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"Et tu te cherches dans tes premiers souvenirs - dans les saveurs, le toucher, les odeurs, les sons, les images et les mots : dans ta patrie.
Car qu'appelles-tu ainsi, sinon tout ce qui s'est gravé de manière indélébile dans ton corps et dans ton âme pendant les premières années de ta vie ? Quand tout était pour toi à la fois neuf et éternel, inconnu et familier ; quand ton moi encore immature absorbait avec avidité chaque incident, chaque parole, chaque chose, se nourrissait de leur chair et s'agrandissait, s'y reflétait et en renvoyait le reflet, ne faisait plus qu'un avec eux, tout comme sur la vitre de la salle à manger le monde du dehors et le monde du dedans se confondaient mystérieusement chaque soir.
Où donc le sentiment de la patrie prend-il ses racines, si ce n'est dans le monstrueux égocentrisme de l'enfance ? Quand pour assimiler le monde tu te projetais sur lui et grandissais avec lui, à tel point que ton moi devenait immense et ne pouvait se distinguer de lui.
Et comment comprendre ce qu'est pour toi ce pays que tu appelles "mon pays" ? Comment démêler l'écheveau qui te lie à ses saveurs, à son contact, à ses odeurs, à ses sons, à ses images ? Comment dire ce que signifient pour toi les mots de cette langue que tu appelles "ma langue", si tu ne reviens pas à cette première fusion, à cette sensation première que tout ce qui t'entoure, tout ce qui t'arrive, tout ce que tu sens, vois, entends, les choses et les mots, sont tes choses, tes mots, que ce pays - qui était jadis pour toi le monde entier - est ton pays, une part de toi-même ?
Ta patrie, c'est ce lien indéracinable d'un adjectif possessif qui émerge en toi avec les premières sensations, s'introduit un jour dans ton discours et se nourrit pendant toute ta vie du petit enfant que tu as été.
Ta patrie, c'est ton existence première, quand tout est moi et tout est monde.
Car le petit enfant que tu as été est déjà un monde ; tu es déjà, dès le début, avant même de naître, le monde : tu l'es davantage que ne le sont les "grands" qui ne se doutent pas de ce que renferme en lui un enfant pas plus haut que trois pommes, quand bien même ils devraient le savoir - s'ils se souvenaient.
Tu l'es davantage, car qui d'autre que le petit enfant peut accueillir en lui tant de choses du monde sans les rejeter ? En faire une part de lui-même, la chair de sa chair ? Qui d'autre est à ce point un monde, un monde immense, entier, toujours nouveau, un monde pérenne, immortel, éternel, autour de toi et en toi - un monde qui du même coup t'offre à toi aussi la pérennité, l'immortalité, l'éternité.
Oui, ce monde qui a existé avant toi et qui existera après toi, c'est toi, tu es lui maintenant, à partir du moment où, tout simplement, tu existes, où tu commences à te sentir exister : c'est un même qui te constitue - tout aussi pérenne, immortel, éternel. Et toi, qui n'étais rien quelques années ou quelques mois auparavant, tu entends à présent dans tes veines ce "je suis" - et tout est toi, et tu es tout, existence indifférenciée de toi-même et du monde. Comme lorsque tu t'éveilles d'un sommeil profond ou lorsque tu reviens d'un long voyage et qu'avant de te rappeler qui tu es, tu sens seulement ce "je suis" inarticulé, primitif, cette fusion aveugle avec la vie, qui assurément ne t'attendait pas pour exister et qui continuera à exister après toi : cette vie pleine d'évènements qui certes se sont accomplis sans toi, mais auxquels tu participes de toute façon par ta modeste existence : par ton corps qui appartient au monde, par ton souffle qui relie ce corps aux rythmes du monde ; et même par ton sommeil qui, en même temps qu'il te soustrait au monde, confond plus intimement encore ce corps avec le monde.
Ta patrie, c'est l'existence indifférenciée de toi-même et du monde : ce sommeil qui te confond intimement avec le monde et hors duquel tu émerges pour retrouver le monde.
Ta patrie, c'est le monde impérissable, immortel, éternel au cœur de toi-même - la racine impérissable, immortelle, éternelle de toi-même.
Ta patrie, c'est ton premier moi - et toute recherche de ton premier moi est un retour."
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Yannis Kiourtsakis, Le Dicôlon. Une histoire grecque. Verdier, 2011, pp. 38-40.
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