait-on pour vivre dans la nuit, dans l’obscurité, à l'entrée d’un tunnel provisoirement sans fin, dont je crains qu’à nos âges, nous ne puissions espérer voir le terme, nous qui venons du cinéma, des trois lumières, l’image, les corps, les sons ? Un de tes contributeurs a parlé récemment d’ébranlement. Il avait raison. À quel moment, dans quel film, même venu de nulle part, une forme cinématographique a-t-elle rencontré mes propres interrogations, mes inquiétudes, ma situation dans ce monde-ci ? Voici la liste des films qui m’ont "ébranlé" cette année, sans commentaires, à tes lecteurs de se renseigner.

1. Feng ai [À la folie], Wang Bing (Chine, 2013)
2. Coffret Epstein, « Poèmes bretons » (1928-1948) (Éditions Potemkine)
3. La corde du diable, Sophie Bruneau (Belgique, 2014)
4. Les tourmentes, Pierre-Yves Vandeweerd (France-Belgique, 2014)
5. L’art de s’égarer, Boris Lehman (Belgique, 2012)
6. P’tit Quinquin, Bruno Dumont (France, 2014)
7. Juste avant la guerre, Yvan Petit (France, 2014)
8. L’œil du cyclope, Jen Debauche (Belgique, 2014)
et Rond est le monde, Olivier Dekegel (Belgique, 2014)
9. Films de mes amis, parce que notre histoire est sans fin: On a rêvé, Denis Gheeerbrant, 2014 ~ Se battre, Jean-Pierre Duret et Andrea Santana, 2014 ~ Le Pédalogue, Alain et Washtie Comte (série en cours depuis quinze ans) ~ Pas son genre, Lucas Belvaux, 2013
10. « Pour la suite du monde » : Marianne Amaré, travaux en cours, 2015, 2016, 2017...
~
Et par ailleurs, picorés cette année dans l'histoire du cinéma

Der Neue Schreibtisch (Le nouveau bureau), Karl Valentin, 1914
(hommage à David Legrand, artiste, ma rencontre cinématographique de l'année)
Day of the Outlaw (La chevauchée des bannis), André de Toth, 1959
(hommage au Cercle du Laveu, la plus belle salle de Liège,
un cinéma Nova mosan en puissance, puissent-ils se le dire...)
Matti da slegare (Fous à délier), Marco Bellocchio and co, 1975
(Hommage à Matthias Chouquer et Théodora Olivi, âmes damnées du cinéma Eldorado de Dijon,
la meilleure salle de France, c'est évident)
Un beau jardin, par exemple, Jean-Pierre Duret, 1986
(Hommage à mes grands-parents, eux d'où je viens)

 PS pour mes amis découvrant ce mail : voir le blog ..."