lundi 12 janvier 2015

Filmer les sans-noms : Le peuple manque


Source

"S'il y avait un cinéma politique moderne, ce serait sur la base : le peuple n'existe plus, ou pas encore... le peuple manque.
(...)
Ce constat d'un peuple qui manque n'est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l'art, particulièrement l'art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s'adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l'invention d'un peuple. Au moment où le maître, le colonisateur proclament «il n'y a jamais eu de peuple ici», le peuple qui manque est un devenir, il s'invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer.
(...)
L'auteur de cinéma se trouve devant un peuple doublement colonisé, du point de vue de la culture ; colonisé par des histoires venues d'ailleurs, mais aussi par ses propres mythes devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur. L'auteur ne doit donc pas se faire l'ethnologue de son peuple, pas plus qu'inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire privée : car toute fiction personnelle, comme tout mythe impersonnel, est du côté des "maîtres". (...) Il reste à l'auteur la possibilité de se donner des intercesseurs, c'est à dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de " fictionner " de " légender" de "fabuler". L'auteur fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l'auteur : double devenir. La fabulation n'est pas un mythe impersonnel, mais ce n'est pas non plus une fiction personnelle : c'est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs.
(...)
Chez Jean Rouch, en Afrique, la transe des "Maîtres fous" se prolonge dans un double devenir, par lequel les personnages réels deviennent un autre en fabulant, mais aussi l'auteur lui-même, un autre, en se donnant des personnages réels. On objecte que Jean Rouch peut difficilement être considéré comme un auteur du tiers monde, mais personne n'a tant fait pour fuir l'Occident, se fuir soi-même, rompre avec un cinéma d'ethnologie, et dire "Moi un Noir", au moment où les Noirs jouent des rôles de série américaine ou de Parisiens expérimentés. L'acte de parole a plusieurs têtes, et, petit à petit, plante les éléments d'un peuple à venir (...). En règle générale, le cinéma du tiers-monde a cet objet : par la transe ou la crise, constituer un agencement qui réunisse des parties réelles, pour leur faire produire des énoncés collectifs comme la préfiguration du peuple qui manque."

Extraits de Cinéma 2. L'image-temps de Gilles Deleuze (Editions de Minuit, 1985, pp. 281-291).

Aucun commentaire: