Pour causer de littérature, il y en a peu comme Pierre Michon. Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature compile divers entretiens qu'il a donnés au fil des années. C'est tendu, intelligent, essentiel.
La preuve avec quelques extraits d'une discussion parue sous le titre L'entretien : Pierre Michon (propos recueillis par Catherine Argand, Lire, n° 271, décembre 1998-janvier 1999) et reprise dans Le roi vient quand il veut sous l’appellation Qu'as-tu fait de tes talents ?
L'intégralité de l'entretien est lisible
ici.
Et on se plonge dans ses livres.
Vos Vies minuscules sont reconnues comme un classique de la
littérature contemporaine. Vous restez cependant un auteur confidentiel.
Aspirez-vous à la notoriété?
Pierre Michon. Lorsque j'ai publié mon premier livre il y a quatorze
ans, je pensais que toutes les machines allaient s'arrêter de tourner,
que tout le monde dirait: "Celui-là, il faut lui donner sur le champ une
fortune", une belle somme avec laquelle je me serais acheté un palais.
J'attendais de l'écrit son poids d'or. Je me suis trompé. Je ne savais
pas que la littérature est fille de la démocratie, au sens où c'est la
loi du plus grand nombre qui prévaut, la tyrannie de la majorité. Je
pensais que la littérature était l'un des derniers domaines hiérarchisés
où la valeur faisait sens et triait. Eh bien, la valeur a fait sens, et
elle a trié: je suis presque aussi pauvre qu'avant d'avoir écrit.
Vous avez écrit un premier livre épais, fulgurant, suivi de sept autres denses et menus. Et maintenant, qu'advient-il?
P.M. J'ai mis dix-huit ans à sauver ma peau, à écrire mon premier livre,
Vies minuscules, et je suis encore dessous. Les suivants ne sont que
des notes en bas de page, des gloses, des chambres d'écho. Ce texte-là,
le premier, était trop capiteux pour être suivi tout de suite d'un autre
qui infléchisse ma vie de la même façon. Mais je ne peux pas rester
celui qui a écrit Vies minuscules. Le narrateur était un écrivain qui
n'écrit pas, ce ne peut plus être moi puisque justement j'ai écrit.
Celui qui l'a écrit est mort et je ne sais pas, à ce jour, si de ce
cadavre sortira une nuée de mouches ou une œuvre phénoménale.
Vous avez peur?
P.M. Oui, d'autant que mon approche de l'écriture est nourrie de
croyances et de magie. Je ne me mets pas à ma table tous les matins, je
ne travaille pas de manière raisonnable. J'attends le texte, "j'attends
comme un bœuf", pour reprendre l'expression de Kafka. Je suis très
passif, rivé à la bibliothèque, vissé à l'attente. Contrairement à
beaucoup d'écrivains qui s'en sortent en écrivant dix pages tous les
jours, je ne suis pas graphomane. Ma relation au texte est une relation
de lutte, de refus. De viol réciproque.
Comment est né Vies minuscules? D'un coup? Dans un grand cri?
P.M. Il s'est présenté par la tête.
Comme votre premier enfant, il y a huit jours?
P.M. Oui.
Mais par quelle mystérieuse alchimie ce texte qui ne venait pas a-t-il fini par apparaître?
P.M. Divers facteurs ont joué. J'ai vécu une enfance campagnarde,
reléguée. A vingt ans, la bibliothèque me faisait défaut. A trente-huit
ans, j'étais enfin mûr culturellement. Je pouvais écrire dans le
non-savoir après avoir acquis le savoir, m'y adosser. La littérature est
un acte de non-savoir mais qui doit savoir. Il m'a fallu en passer par
là. Autre chose: j'étais, à trente-huit ans, assez jeune encore pour
porter en moi la violence d'un écrit presque juvénile. Et puis, ce
livre, c'était ma première et dernière chance. N'ayant jamais travaillé,
je coulais vers la clochardisation. J'éprouvais vis-à-vis de ce livre
un sentiment de nécessité absolue; il y avait aussi une femme que
j'aimais et à qui je pouvais donner ce texte comme une justification.
Que vouliez-vous justifier?
P.M. De m'en aller tout doucement vers l'état de clodo, d'avoir cassé
des tables et des vitres entre vingt et trente ans, de m'être demandé
alors en lisant les faits divers dans le journal si ce n'était pas moi
qui avais fait le coup. Ce sont les Vies minuscules qui m'ont délivré de
ça: au fur et à mesure de son énonciation, ce texte dément ce qu'il
dit. Les Vies minuscules, c'est un constat d'échec et une délivrance de
l'échec, un désastre qui se transforme en prouesse.
Vous éprouvez le besoin de justifier votre existence?
P.M. Oui, je ne suis pas de ceux qui pensent qu'exister ça suffit bien
et qu'on a des droits du seul fait d'exister. J'éprouvais un sentiment
d'imposture en attendant mon premier livre. Ecrire était ma seule porte
de sortie, mais je m'en sentais incapable. J'éprouve ce sentiment
d'imposture encore. Ce que j'ai fait est un peu court. Je ne suis pas
quitte.
Quelle est votre dette?
P.M. Vous connaissez la parabole des talents? Un maître part en voyage
et confie un certain nombre de talents - la monnaie romaine - à ses
trois esclaves. Les deux premiers les font fructifier. Le troisième
enterre la somme reçue. Au retour, le maître la lui confisque. Et moi,
qu'ai-je fait de mes talents? Est-ce que je les ai enterrés dans les
Vies minuscules? Il faut que je sache écrire un texte qui, de la même
façon que le premier, joue avec ma vie. Et que ce livre ne soit pas un
pur artefact, comme la plupart des romans qui sont publiés aujourd'hui.
Vous n'aimez pas les romans qui paraissent?
P.M. Je n'aime pas voir la vocation transformée en carrière. En écrivant
un roman tous les ans, les auteurs diluent l'élan initial, cet élan qui
porte toute l'écriture. Dans le même temps, il est très difficile de
s'affranchir, d'exister en dehors de cette règle. Un écrivain n'existe
pas, n'est pas payé s'il ne publie pas.
(...)
Pour vous, ce qui constitue un auteur, c'est sa volonté énonciative, de quoi s'agit-il?
P.M. Pas de sujet, pas de thème, pas de pensée; rien que la volonté de
dire. Qui fait avec rien une forme dans laquelle s'installe du sens.
Sans que jamais le texte naisse d'un quelconque spontanéisme, en
s'installant au contraire mordicus dans le goût de la langue dite
classique, c'est-à-dire maîtrisée, tenue et jouissant d'être tenue.
Dans quel état pensez-vous qu'il vous faille être pour écrire un texte qui joue avec la vie?
P.M. Il faudrait que je m'ancre en moi-même rageusement,
monstrueusement, que je me pense tout à fait unique et irremplaçable
dans le seul but de faire du beau, que je me surévalue, me dévalue,
abandonne la juste mesure. Que me soit rendu "l'égoïsme supérieur" dont
Nietzsche dit que sans lui on ne fait rien de bon. Je ne connais que
Leiris pour avoir accompli une œuvre à partir d'une juste évaluation de
soi. L'expérience de l'écriture est extatique. Il faut s'y jeter à corps
perdu, pleurer et rire intensément, physiquement, entrer dans un état
second.
L'inspiration comme transe...
P.M. Toutes les mythologies antiques et romantiques de l'inspiration me
sont très proches. "Quand je peins, disait Matisse, je crois en Dieu."
J'éprouve le même sentiment: lorsque j'écris, je crois en Dieu; le reste
du temps, c'est une question qui ne se pose pas. Il y a quelque chose
qui n'est pas humain ou qui est trop humain et qui me tient lorsque
j'écris. A tel point que j'ai le sentiment que l'excellence d'une phrase
et l'état d'exaltation que je connais alors arrivent à un autre.
J'éprouve un sentiment de dédoublement, d'incertitude comme dans le
conte de Louis-René des Forêts, Les grands moments d'un chanteur. Un
chanteur d'opéra très doué a l'habitude de répondre quand on lui demande
s'il chantera bien le soir même: "Comment serai-je sûr de faire
aujourd'hui ce que je ne suis pas sûr d'avoir fait hier?" Et un beau
soir, évidemment, il se met à chanter comme une casserole. Et c'est une
autre histoire... Vous savez ce qui est merveilleux avec toutes les
mythologies antiques et romantiques de l'inspiration? Elles vous
permettent de n'être pas vraiment concerné par ce que vous avez écrit.
(...)
Ce sont vos personnages que vous appelez des ectoplasmes?
P.M. Créer des personnages comme je l'ai fait dans La Grande Beune me
répugne. Il existe déjà tellement d'écrivains, tellement de romanciers
qui peuplent le monde d'ectoplasmes... La coupe est pleine, plus
personne n'y croit. Un vieux théologien, Guillaume d'Occam,
l'a très bien dit: "Il ne faut pas multiplier le nombre des entités
au-delà de ce qui est nécessaire." On appelle ce décret le rasoir
d'Occam. Je n'ai pas besoin d'inventer des vies, des personnages. Il y a
suffisamment de gens qui sont morts et qui attendent que l'on parle
d'eux.
Vous voulez faire se lever les morts?
P.M. Bien sûr. Lorsque j'écris, je pense toujours au mythe de la
résurrection des corps dans le christianisme. J'anticipe le jour du
Jugement dernier. Ces hommes qui ont eu de la chair - Roulin, le facteur
peint par Van Gogh, Rimbaud, Watteau et toute la confrérie des Vies
minuscules, je m'efforce de les faire revivre. Qu'ils se lèvent, qu'ils
sortent du tombeau.
Vous les sortez des limbes pour les nimber de gloire une fois pour toutes?
P.M. Pour changer leur viande morte en texte, leur échec en or. Une fois de plus.