jeudi 31 mai 2012

Une causerie avec Arlt




"Tu m'as encore crevé un cheval"




"Je n'aurais pas dit un rhinocéros, puisque que tu dis que tu es un rhinocéros"

A l'occasion de la sortie de Feu la figure, le second album d'Arlt, et d'un concert du groupe ce vendredi 1er juin à Bruxelles (Beauhaus, 20.00), voici une interview de Sing Sing, chanteur et guitariste. On a rencontré ce dernier et Eloïse, les deux membres permanents d'Arlt, lors d'une soirée d'hiver où la neige avait paralysé une partie du trafic routier. Leur concert nous avait réchauffé en même temps qu'il nous avait confirmé l'existence d'une forme étrange et belle de folk music chantée en français : déviante, grisante et souvent porteuse de tensions. Surtout, nous avons entamé une conversation, loin d'être achevée, où il était question de Robert Louis Stevenson, de fantômes, d'animaux fantastiques, du groupe japonais Maher Shalal Hash Baz, de rebetiko et de bien d'autres sujets familiers aux visiteurs de ce blog. Pour les circonstances mentionnées plus haut, nous avons décidé de rendre publique une partie de ce dialogue, en nous concentrant bien entendu sur Feu la figure. Pour d'autres approches, voir par exemple des interviews chez Chronicart et la Blogothèque, ou encore une présentation de chaque morceau du nouvel album sur Pinkushion. Et merci à Sing Sing pour les mots qui suivent...

Dans votre second album, on ressent encore plus que dans La langue un équilibre tendu - très réussi - entre des parties instrumentales abrasives, parfois dissonantes et minimalistes, et un chant composé de deux voix s'entremêlant avec beaucoup de fluidité, de sensualité aussi. D'où vous vient cette manière de jouer avec les contrastes ? Il y a certainement une part de 'c'est comme ça', mais peux-tu m'en dire plus ?

Sing Sing: Oui, Arlt s'est absolument construit sur un goût des contrastes. Contraste des timbres, des humeurs, des énergies, des couleurs… Il y a ces fameuses "voix de terre et voix d'eau" dont on parle toujours, il y a le mélange de consonance et de dissonance, de majeur et de mineur, de répétitions et de digressions, de formats pop et de formes plus incongrues, de solennité et de clownerie. Il y a le besoin aussi d'être à la fois au comble du minimal et au comble du baroque, du cérébral et du physique, à la lisière du diurne et du nocturne, du rêve et de l'éveil, du rural et du citadin, de l'ultra-concret et de l'abstraction, du réaliste et du fantastique. Et le sentiment que chacun de ces éléments doit non seulement coexister mais aussi se féconder l'un l'autre, s'échanger, se vampiriser, se cannibaliser. Je dis "ça doit" mais tout ça se fait très naturellement. Ce n'est pas quelque chose que nous avons vraiment décidé. Faire des chansons est une façon de prêter une forme à cette façon qu'on a d'envisager la vie, dans tout son caractère poreux, instable, troué de galeries communicantes.

Vous avez enregistré Feu la Figure avec Radwan Ghazi Moumneh, qui avait travaillé notamment sur l’incroyable album de Matana Roberts édité l'année passée par Constellation. Eloïse travaille avec Eric Chenaux. Vous êtes amis avec la chanteuse de folk Josephine Foster et vous avez fait une tournée au Japon avec Tori Kudo, le leader de Maher Shalal Hash Baz. En quoi vous sentez-vous proche, musicalement parlant, de tous ces artistes s'exprimant dans des genres aussi divers que le folk, le free jazz, la musique pop bancale... ?

Sing Sing: Quitte à enfoncer une porte ouverte, j'ai envie de te répondre d'emblée que la musique ne me semble pas (ou plus?) être une question de genres. Et je crois que tous les gens que tu cites, justement, non seulement seraient d'accord avec moi mais en plus œuvrent chacun bien au-delà des genres. Matana Roberts se situe à la croisée des grands récits, du blues, des comptines, de la musique orchestrale et du free-jazz. Eric Chenaux repense et refonde à sa façon le très antique dialogue entre voix et guitare en butinant à la fois du côté du songwriting nord-américain classique, de la musique improvisée, de la musique du moyen-âge, du r'n'b, du jazz ou de la musique contemporaine. Josephine Foster redéfinit le folk par le prisme des chansons populaires espagnoles, de la comédie musicale, des lieds de Schubert, du psychédélisme et des musiques liturgiques. Tori Kudo ne choisit pas entre Satie et le Red Krayola, entre les Raincoats et le Porsmouth Sinfonia de Gavin Bryars, les mélodies immédiates et la plus intense cacophonie. Ce sont tous ( chacun à leur manière ) des artistes disons…syncrétiques. Tous travaillent depuis à la fois le centre et la périphérie des traditions dont ils s'emparent. Nous admirons en eux la singularité toujours en mouvement à l'intérieur d'un vocabulaire très précisément choisi mais rendu élastique et même polymorphe par une espèce de liberté inépuisable, de grande curiosité. Ils ont aussi en commun d'allier la rigueur d'une pensée toujours originale (et le plus souvent oblique) et la fraicheur de gestes toujours spontanés. Et d'être à la fois très archaïques et absolument modernes, assez bruts et pourtant vraiment sophistiqués. Ils se contre-foutent que leur musique ait ou non l'air cool, à la page ou pas à la page, qu'elle soit aimable ou qu'elle rebute ou fiche la trouille. Ils sont sauvages, réellement (pas de cette manière petite bourgeoise et facile à désigner comme sauvage par les hautes instances et donc facile à récupérer ou laisser parler dans le vide), c'est à dire qu'ils ne tendent pas le cou à l'autorité efficace et qu'ils ne se laissent pas définir aisément. Leur musique à le grand orgueil des fauves et la belle humilité des gueux. Ce sont des caractères qui nous touchent beaucoup, nous donnent courage et nous inspirent. Ils font de la musique pour de bonnes raisons. En tout cas pour des raisons qui nous, nous émeuvent carrément. Je ne sais pas si on est proches de ça dans les faits. Mais c'est ce qu'on aime chez les musiciens et c'est ce vers quoi on se sent attirés.

