"Tu m'as encore crevé un cheval"
"Je n'aurais pas dit un rhinocéros, puisque que tu dis que tu es un rhinocéros"
A l'occasion de la sortie de Feu la figure, le second album d'Arlt, et d'un concert du groupe ce vendredi 1er juin à Bruxelles (Beauhaus, 20.00), voici une interview de Sing Sing, chanteur et guitariste. On a rencontré ce dernier et Eloïse, les deux membres permanents d'Arlt, lors d'une soirée d'hiver où la neige avait paralysé une partie du trafic routier. Leur concert nous avait réchauffé en même temps qu'il nous avait confirmé l'existence d'une forme étrange et belle de folk music chantée en français : déviante, grisante et souvent porteuse de tensions. Surtout, nous avons entamé une conversation, loin d'être achevée, où il était question de Robert Louis Stevenson, de fantômes, d'animaux fantastiques, du groupe japonais Maher Shalal Hash Baz, de rebetiko et de bien d'autres sujets familiers aux visiteurs de ce blog. Pour les circonstances mentionnées plus haut, nous avons décidé de rendre publique une partie de ce dialogue, en nous concentrant bien entendu sur Feu la figure. Pour d'autres approches, voir par exemple des interviews chez Chronicart et la Blogothèque, ou encore une présentation de chaque morceau du nouvel album sur Pinkushion. Et merci à Sing Sing pour les mots qui suivent...
Dans
votre second album, on ressent encore plus que dans La langue un équilibre tendu - très réussi - entre des parties
instrumentales abrasives, parfois dissonantes et minimalistes, et un chant
composé de deux voix s'entremêlant avec beaucoup de fluidité, de sensualité
aussi. D'où vous vient cette manière de jouer avec les contrastes ? Il y a
certainement une part de 'c'est comme ça', mais peux-tu m'en dire plus ?
Sing Sing: Oui, Arlt s'est absolument construit sur un goût des
contrastes. Contraste des timbres, des humeurs, des énergies, des couleurs… Il
y a ces fameuses "voix de terre et voix d'eau" dont on parle
toujours, il y a le mélange de consonance et de dissonance, de majeur et de
mineur, de répétitions et de digressions, de formats pop et de formes plus
incongrues, de solennité et de clownerie. Il y a le besoin aussi d'être à la
fois au comble du minimal et au comble du baroque, du cérébral et du physique,
à la lisière du diurne et du nocturne, du rêve et de l'éveil, du rural et du
citadin, de l'ultra-concret et de l'abstraction, du réaliste et du fantastique.
Et le sentiment que chacun de ces éléments doit non seulement coexister mais
aussi se féconder l'un l'autre, s'échanger, se vampiriser, se cannibaliser. Je
dis "ça doit" mais tout ça se fait très naturellement. Ce n'est pas
quelque chose que nous avons vraiment décidé. Faire des chansons est une façon
de prêter une forme à cette façon qu'on a d'envisager la vie, dans tout son
caractère poreux, instable, troué de galeries communicantes.
Vous
avez enregistré Feu la Figure avec Radwan Ghazi Moumneh, qui avait travaillé
notamment sur l’incroyable album de Matana Roberts édité l'année passée par
Constellation. Eloïse travaille avec Eric Chenaux. Vous êtes amis avec la
chanteuse de folk Josephine Foster et vous avez fait une tournée au Japon avec
Tori Kudo, le leader de Maher Shalal Hash Baz. En quoi vous sentez-vous proche,
musicalement parlant, de tous ces artistes s'exprimant dans des genres aussi
divers que le folk, le free jazz, la musique pop bancale... ?
Sing Sing: Quitte à enfoncer une porte ouverte, j'ai envie de te
répondre d'emblée que la musique ne me semble pas (ou plus?) être une question
de genres. Et je crois que tous les gens que tu cites, justement, non seulement
seraient d'accord avec moi mais en plus œuvrent chacun bien au-delà des genres.
