vendredi 14 mai 2010

Mise en scène de la parole

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Ces jours-ci, je regarde les documentaires du coffret Denis Gheerbrant l'arpenteur (édité par le toujours parfait Geste cinématographique). Avec sa caméra et son magnétophone, Gheerbrant sillonne depuis de nombreuses années des lieux ordinaires, des endroits auxquels on ne penserait pas toujours pour exprimer un désir de cinéma : des banlieues, des hôpitaux... Pour Questions d'identité (1983) par exemple, il est allé à la rencontre de jeunes d'origine algérienne dans la banlieue d'Aulnay-sous-bois. Que l'éventuel lecteur ne fuit pas, nous ne sommes pas ici dans le reportage sensationnaliste ou misérabiliste que ce genre de sujet pourrait entraîner. Pas du tout. Le film évolue plutôt dans un univers du documentaire qui serait caractérisé notamment par un dialogue réel entre le cinéaste et le filmé, aboutissant à une 'mise en scène de la parole', et par la présence marquée du réalisateur dans le projet cinématographique.
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C'est ainsi que l'on apprend au détour d'une conversation que Gheerbrant a passé 6 mois avec les jeunes Algériens avant d'embarquer sa caméra, pour les suivre dans leur banlieue, mais aussi dans leur pays d'origine. Le thème de la confiance apparaît ainsi comme un leitmotiv : qu'est-ce que je peux-veux dire face à la caméra ? Comme en témoigne le premier chapitre de l'ouvrage Cinéma documentaire. Manières de faire, formes de pensée (Editions Yellow Now) intitulé Mise en scène de la parole et qui résulte d'un débat entre Gheerbrant, Raymond Depardon, Nicolas Philibert, cette thématique apparaît essentielle afin de cerner les enjeux du cinéma documentaire. Extraits :
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"Patrice Chagnard : (...) Pour que la parole advienne, il faut être deux, il faut qu'il y ait un autre; et entre les deux, la parole suppose une sorte de contrat, d'alliance, car faire un film est un acte de parole, au sens où parler est faire confiance à un autre. Une relation m'engage et je ne peux la vivre que dans la confiance. Ainsi, par exemple, je suis incapable de filmer quelqu'un avec qui je n'ai pas parlé, ou avec qui je ne peux pas parler; je ne peux pas filmer "contre". Pendant longtemps, j'ai voulu filmer "pour", c'était mon côté un peu militant. Avec le temps, je ne filme plus ni pour, ni contre, je filme "avec", et cet "avec", c'est le contrat. Je sais bien qu'entre dans ce jeu une grande part de séduction ou de ruse, mais il faut rester dans le domaine de la confiance. Si le fil est brisé, le film s'arrête : cela m'est arrivé.
Enfin, voici un point sur lequel je m'interroge et que je ne peux qu'esquisser : quelque chose de la parole brise un effet de fascination de l'image. La parole introduit une limite dans le champ du regard, et ce rapport conflictuel fait, je crois, le sens du film."
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"Denis Gheerbrant : Si documentaire il y a, et non reportage, c'est qu'il y a bien une fiction qui tisse un film, l'imaginaire dans la parole."
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"Denis Gheerbrant : Quand on parle de la mise en scène de la parole, on veut dire comment la parole devient chair. (...) Sur cette parole qui se fait chair, un psychanalyste, Denis Vasse, dit : "Le corps est le maintenant de la parole."
Je crois qu'on est tout de même toujours dans le mythe d'une première fois en même temps que d'une reconnaissance. C'est parce que tu as déjà entendu quelque chose qui n'a jamais été prononcé que tu peux l'entendre !
Avec Patrice, on pensait que la différence entre le reportage et le documentaire, c'est que le reportage travaille sur le déjà vu, qu'il ne peut filmer que ce qui est du domaine du répertoire de la représentation, alors que le documentaire travaillerait, lui, du côté de la reconnaissance. De ce qui est déjà en nous mais que nous n'avons jamais vu."
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Ici, deux entretiens avec Denis Gheerbrant.
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2 commentaires:

meriam a dit…

Il y a plusieurs mois T. m'avait parlé du blog et depuis quelques jours je prends plaisir à le parcourir chaque fois un peu plus.

Alexandre Galand a dit…

Merci à toi !
J'espère que tout ça passe bien pour toi, à New York et ailleurs.