"Un jour, peut-être, elle reliera aussi tous ses petits bouts d'instants rares avec un fil, le fil de l'histoire.
Elle écrira une histoire.
La sienne.
Car toutes les histoires sont rares
et s'écrivent petit à petit."
Extrait de Mélanie Rutten, Nour, le moment venu, Editions MeMo, 2012.
Depuis quelques albums publiés par l'excellente maison
MeMo,
Mélanie Rutten construit un univers peuplé d'animaux anthropomorphes déambulant dans des pages magnifiquement illustrées. Si la tristesse et la solitude sont souvent leurs moteurs initiaux, ces êtres en quête parviennent au fil des pages à former communauté, à éclairer le mystère de leurs origines et à donner du sens à leur présence au monde. S'ils
enchantent les enfants, les albums de Mélanie Rutten (récompensés à juste titre par de nombreux prix), parmi lesquels L'ombre de chacun paru l'année passée et La source des jours il y a quelques semaines, passionnent les plus grands par leur qualité littéraire et leur composition à la fois classique et virtuose.
Ces livres sont d'ores-et-déjà des classiques, sans aucun doute. Intrigué par son magnifique travail, on a posé à l'auteur quelques questions auxquelles elle a généreusement répondu. Qu'elle en soit ici encore remerciée.
(pages reproduites ci-dessus issues de La source des jours)
Pourriez-vous
me parler de votre parcours, et de la manière dont vous en êtes
arrivée à la littérature jeunesse ? Dessiniez-vous et
lisiez-vous déjà beaucoup lors de votre enfance ?
Je
suis arrivée assez tardivement en littérature jeunesse.
Après
une incursion en faculté de psychologie, j’ai finalement fait des
études de photographie au « 75 » à Bruxelles. De ces
années, j’ai gardé le goût du cadrage de l’image, des jeux
d’ombres et de lumières, des images qui se dévoilent et un
intérêt pour les portraits photographiques.
Petit
à petit, je me suis confinée à l’intérieur de mon studio,
repeignant mes portraits photographiques avec des peintures fluides à
la manière des photographes du début du XXème siècle. Ces
peintures devenaient de plus en plus opaques jusqu’à recouvrir
presque l’entièreté de la photographie. J’ai donc commencé à
peindre, à y inclure des photographies par le biais du collage et
puis à m’affranchir tout à fait de celles-ci. J’écrivais
systématiquement de petites phrases en regard de ces images. Ce fut
la découverte du rapport texte-image.
A ce moment-là, je
redécouvre aussi la littérature jeunesse, au détour d’une
librairie, avec « La grande ourse » de Carl Norac et
Kitty Crowther. L’album est un formidable terrain de jeu pour
explorer les finesses de l’articulation du texte et de l’image.
J’ai eu la chance de suivre par la suite des ateliers
d’illustration, avec les auteures Montse Gisbert et Kitty Crowther,
qui ont été fondateurs.
Enfant,
je ne pense pas avoir lu ou dessiné plus que la moyenne mais
c’étaient des activités qui me plaisaient. J’ai eu une enfance
et une adolescence itinérantes en Amérique latine et en Afrique :
les livres étaient peu nombreux mais bien choisis et nous suivaient
dans les malles de pays en pays.
Certains
des personnages de ces livres m’accompagnent encore : Babar,
Ernest et Célestine, Ranelot et Buffolet, Jean de la Lune, les Trois
brigands, le Bon gros géant, le Crocodile et ses larmes…
Quels
sont les artistes et les œuvres – dans le domaine de la
littérature jeunesse, mais pas seulement - qui ont marqué votre
réflexion, et peut-être votre travail ? Étant donné le
contenu littéraire très fort de vos albums, je me demandais quelles
étaient les lectures qui vous ont le plus marquée ?
En
matière de littérature jeunesse, les auteurs qui m’ont le
plus marquée sont,
pour la plupart, ceux de mon enfance.
J’apprécie
tout particulièrement les auteurs-illustrateurs qui articulent leurs
propres textes à leurs images : ceux des années 30 en France,
tels Jean de Brunhoff et « L’histoire de Babar »,
Feodor Rojankovsky avec « Froux le lièvre » et tous
ceux qui ont collaboré à la collection des albums du père Castor,
et, ceux des années 50 en Amérique dont Arnold Lobel, qui tient une
place de choix avec « Les quatre saisons de Ranelot et
Bufolet », mais aussi Maurice Sendak, James Marshall, Hilary
Knight… Ce sont des pionniers de l’album jeunesse qui, les
premiers,
ont considéré l’album
comme un projet global et l’ont fait entrer dans la sphère du
champ artistique.
Plus
tard, en Angleterre, apparaissent Quentin Blake, Roald Dahl, John
Burningham qui sont des auteurs qui me passionnent pour l’instant.
J’apprécie le non-sens d’un Edward Lear, d’un Edward Gorey ou
d’un Glen Baxter. J’aime la magie des courts textes comme les
limericks, les nursery rhymes ou
les haïkus. Parmi
les auteurs contemporains, je citerais Hélène Riff, Sara Fanelli,
Anne Brouillard, Bruno Gibert, Toon Tellegen et Kitty Crowther.
Si
certains ont une place à part, comme « Alice au pays des
merveilles » de Lewis Carroll ou « Les nouvelles »
de Katherine Mansfield, je n’ai pas d’œuvre fétiche. J’explore
tous azimuts.
Voici ce qui m'accompagne
pour
l’instant pour « Les sauvages », mon prochain album :
les œuvres d’opéra pour enfants de Britten, « La nuit du
chasseur » de Charles Laughton, « Wilder mann ou la
figure du sauvage » de Charles Fréger, les daguerréotypes de
Southworth et Hawes, l’œuvre de Tove Jansson, «Panthère »
de Brecht Evens, «Casse-noisette » de Tchaïkovski, « African
dolls » de Frank Jolles, les œuvres de Raoul Dufy et du
Douanier Rousseau, « Les aventures de
Huckleberry Finn » de
Mark Twain et toutes sortes de guides naturalistes sur les plantes
tropicales.
Comment
concevez-vous et construisez-vous vos histoires ? Pourriez-vous
nous expliquer comment vous procédez avec vos carnets ? Je suis
également très intéressé par la manière dont vous écrivez le
texte, dans lequel vous affinez un style très personnel.
Avant
de me lancer dans les premières illustrations qui composeront un
album, j’entame une phase de récolte où les livres, films et
images diverses accompagnent et étoffent mes envies d’atmosphères
narratives.
Je
plonge ensuite dans mes carnets. Il y a celui où je consigne toutes
sortes de petites idées : de petites émotions, des mots, des
images, des bribes de dialogues glanés au quotidien et qui vont se
concentrer autour d’un petit noyau narratif.
Il
y a celui dans lequel je vais me livrer à une recherche de
personnages, ceux qui vont vivre toutes ces petites tribulations.
Pour la plupart, ce sont des personnages anthropomorphes, mi-homme,
mi-animal. J’étudie des photographies avant de les dessiner à ma
manière.
Commence
ensuite une phase plus technique qui consiste à m’approprier une
technique d’illustration. Je m’attache à créer quelques
illustrations, croisant mes idées scénaristiques et mes
personnages.
Cette
phase de « préparation » peut être fort longue…
Quelques mois en réalité quand il s’agit de dompter une nouvelle
technique. Ensuite, les illustrations finales ainsi que le texte me
prendront deux mois de travail pour finaliser l’album.
Je
commence le plus souvent par ce qui fera par la suite le noyau de
l’histoire même si celui-ci
se
trouve au centre. Je ne commence donc pas forcément par la première
page car à ce stade, le plus souvent je ne sais pas comment se
finira l’histoire mais je sais de quoi j’ai envie de parler. Au
fur et à mesure que les personnages s’ancrent, l’histoire se
tisse.
Le processus de
va-et-vient entre
l’écriture et l’illustration est permanent dans ma méthode de
travail : le dessin appelle les mots, le mot appelle les images.
