mercredi 30 septembre 2009

Réductionnisme, improvisation et composition

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Via ce post, je signale que mon interview de la trompettiste allemande Birgit Ulher est parue sur Le Son du Grisli. On y apprend pas mal de choses intéressantes, notamment sur le réductionnisme, sur les différences entre improvisation et composition et sur les accointances entre arts plastiques et pratique musicale.
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lundi 28 septembre 2009

Sur le ring

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Il y a encore peu de temps, je ne connaissais de l'art brut ou 'outsider' que ses aspects muséaux les plus connus. Et puis, j'ai découvert la merveilleuse compilation Musics in the Margin (Sub Rosa) où se cotoient des artistes cultes du genre, Wesley Willis, Daniel Johnston, mais aussi des noms nettement moins connus comme les inénarrables André Robillard, Chantal Robette et Galaxia. Ce type de musique, réalisée par des excentriques et/ou des handicapés mentaux, pose évidemment beaucoup de questions sur les procédés de la création artistique, sur la diffusion et la visibilité des produits de cette dernière et sur la position de l'auditeur par rapport à de nombreuses musiques 'non-brutes'. Personnellement, j'entends peu de différences entre la plupart des morceaux, inventifs et sensibles, de la compilation et nombre de musiques que j'écoute par ailleurs.
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Un petit tour en librairie et les conseils avisés d'un ami bien attentionné m'ont fait découvrir récemment un autre pan de la culture 'brute' : celle de la bande dessinée. Match de catch à Vielsalm (Frémok, 2009) résulte de la collaboration en 2007 et 2008 entre artistes porteurs d'un handicap mental du Centre d’Expression et de Créativité La Hesse et plasticiens de la plate-forme Frémok (dont on connaît par ailleurs les oeuvres à la charnière de la bande dessinée, de l'illustration et de la poésie). Ce magnifique ouvrage contient des collaborations en duo entre Adolpho Avril et Olivier Deprez, Rémy Pierlot et Vincent Fortemps, Jean-Jacques Oost et Gipi, Richard Bawin et Thierry Van Hasselt, Dominique Théâte et Dominique Goblet.
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Chacune des histoires possède son esthétique propre, mais on peut relever une tonalité générale fidèle aux réalisations habituelles de Frémok. Noirceur expressionniste, violence graphique imposée par l'utilisation de la gravure, représentations carnavalesques et paysages lunaires. Les visions inscrites sur le papier sont le plus souvent à cheval entre cauchemar et loufoquerie, entre étalage de technique et explosion des sens. Souvent, il est difficile d'identifier l'apport respectif de chacun des deux artistes, soit que la symbiose a particulièrement bien fonctionné, soit qu'un des deux a assujétti sa manière de faire à celle de l'autre. Cela importe peu tant le livre témoigne de l'opportunité de telles rencontres, étranges et belles, indispensables au renouvellement des formes trop souvent éculées de la bande dessinée, qu'elle soit grand public ou plus expérimentale.
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vendredi 25 septembre 2009

Maîtres fous (III)

Yannis Kyriakides
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Un des "acteurs" des Maîtres fous.
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Le parcours de Yannis Kyriakides est pour le moins atypique. Né à Chypre en 1969, il émigre en Grande-Bretagne à l'âge de 6 ans. Plus tard, il erre durant quelque temps au Proche-Orient avec son violon avant de rentrer à l'Université de York pour étudier la musicologie. Il réside actuellement aux Pays-Bas où il a été attiré par le travail de compositeurs avant-gardistes tels que Louis Andriessen ou Dick Raaijmaakers. Il a déjà écrit plusieurs dizaines de compositions pour des ensembles de tailles diverses. Avec Isabelle Vigier et Andy Moor (The Ex), il a fondé l'excellent label Unsounds, qui a sorti nombre de disques hautement respectables, par exemple Le journaliste d'Anne James Chaton et Andy Moor, Thirteen Friendly Numbers du saxophoniste John Butcher ou a conSPIracy cantata de Kyriakides. Le travail de ce dernier est souvent basé sur l'interaction entre sonorités électroniques sensibles et jeux subtils sur des instruments. Sur le magnifique Rebetika (Seven Things, 2006, bientôt réédité en LP sur Unsounds), il improvise ainsi avec le guitariste Andy Moor en utilisant des samples de vieux enregistrements de rebétiko.
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Cet été, le Documentary Film Festival de Limassol (Chypre) lui a demandé de composer la musique d'un classique muet du documentaire. En raison de sa fascination pour Les maîtres fous, il préféra travailler sur ce dernier (et d'autres films du même réalisateur), malgré qu'il inclue prises de sons et commentaires. Kyriakides voulait jouer spécifiquement cette pièce à Chypre en raison du passé colonial de l'île et de l'"exorcisme du passé colonial" que l'on peut voir dans le film de Jean Rouch. Yannis Kyriakides m'a très gentiment transmis ses notes et a répondu à mes questions concernant son travail sur ce film. Celles-ci sont passionnantes et donnent un éclairage inédit sur l'oeuvre cinématographique, je les reproduis donc in extenso plus bas (Que Yannis Kyriakides en soit ici remercié !).
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Pour diverses raisons, la performance à Limassol ne doit pas être considérée comme achevée. Les explications qui suivent nous permettent de rentrer dans le processus de création et l'auto-critique qui s'en suit d'une pièce qui promet d'être hors normes. Yannis Kyriakides devrait y revenir dans le courant de l'année prochaine :
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"What happened which I was partly expecting I suppose was that the performance was quite shocking. Of course due to the film itself, but also because the soundtrack that I made, which included a lot of the original sounds - resampled and layered - and which had removed Rouch's commentary - gave the viewer no objectivity. This is in fact what I set out to do - to bring the audience slightly closer to the state of mind of the possessed dancers - but it brought up other problems. I think the audience was trapped between the perplexity of the imagery (without commentary) and the physical and emotional presence of the music. And on an intellectual level I was worried about problems such as appropriaition, political correctness, and the depiction of violence.
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In retrospect I'm glad I did it once this way - but I know that I have to find another way of approaching the film. So I'm still working on it at the moment - what I've done now is that I want to show only Rouch's commentary as a text-film or subtitiles - without images - but still use my soundtrack. This put's Rouch's voice at the center (without actually hearing his voice) - shifts the focus away from the visual depiction of the subject matter - which gives more room for the music to express the intensity of the subject matter, and more room for playfulness. It's a slightly more subtle approach, which doesn't have to be less effective. I'm planning to develop it for an instrumentalist + soundtrack + video text - where the instrumentalist is playing one instrument through the body of another. This sounds strange - but I mean something like a string instrument - say a violin - triggering through the computer - the sound of a piano (for instance) - to bring the subject of possession more into the concept of the music
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Notes on Remixing Jean Rouch - by Yannis Kyriakides (2009)
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The first time I watched Les Maîtres Fous, I was struck by the apparent impossibility of imagining the state of mind of the possessed souls captured on film. One's first instinct is to laugh because it is difficult to empathize or understand the cause of the peculiar physical manifestations of the Hauka mediums being filmed. Never have I felt the limitations of film in capturing the inner world of the its subjects more acutely; yet the effect of the film is still very powerful, confusing and shocking.
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One of the many things that have been said about this film is that it forces the viewer to 'de-colonize' his mind. (I like the sound of that phrase without really knowing what it means) . The viewer is forced to makes sense of the confusing images he is seeing by imagining something beyond their own 'European' mentality. Even the apparent satirization of the British colonial masters seems to have a totally different weight in the Hauka ceremony than it does in the film, and subsequently in our minds. But it's difficult to fathom that weight, only by the way it explodes in front of our eyes can we have a hint of the emotional catharsis that is at stake.
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Other than the mystery of the possession ritual the main aspect that fascinated me by Rouch's ethnographic films was the music. Music is as often a sub-theme in Rouch's films simply because of the function musicians have in the societies and rituals he is filming. The musicians in his films seem to be mediums by which spirit possession occurs, they seem to sense the flow of spirit traffic. When the musicians play the repertory connected to that particular spirit, they are drawn to the bodies of the mediums. In all three films that I remixed, music has a pivotal role, from the colonial brass band music in Les Maîtres Fous to the funeral music of Mammy Water to the central theme of the sacred drums in Tourou et Bitti.
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Why remix and compose new music for these films ? In fact Rouch never really cared for incidental film music, in the traditional film-theatre convention. Apart from his narration, the close shot by shot commentary of what we are seeing, he used only sound recorded on location. The voiceover is a necessary convention in so far as much of what we see is baffling and the symbolic nature of the possession rituals need to be put into context. But I was curious to experience the films on a more emotional level, to come closer to the state that the 'dancers', the Hauka mediums experience. It was a desire to bridge the massive gap between our objective clinical gaze and the emotions experienced by the subject. Bringing the music to fore is a way of not necessarily understanding the film or content better but to experience it more intensely; perhaps to be more confused, to ask more questions of it.
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The original soundtrack was the basis that I used for the musical treatment of all three films. I wanted to keep as much as I could of the original music and voices on film. By editing out Rouch's own commentary for Mammy Water and Les Maîtres Fous, that left me with about 10% of the soundtrack. (With Tourou et Bitti I wanted to use Rouch's voice as he is very much a presence in the film, and to transform that into a musical layer). With the remaining sounds and music I layered them and transformed them creating mirror and shadow sounds from the original. I took inspiration from the way the 'spirit' replaces its 'double' in the possession ceremonies to find a way for the electronic music to transform and displace the 'real' of what we hear in the soundtrack. This discplacement of the 'real' soundtrack is a tool by which music can focus on the inner space rather than the outward one captured on film. With Les Maîtres Fous the objective was to create something with a powerful rhythmic drive, yet with all the multi-layered complexity and contradictions that the Hauka ritual suggested. The animist spirits colliding with the colonial military machine.
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mardi 22 septembre 2009

