vendredi 30 août 2013

Vers les cimes (35)




Risque d'éboulement. Cet avertissement semble un préalable idéal à la lecture de la poésie de Denis Rigal. Son recueil Terrestres (édité par Le bruit du temps en 2013) nous accompagne depuis quelques semaines déjà et on a du mal à s'en défaire. Des temps géologiques, des animaux qu'on "reçoit", mais qu'on ne "mérite pas", du désespoir et de la cruauté aussi, des mots pour dire le ressac, les vagues, les "lacs gravides" et la fureur des dieux. Ce sont nos textes-lucioles du moment. 
En voici deux exemples :

"En temps de détresse

1 Niemandszeit

Des galets lancés par les vagues ; repris ; relancés ; à force, trouvent moins dur qu'eux ; meulent, érodent, évident ; creusent des flaques, des vasques, des marmites ; des mondes à part, inconçus ; des limbes. Un peuple sans nom s'y assemble ; des faces difformes, des corps austères, des membres grêles, saccadés, triturés, torturés ; concentrés là ; des hiéroglyphes myriapodes qui gigotent ; parfois se fixent un instant, réseau de lignes brisées, illisibles toujours.

Le flot revient, et leur tourment, deux fois par jour ; dénombrés deux fois par jour ; jamais les mêmes, interchangeables ; prélevés, rejetés, au hasard.

Cela se met en place : le décor, le roc, les éboulis, les trous d'eau qui sont des yeux crevés, des contre-lunes. Il suffit d'un millénaire ou deux, un rien dans le temps incolore, dans le temps de personne. En deux millénaires à peine cela advient : le monde a un centre vide, sur quoi tourne une absence. L'homme consulte ses relevés redondants, établit des causalités, remonte à la fiction précédente, qu'il ne reconnait plus ; il essaie d'imaginer la douleur des muets, les paroles des morts ; ses lèvres tremblent ; il songe qu'autrefois, de l'autre côté des mers, il y eut une déesse dont le nom était "Qui-es-tu ?". Elle non plus ne connaissait pas la réponse. Ainsi vint le temps de détresse, le temps de l'homme perdu. Les sages confièrent leurs aphorismes au vent. Ce qui restait de la parole ne répondait plus de rien et nous laissait sans voix, sans signes, au bord de l'étendue où il faut, malgré tout..."


"Chasseur

il gadouille dans les fonds,
patauge dans les fanges ; les ronces
ont des crocs de serpent, des dents
de congre qui mordent au sang, des lianes qui empêchent ;

les bêtes vives en jaillissent
entières, accomplies
dès la première systole
et jamais maculées si dans la boue
soudain la mort les précipite.

l'homme se hausse de peu,
enfin, vers leur monde tacite,
rabat sa prose et son caquet, 
éprouve le souffle gris-léger
de la lumière, le jeu des feuilles,
entend les univers lointains qui grondent ;
il y pressent les dévoreurs
sinueux de l'eau glauque,
leurs mille tours,
et la mer blanchie sous le harnais
qui règle son poumon sur les siens,
qui s'enfle, se rapproche,
expire en vrac
                         à ses pieds
                                            sur le rien."

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