Ce sont deux modes d’expression qui vont se nourrir et s’enrichir
mutuellement. C’est ce qui me passionne le plus dans l’album
jeunesse : le petit interstice entre l’image et le mot, ce
petit champ libre où le lecteur va pouvoir laisser libre cours à
ses scénarios et qui fera toute l’épaisseur d’un livre. J’aime
laisser entendre
plutôt qu’imposer et laisser des portes ouvertes, des zones
d’ombre où les enfants se mobiliseront pour faire sens. Des parts
obscures qui permettent d’aborder, si le lecteur le veut, notre
complexité, nos ambivalences.
Dans
le cadre d’un album, le texte doit suivre des contraintes formelles
assez strictes : il doit être court, clair car il est destiné
à être partagé oralement et doit suivre les images auxquelles il
se réfère au plus près.
Il est forcément elliptique et incomplet puisqu’il entretient, le
plus souvent, un rapport de complémentarité avec l’image.
Cette
obligation d’être synthétique me plaît beaucoup. Le choix des
mots requiert une attention toute particulière d’où ma
préoccupation de les choisir de la manière la plus juste. Cette
quête de l’essentiel est une discipline qui demande beaucoup de
recul, une vision globale du livre. Une fois les illustrations
terminées, je retravaille longuement le texte : la matière se
décante par éliminations successives pour essayer de n’en garder
que l’essentiel.
Au
point de vue formel, vos différents livres s'inscrivent dans une
tradition dans laquelle on pourrait, je suppose, inscrire ceux de
Jean de Brunhoff, Arnold Lobel ou Kitty Crowther. Comment jouez-vous
avec cet héritage ?
Difficile
de répondre à cette question tant les personnages de ces auteurs
ont, pour certains, imprégné
mon
enfance. « Les quatre saisons de Ranelot et Buffolet »
est le premier livre que j’ai su lire toute seule.
Les
images ont un pouvoir d’impression qui nous échappent et qu’on
ne maîtrise pas. Dans « Öko, un thé en hiver », il y a
une scène qui se décline en quatre vignettes où Öko se débat
dans une tempête de neige. Ce n’est qu’après la parution du
livre que je suis retombée sur « Babar et le père Noël »
que je n’avais plus ouvert depuis l’enfance. La séquence de Öko
suit exactement celle de Babar tombant dans la grotte du père Noël.
Je parlerais plus de filiation plus que d’héritage. On
s’inscrit dans une lignée dans laquelle on tente d’apporter sa
singularité. Je plonge régulièrement dans ces albums qui me
fascinent et je me dis qu’il y en a trop : trop de livres,
trop de bons livres… Et je me demande quel sens cela a d’en
rajouter encore.
Dans
vos premiers albums, vous utilisiez des crayons de couleur et puis,
pour les deux derniers, vous avez décidé d'explorer une nouvelle
technique - la plume et le brou de noix suivis d'aquarelles si je ne
me trompe pas - et un nouveau format. Pourquoi de tels changements
et en quoi influencent-ils la lecture qui peut être faite de ces
albums ?
La
première série d’albums est une tétralogie qui suit l’alternance
des saisons. Chaque album a été dessiné avec un crayon de couleur
correspondant à la saison et ensuite colorisé aux feutres Pantone.
La
rupture au niveau de la technique m’a permis d’aborder, avec
« L’ombre de chacun », un nouveau cycle d’albums dans
une certaine cohérence graphique. Le choix d’un trait contrasté à
l’encre de chine noire, de brou de noix aux matières aléatoires
et aux colorations naturelles et de couleurs vives encrées me
semblait approprié pour ce dernier album pour traduire l’énergie
et la rudesse d’un récit d’aventure, moins introspectif que la
première série d’albums qui se centrait sur un personnage
central.
Mais
la raison principale de cette rupture est tout simplement animée par
le plaisir de l’expérimentation des différentes possibilités
d’expression.
J’aime
pouvoir m’amuser et je pense que si l’on fait les choses avec
plaisir, il y a des chance que le résultat soit bon. Je compare
souvent mon métier, quand je le présente aux enfants, à un jeu.
C’est une dimension très présente dans l’élaboration d’un
album.
Dans
votre première tétralogie, et dans vos deux derniers livres, on
retrouve le principe de personnages revenant d'un album à l'autre,
chaque album se concentrant sur un ou plusieurs protagonistes à
chaque fois différents. On retrouve là le principe de la « comédie
humaine ». J'ai lu quelque part que vous utilisiez
le
terme
de cosmogonie à propos de vos ouvrages et j'aimerais que vous m'en
disiez plus.
Être
ensemble, être seul et la difficulté d’harmoniser parfois ces
deux situations est un thème central dans mes histoires. J’aime
élargir le propos à l’ensemble d’un groupe et développer
l’idée que nous sommes le héros de notre propre vie aux cotés
d’autres héros menant leur vie mêlée en partie à la nôtre.
C’est la raison pour laquelle j’imagine un album comme une pierre
intermédiaire à un édifice total, comme une pièce de puzzle,
avec un intérêt pour les destins croisés et les narrations
enchâssées. La question est « D’où est-ce que je
raconte l’histoire ? ».
La
tétralogie ou la série me permettent aussi de ne pas clore
l’histoire, de ne pas vraiment fermer le livre en laissant, à
travers les autres convergences possibles, une part d’irrésolu.
J’aime laisser les fins ouvertes et poindre l’idée que les
histoires continuent à grandir et à se tisser…
J’ai
utilisé le terme de « cosmogonie » dans le sens où il
s’agit petits univers créés de
toutes pièces,
de personnages en prise avec des questions parfois existentielles et
qui tentent de mettre un peu d’ordre dans le chaos.
La
nature revêt une importance particulière, d'abord en tant qu'écrin
des déambulations des personnages, mais aussi en tant qu'élément
influençant les sentiments de ceux-ci. Elle peut inspirer la joie,
mais aussi la modestie et la perception de l'immensité des choses
(par exemple dans Elliot et Nestor, à propos du cosmos :
« C'est
si grand qu'il ne finit jamais, et nous, on est comme des
poussières... »).
Cela m'évoque la nature telle qu'elle est peut être envisagée dans
la peinture romantique allemande ou certains contes, de Grimm par
exemple. Que pouvez-vous me dire de ce rapport à la nature ?
La
nature
me permet d’introduire la notion du temps, celle du rythme, du
cycle qui me tiennent à cœur dans la narration. Elle est liée aux
cycles du cosmos, des saisons, du jour et de la nuit qui vont rythmer
mon récit tels que le feront la marche des personnages, le texte, le
récit lui-même, la tourne de page,…
Tantôt
rassurante, tantôt inquiétante, la nature est intimement liée au
paysage affectif des personnages. Elle tend d’ailleurs à se
personnifier, comme le personnage du brouillard, celui de la pluie ou
de la brume dans « La source des jours ». C’est une
idée que j’aimerais pouvoir creuser à l’avenir, revenir à ces
croyances nouant l’homme aux éléments de la nature dans un
rapport primitif.
La
nature est un moyen d’exprimer ces variations de couleurs et de
lumières qui sont des sources de grand bonheur pour moi au
quotidien.
Donner
cette place à la nature me permet aussi d’aborder
certaines questions : celle de la permanence et du changement,
la
grande question de grandir au sein d’un ensemble qui nous dépasse,
en harmonie avec celui-ci en une représentation intelligible pour
l’enfant.
J’imagine la nature comme une grande psyché dont
les chemins, infinis et hasardeux, sont tantôt sombres, tantôt
lumineux.
Dans
vos récits, la marche est une manière pour les personnages de
s'approprier le monde et de résoudre ce qui les freine. En usant de
l'exploration comme moteur de vos récits, vous faites ainsi œuvre
de géopoétique. Pourriez-vous me dire plus de cette particularité ?
La
marche symbolise bien sûr le voyage intérieur, la quête
initiatique et le dépassement de soi. Mes personnages sont en
chemin. Ils sont portés par l’espoir de transformation de soi: ils
grandissent, changent, s’épanouissent, se dépassent. Ils sont en
devenir.
Une grande partie du bonheur est de se sentir en chemin.
J’aime
aussi introduire le rythme de la marche au sein du livre, dans un
éloge à la lenteur et à la contemplation.