Maîtres fous (II)

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Les Italiens Virginia Genta (saxophone) et David Vanzan (batterie) officient sous le nom de Jooklo Duo. A eux deux, ils forment la base de plusieurs formations (Golden Jooklo Age, Neokarma Jooklo Experience...) et ont sorti quantité de disques, notamment sur le fameux label Qbico. Leurs errances les ont amenés à collaborer avec Sonny Simmons, Chris Corsano ou encore Makoto Kawabata de l'Acid Mothers Temple. Leur fire music ressuscite le free jazz le plus exalté des années 1960. Parfois, ils se laisssent perdre dans un brouillard psychédélique évoqué à l'aide d'instruments tribaux et d'incantations mystiques.
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En décembre 2008 et janvier 2009, ils ont vécu à Saint-Etienne (France) avec le bassiste Jeremie Sauvage et le batteur Mathieu Tilly du groupe France. Les improvisations entreprises avec ces derniers ont donné naissance au projet Maîtres fous, dont un disque est paru sur le propre label des Italiens, Troglosound. Virginia Genta et David Vanzan ont gentimment accepté de rappeler la genèse de cette rencontre musicale.
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"On december 2008, after many travels, we found ourselves in Saint Etienne, France, to share music and life with our friends Mathieu Tilly and Jeremie Sauvage ("France"), and on our first day there we had a long session of wild free improvisation with all kinds of gongs, percussions, flutes and so on. Later that night, during the mixing of this recording, totally random someone played in the house the movie "Les Maitres Fous" but on mute, only images, and we realized that looking at it and hearing the new recording we did was a true complete experience, perfectly fitting. From here we got the name of the newborn band and its first release (Troglosound 003). After watching at the movie with our own soundtrack we couldn't find any other name out of that. We suggest you to try this!"
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Début décembre, Neokarma Jooklo Trio donnera quelques concerts en Belgique (dont un à Liège à confirmer) avec un attirail spécial : vielle à roue, harpe fabriquée et saxophone. On se réjouit d'ores et déjà de les revoir...
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lundi 21 septembre 2009

Maîtres fous (I)

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Cette semaine, je m'attarderai sur trois projets musicaux placés sous l'égide du film de Jean Rouch Les maîtres fous. Plus de cinquante ans après sa sortie en 1955, cette oeuvre continue à marquer les esprits, notamment dans le domaine musical. Transe, possession, colonialisme cotoyeront ici musique, improvisation et danse.
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Le saxophoniste Eddy Kowalski et le danseur Alain Sallet ont choisi d'intituler leur duo Les maîtres fous. Ils improvisent ensemble depuis de nombreuses années, notamment au sein du collectif Ishtar. Ce dernier, basé à Bourg-en-Bresse, a débuté ses activités en 1997. Initiateur du festival Courant d'Art, le collectif organise également des actions de sensibilisation axées sur la perception du "sonore" dans les écoles et des rencontres avec des musiciens internationaux (par exemple de Madrid et de Beyrouth).
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En attendant de découvrir son duo avec Alain Sallet lors du Festival Densités à Fresnes-en-Woëvre ce 24 octobre, Eddy Kowalski a bien voulu répondre à mes interrogations sur les liens qui unissent son projet avec le film de Jean Rouch. Merci à lui !
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"Pour la petite histoire, c’est Olivier Toulemonde (dont nous parlions ici) qui une fois où nous allions jouer le duo chez lui nous a proposé de nous appeler ainsi. Alain et moi-même avons trouvé que ça sonnait bien et donc on a gardé ce nom. C’est seulement 2 ans plus tard que nous avons trouvé le temps de regarder le film documentaire de Jean Rouch et là on a été très surpris ! Jusque là notre duo ne faisait pas référence à ce film si ce n’est par le nom, et depuis que nous avons regardé ce film nous n’avons pas vraiment changé notre manière d’improviser. Cependant, il y des similitudes dans l’improvisation et cette espèce de drôle de thérapie collective, l’autonomie des acteurs patients qui d’un coup deviennent des personnages ayant une fonction précise, tous totalement investis dans leur rôle et ce caractère obsessionnel sont autant de pistes à explorer. Je pense que ce film influence quand même notre manière d’improviser, mais de manière subjective, l’aspect cérémonial, l’autonomie, la transe et la folie sont certainement plus assumés depuis le visionnage du film."
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lundi 14 septembre 2009

Midhopestones

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Certains albums ont l'air de provenir de nulle part et laissent entendre une musique qui brille par son unicité et son pouvoir de fascination. Midhopestones (d'après le nom du village près de Sheffield où se trouve l'église où il fut enregistré) est sans aucun doute de ceux-là. Edité par l'excellent label Another Timbre, il comprend quatre morceaux résultant de la collaboration de Rhodri Davies (harpe et harpe électrique), Michel Doneda (saxophone soprano), Louisa Martin (laptop), Phil Minton (voix) et Lee Patterson (objets amplifiés).
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Le plus étrange sur ce disque est la manière dont les musiciens utilisent leurs instruments, de telle sorte qu'il en devient difficile de différencier la voix du saxophone, les manipulations d'objets de celles de l'ordinateur. Cet élément participe dès lors à l'osmose qui préside aux improvisations, à la progression lente, à la tonalité générale assez sombre et aux textures variées et subtiles. Le magma sonore créé tout en finesse comprend des drones sourds à peine allégés par des sifflements et vibrations mystérieux. Parfois, un grondement finit par exploser avant le retour d'un calme trompeur. La chant-cri de Phil Minton est reconnaissable quand il grossit pour accompagner les accentuations de tension. On a souvent l'impression d'une musique faite plus de nappes que de notes, de substances que de sons. Une musique de cave plus que de jour, où il fera bon se terrer pour les temps à venir...
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dimanche 13 septembre 2009

Then no sound

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Un des romans qui a le plus changé ma vision de la littérature est sans aucun doute Molloy de Samuel Beckett (Editions de Minuit, 1951). Il suffit parfois que je passe près d'un bois pour penser aux pérégrinations forestières de Molloy et Moran, trébuchant, rampant et finissant, pour le premier, par s'abîmer dans un fossé. Ce texte majeur m'offrait une appréhension nouvelle de la condition humaine. Un état où seul le corps compte, où toute volonté de pensée logique (la scène de partage des cailloux) et de transcendance finit par échouer et montrer sa vacuité.
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C'est grâce à ce récit et d'autres que j'ai lus par la suite (notamment les magnifiques Dépeupleur et Premier amour) qu'en 2007, j'ai visité l'exposition consacrée à l'oeuvre de l'écrivain au Centre Georges Pompidou à Paris. Là, j'ai découvert toutes les connexions qu'elle entretenait avec d'autres champs artistiques : le théâtre bien sûr, le cinéma (le fameux Film avec Buster Keaton en 1966), la peinture (Beckett en était un fin connaisseur, il aurait ainsi eu l'idée d'En attendant Godot en voyant des toiles de Caspar David Friedrich où des gens, vus de dos, observent la lune), mais aussi la musique.
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Beckett rencontre Morton Feldman à Berlin en 1976. Le compositeur, très enthousiaste, demande à Beckett de lui écrire un livret d'opéra. L'écrivain aurait accepté sans jamais avoir entendu une note du musicien ! Quelques semaines plus tard, Feldman recevait le texte de Neither (opéra en un acte pour orchestre de chambre et soprano). Les deux hommes garderont le contact puisqu'en 1987, Beckett suggère le compositeur pour la réadaptation de sa pièce radiophonique Words and Music (créée en 1961).
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J'écoute beaucoup ces derniers temps For Samuel Beckett, la dernière oeuvre achevée par Feldman avant de mourir en 1987. On est évidemment tenté de trouver des similitudes entre cette composition pour un ensemble instrumental mixte et l'oeuvre de Beckett : appauvrissement apparent du matériau thématique, fausse simplicité de la forme et importance du silence (équivalent à la mort ?). L'aspect hoquetant de la musique pourrait aussi évoquer la dégradation et la perte du langage dans certains des textes de l'écrivain. Une pièce majeure et belle donc où, comme dans d'autres oeuvres de Feldman, on a l'impression d'être immergé dans un univers où le sentiment de claustrophobie s'accompagne d'un émerveillement face aux richesses de texture sonore. Il en existe une belle interprétation chez Hat Hut, enregistrée en 1991 par l'Ensemble Modern et conduite par Arturo Tamayo.
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The Modern Word, un site web très complet sur Samuel Beckett, s'intéresse aux rapports que son oeuvre entretient avec la musique. Le titre de ce post est issu du texte de Neither.
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mercredi 9 septembre 2009

Son du Grisli (II)

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Comme promis, voici un récapitulatif de mes dernières chroniques pour Le son du Grisli. D'autres textes sont prévus pour bientôt, notamment l'interview d'une musicienne exceptionnelle. Surprise...
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. Chris Corsano : Another Dull Dawn (Ultra Eczema)
. The Pyramids : Birth / Speed / Merging (Ikef)
. James Ferraro : Clear / Discovery (Holy Mountain)
. Evan Parker, John Wiese : C-Section (Second Layer Records)
. Ben van Melick (préface) : Han Bennink : Cover Art (Huit Clos)
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samedi 5 septembre 2009

Demain ne meurt jamais

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Notre organisateur de concerts préféré Yves Billet - Pierre (dont on peut lire l'interview dans la vénérable revue du Kraak) va à nouveau faire trembler les arrières-salles liégeoises, forcément jaunasses et enfumées, avec une première soirée ce lundi 7 septembre au Carlo Lévi. Dès 21.00, le programme oscillera entre drones puissants, field recordings, attaques mentales et intoxication saturnine :
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Astro alias Hiroshi Hasegawa (Japon) a joué dans le mythique groupe de noise C.C.C.C. Il se produira en solo dans un genre qui, d'après le label Important (sur lequel il a sorti un album), "masterfully drifts between spaced out analog dream drone and a more extreme form of harsher droning."
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La musique de Kouhei Matsunaga (Japon), qui est également dessinateur (voir ci-dessus) navigue dans les mêmes eaux aux flots sombres et puissants. Ses collaborations avec Merzbow, Anla Courtis, Conrad Schnitzler (parmi d'autres) attestent de son intérêt pour des univers sonores racés et cathartiques.
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Blops (composé de Lieven Martens - Cetacean Nation Communications - et Eva van Deuren - Orphan Fairytale), Moysk (avec des membres de Veglia et R.O.T.), G.S.O.7 et Bruital Orgasm ouvriront pour ces deux musiciens de retour d'une tournée en Chine.
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mardi 1 septembre 2009

Terres humides, jazz et cyclisme

Prairie à proximité de Groningen.
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Waddenzee
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Ab Baars (Eglise de Feerwerd)

Contrebasse et accessoires de Paul Rogers (Eglise de Fransum)

Aki Takase & the Good Boys (Eglise de Niehove)
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En plus de mon intérêt pour les groupes programmés, divers éléments m'ont poussé à me rendre en Frise pour assister au Zomer Jazz Fiets Tour. L'idée d'un festival en vélo ne me semblait pas incongrue. En effet, ce moyen de locomotion est pour moi définitivement connoté musicalement depuis que je connais Rock n'Roll Station, ce fabuleux morceau de Jac Berrocal où un vélo fournit l'essentiel du cadre sonore. Il y a également mon ami Philippe, grand fan de musique baroque et de VTT, à tel point que j'en viens souvent à associer les deux.
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Mon attirance pour la région est avant tout lié au visionnage du magnifique essai de Johan van der Keuken La jungle plate (1978). Dans ce dernier, le réalisateur a filmé au plus près ce qui constitue le principal attrait de ce coin des Pays-Bas : la Waddenzee, c'est-à-dire une mer qui n'en est une qu'à moitié (à marée basse, on se retrouve devant une immense étendue de boue, les "terres humides", couverte de milliers d'oiseaux). Avec la sensibilité et l'intelligence cinématographiques qui sont les siennes, il passe en revue tous les éléments de cet écosystème unique : faune, flore, paysages et bien entendu humains (ramasseurs de vers de terre, paysans...) et étudie les conséquences souvent néfastes des bouleversements économiques sur ce territoire. La musique, très importante, est composée par Willem Breuker, collaborateur régulier du cinéaste, et culmine lors de la très émouvante Waddenzee Suite (que l'on retrouve notamment sur la compilation des compositions de Breuker pour les films de van der Keuken Music for his films 1967-1994, BVHAAST, 1997).
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Le Zomer Jazz Fiets Tour en est à sa 23e édition. L'idée du festival est de présenter un large panel des meilleurs représentants du jazz hollandais (en allant d'un swing pop à l'improvisation la plus abstraite) et de confronter ces derniers à d'illustres musiciens venant de divers horizons géographiques. Les performances ont lieu dans la campagne de Groningen dans différents lieux (églises, granges) que l'on rejoints en vélo en ayant préalablement choisi son itinéraire. La balade ainsi entreprise permet de traverser une campagne au ciel lourd et aux immenses pâtures vertes battues par le vent marin.
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Un des concerts que j'attendais le plus était celui d'Ab Baars en solo. En effet, ce saxophoniste et clarinettiste est non seulement un des membres de l'ICP Orchestra (on en parlait ici), mais aussi le compositeur d'une musique lyrique et essentielle pour le dernier film de van der Keuken Vacances prolongées (2000). Pour l'occasion, le musicien alterne shakuhachi, clarinette et saxophone dans des pièces composées où le murmure délicat succède à l'explosion et vice versa. L'espace, une église, dans lequel cette démonstration de souffle magistral prend lieu confère au son une véritable consistance physique. Une des dernières pièces est dédiée à son confrère fondateur de l'ICP Misha Mengelberg.
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Je n'avais pas encore eu la chance de voir une performance du pianiste Fred van Hove, ce géant pionnier des musiques improvisées (dès 1968, il participe au légendaire Machine Gun en compagnie de Peter Brötzmann, Evan Parker, Han Bennink...). Ici, il est accompagné par deux excellents contrebassistes : le Hollandais Wilbert de Joode et l'Anglais Paul Rogers. Ce trio est issu du projet B3B dans lequel le pianiste fait à chaque fois appel à deux contrebassistes différents (au dernier festival Météo à Mulhouse, il était ainsi entouré par Barry Guy et Bruno Chevillon). Pour cette longue pièce improvisée, Fred van Hove empoigne d'abord son accordéon, avant de rejoindre son piano, et laisse s'échapper des sonorités funèbres et chancelantes. Très vite, tous trois deviennent littéralement "possédés". Je n'ai jamais vu une telle tension physique dans ce genre d'exercice musical. Les yeux révulsés, Paul Rogers alterne archet, tube en métal et pizzicato, tandis que son confrère frappe son instrument, le fait hurler et en gratte les cordes. Cette représentation d'une beauté effrayante en a laissé plus d'un pantois. En tout cas, ce sera pour moi la véritable révélation du week-end.
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Autre grande découverte : le jeu à couper le souffle de la pianiste japonaise Aki Takase. Cette dernière (qui pour l'anecdote est l'épouse du pianiste Alexander von Schlippenbach) jouait une première fois en duo avec le saxophoniste Louis Sclavis lors de la soirée de prologue au festival. Leur collaboration fonctionne à merveille, que ce soit dans un registre contenu et caressant ou dans des dérives plus explosives (on se réjouit de la future sortie de Yokohama, disque en commun sur Intakt). Le plus notable peut-être est cette façon dont la pianiste investit l'entièreté de son clavier, quand elle n'utilise pas divers objets dans la caisse du piano. Par moments, on dirait qu'elle dompte ce dernier, quasi en le violentant.
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Le lendemain, elle jouait en compagnie de ses Good Boys : Rudi Mahall (clarinette), Tobias Delius (saxophone), Johannes Fink (contrebasse) et Heinrich Köbberling (batterie). Les compositions décoiffantes reposent ici sur des assises rythmiques plus accentuées. La pianiste évacue les notions de genres : free jazz, contemporain, impressionnisme. Tout y passe et toujours avec ces attaques du clavier impressionnantes de virtuosité et si stimulantes pour le spectateur.
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D'autres formations non moins intéressantes auront été entendues durant ce week-end, par exemple les très groove Available Jelly, comprenant quatre transfuges de l'ICP Orchestra ou le Tristan Honsinger Seven Seas Orchestra. Toutes ces formations, ces rencontres démontrent la grande vitalité d'une scène hollandaise fidèle au "Dutch New Swing" qui l'a en partie constituée, mais également ouverte à d'autres horizons revitalisants.
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Pour les courageux qui seraient arrivés au bout de ce texte, je conseille (et cela n'a rien à voir avec ce qui précède, quoique...) ce site qui répertorie quotidiennement les observations d'oiseaux dans la région. Un bon plan pour découvrir les meilleurs endroits où observer sternes, bécasseaux et autres phalaropes.
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Art hantologique

Félix Nadar, Pierrot photographe, 1854, épreuve sur papier salé, 0.286 x 0.21 cm, Paris, Musée d'Orsay.
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Je suis piètre photographe, mais comme tout le monde, j'ai parfois envie de faire des progrès et de réaliser de beaux "clichés". Ma lecture récente de la collection d'essais Sur la photographie de Susan Sontag (paru une première fois en 1973 et traduit de l'anglais par Philippe Blanchard, réédité en français dans la collection Titres aux éditions Christian Bourgois en 2008) me soulage d'un poids (assez relatif j'en conviens) et me donne envie de ranger définitivement l'appareil photo au grenier. En effet, le premier texte, Dans la caverne de Platon, décrit dans une langue didactique et avec une volonté manifeste d'en découdre les implications éthique et idéologique de l'acte de la photographie. La théorisation précise et aiguisée de l'auteur affecte tous les champs possibles : photographies issues des cadres familial, journalistique et artisitique. Que l'on soit d'accord ou non avec elles, les nombreuses propositions de Susan Sontag donnent à réfléchir sur l'essence même d'un médium rarement critiqué.
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Extraits :
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p. 23 : "Grâce aux photographies, chaque famille brosse son propre portrait et tient sa propre chronique : portefeuille d'images qui témoignent de sa cohésion. Les activités photographiées importent à peine, pourvu que les photos soient prises et conservées avec amour. La photographie devient un rite de la vie familiale au moment précis où, dans les pays d'Europe et d'Amérique qui s'industrialisent, on taille dans le vif de cette institution. Alors que le noyau familial, cette unité étouffante, se voyait extrait d'une constellation familiale beaucoup plus vaste, la photographie intervint pour pérenniser, réaffirmer de façon symbolique, la continuité menacée et l'étirement aux limites de la vie familiale. Ces traces spectrales que sont les photographies assurent la présence minimale des parents dispersés. L'album d'une famille a en général pour sujet la famille au sens large, et représente souvent tout ce qu'il en reste."
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p. 24 : "Manière de certifier le vécu, prendre des photos est aussi une manière de le refuser, en le limitant à la recherche du photogénique, en le convertissant en image, en "souvenir". Le voyage devient une stratégie dont le but est d'accumuler des photographies. L'activité même de photographier a un effet calmant et atténue le sentiment de désorientation générale que le voyage a toute chance d'exacerber. La plupart des touristes se sentent obligés d'interposer l'appareil photo entre eux et tout ce qu'ils peuvent rencontrer de remarquable. N'étant pas sûrs de savoir comment réagir, ils prennent une photo. Cela donne forme au vécu : on s'arrête, on prend une photo et on repart."
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p. 26 : "Espoirs écrasés, extravagances de jeunes, guerres coloniales et sports d'hiver, c'est tout un : l'appareil photo les met tous à égalité. L'activité photographique a institué une relation de voyeurisme chronique avec le monde, qui nivelle la signification de tous les évènements."
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p. 32 : "Nous sommes à présent en plein dans une époque nostalgique, et les photographies contribuent activement à promouvoir la nostalgie. La photographie est un art élégiaque, un art crépusculaire. Par la seule vertu de la photographie, l'aile du pathétique effleure presque tous les sujets. Un sujet laid ou grotesque peut être émouvant, du fait de la dignité que lui a conférée l'attention du photographe. Un beau sujet peut cristalliser la tristesse, du fait de son vieillissement, de sa dégradation ou de sa disparition. Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c'est s'associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d'une autre être (ou d'une autre chose). C'est précisément en découpant cet instant et en le fixant que toutes les photographies témoignent de l'oeuvre de dissolution incessante du temps."
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p. 38 : "Souffrir est une chose ; vivre avec les photographies de la souffrance en est une autre, et cela ne renforce pas nécessairement la conscience ni la capacité de compassion. Cela peut aussi les corrompre. La première image de cette espèce que l'on voit ouvre la route à d'autres images, et encore à d'autres. Les images paralysent. Les images anesthésient. Un évènement connu par des photographies acquiert un surcroît de réalité qu'il n'aurait pas eu sans elles : pensons à la guerre du Vietnam. (...) Mais aussi, après que ces images ont été imposées à notre vue de façon répétée, il perd de sa réalité."
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