dimanche 16 février 2014

Paradigme inciciaire (18)


Où l'on suit Les saisons de Giacomo de Mario Rigoni Stern (1995). Où l'on déchiffre les traces de l'histoire - et surtout celles de la Grande Guerre - via la topographie des montagnes du Nord de l'Italie. Où l'on suit ainsi le quotidien de ces Italiens qui pendant plus de vingt ans ont tenté de gagner un peu d'argent en récupérant le matériel (le métal et la poudre, des armes et quelques vêtements...) laissés sur les champs de bataille de 14-18, en mettant au jour les charniers ou en cherchant les caches d'armes.

"Un jour le père de Giacomo, en creusant devant la tranchée italienne du Buso del Giasso, découvrit d'abord les chaussures, puis, petit à petit, tout le corps d'un soldat autrichien, ou plutôt hongrois, comme il le devina d'après le nom et les renseignements qu'il lut sur la plaque d’identité. Il avait à peine vingt ans quand il était venu mourir de si loin au milieu de nos montagnes. Il avait les cartouches dans sa giberne, des grenades dans sa musette, le masque à gaz, un poignard à la ceinture ; dans la poche de sa veste une médaille à l'effigie de François-Joseph et une autre petite, en métal blanc, représentant saint Etienne. une montre aussi. Une grosse montre de poche avec une chaîne en argent passée au travers des boutonnières de la veste, qu'il désenfila. Elle était bien conservée, le boîtier était à double fond et elle avait un couvercle sur le cadran ; peut-être qu'elle s'était arrêtée non pas à cause de la balle meurtrière ou de l'obus, mais parce que le ressort était arrivé à la fin. Silencieux le père de Giacomo laissait aller son regard de la montre qu'il tenait dans le creux de sa main aux restes de cet homme qu'il avait dégagé d'entre les cailloux devant la tranchée italienne. Cela avait dû se passer la nuit où eux étaient venus en patrouille et où lui était en sentinelle. Il avait donné l'alerte en tirant la corde reliée à l'abri et qui agitait les boîtes de conserve vides. Le caporal Gigi Frello était arrivé le premier et il s'était mis à la mitrailleuse. Puis la batterie de Campofilon était également intervenue. Il poussa un soupir. Avec ses doigts jaunis par le TNT il tourna lentement le remontoir puis porta la montre à son oreille. Elle marchait ! De l'ongle il ouvrit la couvercle et le fond, et il regarda tourner les mécanismes. Il la mit lentement dans sa poche, après quoi, se baissant, il ramassa et mit de côté sur une pierre ce qui pouvait être récupéré. Puis il recouvrit de pelletées de terre le corps du soldat hongrois.
Giacomo avait assisté avec étonnement à toute l'opération, en silence, et quand son père le regarda et dit : "C'était un Hongrois. Lui aussi il avait une mère et une maison où on l'attendait", il éprouva une forte émotion et il s'éloigna. Peut-être voulait-il demander quelque chose, pourquoi son père s'était comporté ainsi, pourquoi la guerre. Mais il ne savait pas s'expliquer. Il ne parla pas de la journée."

Aucun commentaire: