mardi 25 novembre 2008

L'ordre et l'infini

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« Dans la vérité de son ordre, bien ordonnée, la cour s’étendait à ma vue. A gauche les murs du bâtiment d’écurie avaient été soigneusement chaulés de frais pour combattre l’humidité du sol qui y montait sans cesse et qui, maintenant encore, réapparaissait. On pouvait apercevoir sur les toits les traces d’un entretien aussi méticuleux : entre les tuiles, noircies par la pluie, du toit d’écurie, on avait inséré des tuiles neuves, rouge clair, et la couverture de la grande aire de battage qui, en face du bâtiment d’habitation, ferme la cour et la sépare du jardin avait été rénovée de larges bandes jaunes de bardeaux neufs. C’était presque trop net pour le nid d’hirondelles, qui, intact et même protégé, était suspendu sous la saillie du toit des étables à côté de la rangée des seaux d’incendie et des échelles. Le bleu-myosotis du firmament avait maintenant viré au lilas tendre de pensées aux tons clairs, et en même temps, comme participant à cet effacement progressif, la brise printanière ralentissait son souffle, pour finalement mourir tout à fait. Seul était demeuré, un calme d’une extrême délicatesse, où les colombes se berçaient. Devant les fenêtres des étables et au-dessus du tas de compost, soigneusement entouré d’une bordure de ciment et sur lequel pointait l’herbe, volaient des essaims de mouches. Vers le fond, dans la percée du jardin, la nature en fleur faisait un salut, mais à droite, là où le mur aveugle de la maison Laurenz borde la cour, le clocher passait la tête. Je comprenais l’équilibre de l’ordre rural où la rigidité, créée par l’homme, se combine en une unité parfaite avec la croissance vitale, où aucun acte manuel ne peut être exécuté, aucun pas ne peut être fait, aucune respiration ne peut s’inscrire dans la vie sans que la respiration de l’homme, les mains de l’homme, les pieds de l’homme soient en contact incessant et irrévocable avec la germination de la vie. Je comprenais l’ordre statique, l’ordre sans démence de l’existence, l’ordre où travail et croissance entre-pénètrent à tel point leur domination que, une à une, les couches de l’Etre se déposent l’une dans l’autre, infiniment combinées, s’entre-reflétant à l’infini, se vivifiant, se réalisant mutuellement, secours infini pour l’homme, secours de l’équilibre, afin que l’homme ne soit pas subjugué par sa propre création comme c’est le cas à la ville, où sa vie est pour ainsi dire le seul brin d’herbe entre les pierres, et où il n’a rien d’autre à opposer à la rigidité, que son cœur battant. »
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BROCH, Hermann, Le Tentateur (Der Versucher, 1954, traduit en français en 1960), Paris, Gallimard, 2005, pp. 138-139.
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