On emporte un roman noir et on découvre une Voix. On peut dire que Le faucheux (Gallimard, collection folio policier) de James Sallis nous a impressionné. Les rues de New Orleans, la misère, la violence, la désillusion, et pourtant quelque chose qui clignote doucement, quelque part. On emprunte quelques mots de la quatrième, puis on livre un extrait du roman : "Lew Griffin, privé black, ancien soldat discrètement remercié, amant
d'une prostituée de grande classe, est un solitaire épris de justice.
Compassion, désespoir et violence vibrent en lui. Dans une ville comme
La Nouvelle-Orléans où les crimes sont aussi nombreux que les cafards,
ville blanche et noire de tous les possibles, Griffin voit chaque jour
le chaos se mêler à l'espoir. Il est, dans ses rues, un fauve au cœur
ouvert : un homme qui se bat et refuse l'inexorable"
"En fin de compte, je me suis dit que ce n'était pas si différent de la façon dont nous bâtissons tous notre vie, de bric et de broc : un passage de livre par-ci, un titre ou des paroles de chanson par-là, des parcelles de gens que nous avons connus, des scènes de films, une image de nous-même dans laquelle nous vivons, après quoi nous passons à une autre, puis à une autre encore, improvisant notre route d'un jour sur l'autre, au fil de ces années que nous baptisons notre vie.
J'ai laissé tomber et, assis au volant, j'ai regardé les essuie-glaces gifler la pluie de part et d'autre du pare-brise. Tous les cinq kilomètres, il y avait de petits refuges où l'on pouvait se garer et demander de l'aide. A part ça, il n'y avait pas grand-chose, sinon l'eau, le ciel et la pluie.
J'ai pensé à Harry. J'ai pensé à Papa et à Janie, ma femme pendant un peu plus de deux ans, et à mon fils. Pendant quelques instants, tandis qu'un éclair illuminait le ciel et que le tonnerre grondait au loin, au cœur de l'orage, je redevins Corene, comme je l'avais été le temps d'un autre éclair là-bas : jeu de lumières et d'ombre sur le plafond, jusqu'aux mots envolés qui m'auraient permis d'exprimer ce que je voyais, ce que je ressentais, ce que j'avais perdu. Pourtant, contrairement à Corene, il suffisait juste que je m'invente une nouvelle vie et que je me cale contre elle.
Au bureau, j'ai retrouvé les habituels messages d'en bas et l'habituelle accumulation de courrier. Une enveloppe jaune émergeait du tas. Je l'ai ramassée et je l'ai ouverte.
TON PÈRE DÉCÉDÉ CE MATIN 5 H STOP.
OBSÈQUES VENDREDI 10 H STOP.
APPELLE-MOI STOP.
TA MÈRE QUI T'AIME. STOP.
Je suis resté assis longtemps, sans bouger, pensant à tout ce qui avait été : les attentes et les déceptions, les conflits, les reproches, les malentendus, et tout cela avait empiré à mesure que passait le temps. Mais il y avait aussi de bons souvenirs, et je finis par y arriver : Papa et moi en train de travailler sur ma première voiture, un vieux coupé Ford déglingué, dans la cour de derrière. Les petits déjeuners communs alors que nous guettions le lever du jour, au-dessus de la ville, dans les bois où nous chassions le lapin et l'écureuil et où nous tombions parfois sur des balles datant de la guerre de Sécession qui ne manquaient jamais de le plonger dans un silence pensif. Le soir où il avait sorti sa vieille trompette et m'avait, pour la première fois, joué le blues, ce soir-là, j'avais pris conscience qu'il avait, d'une façon ou d'une autre, existé avant moi, une existence sans rapport avec moi, et que ma propre douleur, c'était, confusément, la douleur du monde.
J'ai allumé une cigarette. La Verne avait l'argent, j'avais le temps. Juste appeler Blackie et lui dire que je n'avais pas réussi à retrouver Corene Davis, et voilà. Je serais un homme libre à plus d'un titre. Ensuite, appeler Maman.
J'ai écrasé ma cigarette et j'ai tendu la main vers le téléphone.
Dehors, la pluie avait cessé. La nuit était noire, comme moi."