Matana Roberts se situe à la croisée des grands récits, du blues, des
comptines, de la musique orchestrale et du free-jazz. Eric Chenaux repense et refonde à sa façon le très antique dialogue entre voix et guitare en butinant à la fois
du côté du songwriting nord-américain classique, de la musique improvisée, de
la musique du moyen-âge, du r'n'b, du jazz ou de la musique contemporaine.
Josephine Foster redéfinit le folk par le prisme des chansons populaires
espagnoles, de la comédie musicale, des lieds de Schubert, du psychédélisme et
des musiques liturgiques. Tori Kudo ne choisit pas entre Satie et le Red
Krayola, entre les Raincoats et le Porsmouth Sinfonia de Gavin Bryars, les
mélodies immédiates et la plus intense cacophonie. Ce sont tous ( chacun à leur
manière ) des artistes disons…syncrétiques. Tous travaillent depuis à la fois
le centre et la périphérie des traditions dont ils s'emparent. Nous admirons en
eux la singularité toujours en mouvement à l'intérieur d'un vocabulaire très
précisément choisi mais rendu élastique et même polymorphe par une espèce de
liberté inépuisable, de grande curiosité. Ils ont aussi en commun d'allier la
rigueur d'une pensée toujours originale (et le plus souvent oblique) et la
fraicheur de gestes toujours spontanés. Et d'être à la fois très archaïques et
absolument modernes, assez bruts et pourtant vraiment sophistiqués. Ils se
contre-foutent que leur musique ait ou non l'air cool, à la page ou pas à la
page, qu'elle soit aimable ou qu'elle rebute ou fiche la trouille. Ils sont
sauvages, réellement (pas de cette manière petite bourgeoise et facile à
désigner comme sauvage par les hautes instances et donc facile à récupérer ou
laisser parler dans le vide), c'est à dire qu'ils ne tendent pas le cou à
l'autorité efficace et qu'ils ne se laissent pas définir aisément. Leur musique
à le grand orgueil des fauves et la belle humilité des gueux. Ce sont des
caractères qui nous touchent beaucoup, nous donnent courage et nous inspirent.
Ils font de la musique pour de bonnes raisons. En tout cas pour des raisons qui
nous, nous émeuvent carrément. Je ne sais pas si on est proches de ça dans les
faits. Mais c'est ce qu'on aime chez les musiciens et c'est ce vers quoi on se
sent attirés.
Un
rapport égal à l’innocence et à la cruauté marque plusieurs chansons d’Arlt. Je
trouve ainsi qu’on peut trouver des similitudes frappantes entre vos textes et
certains de ceux qui ont été rassemblés par Jerome Rothenberg dans Les
techniciens du sacré, une incroyable anthologie de contes et poésies de peuples
sans écriture. On peut par exemple citer ce passage d’un poème en prose
esquimau :
« Il
était une fois une femme stérile qui ne pouvait pas avoir d'enfant. Elle finit
par adopter une larve, qu'elle nourrissait en lui faisant sucer ses aisselles.
Au bout de peu de temps, la larve se mit à grossir. Mais plus elle grandissait,
et moins la femme avait de sang pour la nourrir. Elle allait donc souvent
marcher dans le voisinage, pour activer sa circulation. Mais elle ne restait
jamais longtemps loin de chez elle, car elle pensait sans cesse à sa larve
chérie & se hâtait d'aller la retrouver. Elle lui manquait tellement, elle
s'était tellement entichée d'elle que chaque fois, en arrivant dans l'entrée de
sa maison, elle l'appelait en disant : Oh, toi mon petit qui sais siffler,
fais-moi"ti-i-i-i-I-I". »
Peux-tu
définir ton rapport à cette forme ambiguë d’être ? J’ai parfois
l’impression que cet intérêt pour une expression imagée, ironique et parfois brutale,
bien que toujours poétique, relève d’un rejet du lyrisme ?
Sing Sing: Je ne saurai pas le définir non. C'est comme ça. J'en
fais simplement l'expérience en "écrivant", en chantant, en "dansant"
sur scène, actions qui sont pour moi (je crois que pour Eloïse c'est pareil)
autant de façons d'intensifier ma présence au monde et peut-être de lui donner
un semblant de forme. Ou plutôt des propositions de formes, des esquisses, je
ne sais pas bien. Et les formes en question sont mouvantes, je m'en rends compte
de plus en plus. Excuse-moi si ça parait un peu grandiloquent. Déjà, il faut
préciser que j'entretiens une relation un peu ambiguë au langage, et donc au
réel qui pour moi dépend absolument de la façon dont je le désigne, ou
l'appelle, ou le renverse par la parole. Il me semble qu'une chanson comme
"Rhinocéros" ne témoigne pas d'autre chose : "je n'aurai pas dit
un rhinocéros mais puisque tu dis que tu es un rhinocéros alors, qui suis-je
donc pour oser prétendre que non?". Bref. Je n'ai lu vraiment "Les
techniciens du sacré" qu'après avoir écrit quasiment tout ce qui allait
devenir "Feu la figure" et j'ai effectivement été frappé par ce que
j'y retrouvais d'obsessions personnelles, de termes récurrents, d'images,
d'animaux , et puis le vent et puis la pluie. Il y a chez moi des obsessions,
surtout très liées à l'enfance qui ont je crois surtout à voir avec
l'étonnement. Étonnement d'être au monde, étonnement de parler, étonnement de
voir les choses se solidifier ou se dérober, de voir les choses en cacher
d'autres ou se retourner sans cesse en leur contraire. Oui, ces chansons sont
pour moi (pour nous) une façon de continuer dans notre vie adulte certains
enjeux de l'enfance (attention, rien à voir avec la nostalgie ni avec la
régression). Par enfance j'entends le lieu où nous chantons dans le noir,
vociférons pour un oui ou pour un non, massacrons toutes les bestioles à notre
portée, par amour et curiosité. Enfants nous sommes couronnés et sales, hyper-sexués,
innocents, féroces, hasardeux, ignorant le temps, chagrins à fond, colériques à
qui mieux mieux et joyeux à mort, destructeurs, aimants, fervents, rieurs et
métamorphosables. Toujours est-il que voilà ma langue, et que voilà sûrement ce
qu'elle raconte. Il semblerait (on me le dit) que ce soit une langue un peu
dissonante, un peu désaccordée (je l'espère un peu cadencée tout de même et lui
souhaite un peu de musique). Et cette langue, il m'arrive, toute proportion
gardée, mais toujours avec stupéfaction d'en reconnaitre quelque chose dans des
trucs aussi divers que les comptines, les écrits de fous, les formules qu'on
prête aux paysans mais tout aussi bien dans la Bible, les vieux blues, les
vieilles chansons françaises si vieilles à vrai dire qu'on n'y comprend de nos
jours presque plus rien. J'ai été marqué, également, par les contes populaires
dont je raffole depuis toujours (faits à la fois de répétitions et de
digressions, d'évènements troubles, de chocs et de surgissements par dessous
lesquels on entend comme une espèce de basse continue qui hypnotise
l'auditeur). Sinon, je ne cherche pas à me situer par rapport au lyrisme. Je
n'ai rien contre le lyrisme. La vieille querelle poétique qui le met en cause
ne me concerne pas vraiment. A bien y réfléchir, je suis même plutôt pour,
finalement et je crois qu'il y a dans Arlt une place pour un certain lyrisme
qui est une fièvre, une température, un emballement, une tonicité du cœur, du
sang, du foutre, pourquoi pas. Le lyrisme peut être plus sec que ce qu'on croit,
plus sourd, moins épanché. Mais c'est un mouvement d'adhérence au monde
sensible auquel je n'entends pas renoncer tout à fait. Disons à part ça que ma
forme, si j'en ai une, serait relativement proche de la ritournelle ou de la
litanie, avec un goût pour la formule magique, la formule incantatoire ainsi
que pour la blague absurde. Avec peut-être aussi des fragments de proverbes
cousus à gros fils avec de vieux restes de vieux récits rongés par les mites. Bon,
je crois qu'il n'y pas que ça. Mais c'est pour le moment ce que j'en perçois
moi-même le plus clairement.
« ça
tremble et tout ce qui tremble est vrai » entend-on dans Une sauterelle (dessinée par un fou). Je
sais que tu crois aux fantômes. Crois-tu à également à la « survivance des
lucioles » ? Ici, je reste flou volontairement (peut-être pour
attirer le loup).
Sing Sing: Je suis attentif aux reflets, aux ombres, aux
empreintes et aux échos. Je suis attaché aux surgissements de tous ordres. Je
crois à la réversibilité de tout et notamment du temps. J'ai à cœur de
réconcilier les vivants et les morts. Et puis j'aime les vieux disques, les
vieilles photos et les vieux films ou l'on peut entendre, voir ou deviner qui
gesticulent des gens calanchés depuis des lustres. Voilà pour résumer
ultra-brièvement ma relation aux fantômes. Une relation qui, paradoxalement
peut-être, se concentre avant tout sur le "vif", pas sur le disparu
mais bel et bien, donc, sur ce qui est encore foutu de trembler. Je ne sais pas
grand-chose de la survivance des lucioles et je n'ai pas lu l'essai auquel, je
crois, tu fais référence. J'aime les lucioles, en tout cas. Pour ce qu'elles
sont, tout simplement (le surnaturel à portée de main ou presque, bon sang: ces
machins-là sont des fées) et pour ce qu'elles représentent (des étincelles dans
la pénombre, des lumières marginales, des voix dissidentes…). A cet égard, et
j'en félicite encore Radwan, Feu la figure est un disque où l'on peut entendre
littéralement, pour peu qu'on tende l'oreille, grésiller les fantômes et
clignoter lucioles et feux-follets.
Comme
tu le sais, j’aime beaucoup le dehors, les oiseaux… Aurais-je la chance un jour
d’entendre Arlt jouer en extérieur ? De manière générale, aimez-vous la
scène et ce qu’elle représente parfois d’officiel, de distance et parfois de
froideur ?
Sing Sing: Jouer dehors, dans
une clairière, au bord d'un ruisseau, dans la montagne ou dans la rue, sur un
toit ou sur la route, oui, oui, formidable. Nous aimons moins les festivals en
plein air, suant sous un soleil de plomb ou risquant l'électrocution sous
l'orage devant l'œil morne d'une foule égarée là en attendant la suite. Mais
j'avoue que nous aimons chanter entre les murs, que nous aimons chanter sous
les plafonds bas. Que nous aimons les salles (exiguës, confinées de préférence,
voire enfumées, ce qui se perd et c'est malheureux). Nous aimons la scène oui.
Nous l'aimons parce qu'elle nous dépossède, qu'il faut y entrer la tête en
moins, ou au moins la tête en bas. Qu'il faut y avancer sans boussole et que
l'espace et le temps s'y retournent et s'y modifient. On est moins fous, la
plupart du temps, même si des salles les plus "officielles" où l'on
t'écoute parfois avec des a priori, où l'on parle de toi comme d'un
"projet', où l'on te définit comme un représentant des "musiques
actuelles" ce terme infâme qui ne veut rien dire et qui sent le vomi. Mais
passons. Jouer dans la rumeur, c'est beau, dehors ou dedans c'est beau. Dans la
rumeur des oiseaux, des avions, des enfants qui jouent, du ruisseau qui coule
et du vent qui souffle mais aussi dans la rumeur des gens qui rient, qui
boivent, qui t'interpellent ou qui parlent d'autre chose pendant que toi, tu
fais le guignol ou le jésus avec ton micro sur ton tas de planches.
...
Les images ci-dessus ont été choisies en concertation avec Sing Sing avec de bas en haut : une étrange photo prise à la fin du 19e siècle sur une artère de la ville de Sheboygan, une planche de l'Anatomia del Cavallo (Venise, 1618) de Carlo Ruini et une peinture issue du bestiaire d'Aloys Zötl.