Un rapport égal à l’innocence et à la cruauté marque plusieurs chansons d’Arlt. Je trouve ainsi qu’on peut trouver des similitudes frappantes entre vos textes et certains de ceux qui ont été rassemblés par Jerome Rothenberg dans Les techniciens du sacré, une incroyable anthologie de contes et poésies de peuples sans écriture. On peut par exemple citer ce passage d’un poème en prose esquimau :

« Il était une fois une femme stérile qui ne pouvait pas avoir d'enfant. Elle finit par adopter une larve, qu'elle nourrissait en lui faisant sucer ses aisselles. Au bout de peu de temps, la larve se mit à grossir. Mais plus elle grandissait, et moins la femme avait de sang pour la nourrir. Elle allait donc souvent marcher dans le voisinage, pour activer sa circulation. Mais elle ne restait jamais longtemps loin de chez elle, car elle pensait sans cesse à sa larve chérie & se hâtait d'aller la retrouver. Elle lui manquait tellement, elle s'était tellement entichée d'elle que chaque fois, en arrivant dans l'entrée de sa maison, elle l'appelait en disant : Oh, toi mon petit qui sais siffler, fais-moi"ti-i-i-i-I-I". »

Peux-tu définir ton rapport à cette forme ambiguë d’être ? J’ai parfois l’impression que cet intérêt pour une expression imagée, ironique et parfois brutale, bien que toujours poétique, relève d’un rejet du lyrisme ?

Sing Sing: Je ne saurai pas le définir non. C'est comme ça. J'en fais simplement l'expérience en "écrivant", en chantant, en "dansant" sur scène, actions qui sont pour moi (je crois que pour Eloïse c'est pareil) autant de façons d'intensifier ma présence au monde et peut-être de lui donner un semblant de forme. Ou plutôt des propositions de formes, des esquisses, je ne sais pas bien. Et les formes en question sont mouvantes, je m'en rends compte de plus en plus. Excuse-moi si ça parait un peu grandiloquent. Déjà, il faut préciser que j'entretiens une relation un peu ambiguë au langage, et donc au réel qui pour moi dépend absolument de la façon dont je le désigne, ou l'appelle, ou le renverse par la parole. Il me semble qu'une chanson comme "Rhinocéros" ne témoigne pas d'autre chose : "je n'aurai pas dit un rhinocéros mais puisque tu dis que tu es un rhinocéros alors, qui suis-je donc pour oser prétendre que non?". Bref. Je n'ai lu vraiment "Les techniciens du sacré" qu'après avoir écrit quasiment tout ce qui allait devenir "Feu la figure" et j'ai effectivement été frappé par ce que j'y retrouvais d'obsessions personnelles, de termes récurrents, d'images, d'animaux , et puis le vent et puis la pluie. Il y a chez moi des obsessions, surtout très liées à l'enfance qui ont je crois surtout à voir avec l'étonnement. Étonnement d'être au monde, étonnement de parler, étonnement de voir les choses se solidifier ou se dérober, de voir les choses en cacher d'autres ou se retourner sans cesse en leur contraire. Oui, ces chansons sont pour moi (pour nous) une façon de continuer dans notre vie adulte certains enjeux de l'enfance (attention, rien à voir avec la nostalgie ni avec la régression). Par enfance j'entends le lieu où nous chantons dans le noir, vociférons pour un oui ou pour un non, massacrons toutes les bestioles à notre portée, par amour et curiosité. Enfants nous sommes couronnés et sales, hyper-sexués, innocents, féroces, hasardeux, ignorant le temps, chagrins à fond, colériques à qui mieux mieux et joyeux à mort, destructeurs, aimants, fervents, rieurs et métamorphosables. Toujours est-il que voilà ma langue, et que voilà sûrement ce qu'elle raconte. Il semblerait (on me le dit) que ce soit une langue un peu dissonante, un peu désaccordée (je l'espère un peu cadencée tout de même et lui souhaite un peu de musique). Et cette langue, il m'arrive, toute proportion gardée, mais toujours avec stupéfaction d'en reconnaitre quelque chose dans des trucs aussi divers que les comptines, les écrits de fous, les formules qu'on prête aux paysans mais tout aussi bien dans la Bible, les vieux blues, les vieilles chansons françaises si vieilles à vrai dire qu'on n'y comprend de nos jours presque plus rien. J'ai été marqué, également, par les contes populaires dont je raffole depuis toujours (faits à la fois de répétitions et de digressions, d'évènements troubles, de chocs et de surgissements par dessous lesquels on entend comme une espèce de basse continue qui hypnotise l'auditeur). Sinon, je ne cherche pas à me situer par rapport au lyrisme. Je n'ai rien contre le lyrisme. La vieille querelle poétique qui le met en cause ne me concerne pas vraiment. A bien y réfléchir, je suis même plutôt pour, finalement et je crois qu'il y a dans Arlt une place pour un certain lyrisme qui est une fièvre, une température, un emballement, une tonicité du cœur, du sang, du foutre, pourquoi pas. Le lyrisme peut être plus sec que ce qu'on croit, plus sourd, moins épanché. Mais c'est un mouvement d'adhérence au monde sensible auquel je n'entends pas renoncer tout à fait. Disons à part ça que ma forme, si j'en ai une, serait relativement proche de la ritournelle ou de la litanie, avec un goût pour la formule magique, la formule incantatoire ainsi que pour la blague absurde. Avec peut-être aussi des fragments de proverbes cousus à gros fils avec de vieux restes de vieux récits rongés par les mites. Bon, je crois qu'il n'y pas que ça. Mais c'est pour le moment ce que j'en perçois moi-même le plus clairement.

« ça tremble et tout ce qui tremble est vrai » entend-on dans Une sauterelle (dessinée par un fou). Je sais que tu crois aux fantômes. Crois-tu à également à la « survivance des lucioles » ? Ici, je reste flou volontairement (peut-être pour attirer le loup).

Sing Sing: Je suis attentif aux reflets, aux ombres, aux empreintes et aux échos. Je suis attaché aux surgissements de tous ordres. Je crois à la réversibilité de tout et notamment du temps. J'ai à cœur de réconcilier les vivants et les morts. Et puis j'aime les vieux disques, les vieilles photos et les vieux films ou l'on peut entendre, voir ou deviner qui gesticulent des gens calanchés depuis des lustres. Voilà pour résumer ultra-brièvement ma relation aux fantômes. Une relation qui, paradoxalement peut-être, se concentre avant tout sur le "vif", pas sur le disparu mais bel et bien, donc, sur ce qui est encore foutu de trembler. Je ne sais pas grand-chose de la survivance des lucioles et je n'ai pas lu l'essai auquel, je crois, tu fais référence. J'aime les lucioles, en tout cas. Pour ce qu'elles sont, tout simplement (le surnaturel à portée de main ou presque, bon sang: ces machins-là sont des fées) et pour ce qu'elles représentent (des étincelles dans la pénombre, des lumières marginales, des voix dissidentes…). A cet égard, et j'en félicite encore Radwan, Feu la figure est un disque où l'on peut entendre littéralement, pour peu qu'on tende l'oreille, grésiller les fantômes et clignoter lucioles et feux-follets.

Comme tu le sais, j’aime beaucoup le dehors, les oiseaux… Aurais-je la chance un jour d’entendre Arlt jouer en extérieur ? De manière générale, aimez-vous la scène et ce qu’elle représente parfois d’officiel, de distance et parfois de froideur ?

Sing Sing: Jouer dehors, dans une clairière, au bord d'un ruisseau, dans la montagne ou dans la rue, sur un toit ou sur la route, oui, oui, formidable. Nous aimons moins les festivals en plein air, suant sous un soleil de plomb ou risquant l'électrocution sous l'orage devant l'œil morne d'une foule égarée là en attendant la suite. Mais j'avoue que nous aimons chanter entre les murs, que nous aimons chanter sous les plafonds bas. Que nous aimons les salles (exiguës, confinées de préférence, voire enfumées, ce qui se perd et c'est malheureux). Nous aimons la scène oui. Nous l'aimons parce qu'elle nous dépossède, qu'il faut y entrer la tête en moins, ou au moins la tête en bas. Qu'il faut y avancer sans boussole et que l'espace et le temps s'y retournent et s'y modifient. On est moins fous, la plupart du temps, même si des salles les plus "officielles" où l'on t'écoute parfois avec des a priori, où l'on parle de toi comme d'un "projet', où l'on te définit comme un représentant des "musiques actuelles" ce terme infâme qui ne veut rien dire et qui sent le vomi. Mais passons. Jouer dans la rumeur, c'est beau, dehors ou dedans c'est beau. Dans la rumeur des oiseaux, des avions, des enfants qui jouent, du ruisseau qui coule et du vent qui souffle mais aussi dans la rumeur des gens qui rient, qui boivent, qui t'interpellent ou qui parlent d'autre chose pendant que toi, tu fais le guignol ou le jésus avec ton micro sur ton tas de planches.
... 

Les images ci-dessus ont été choisies en concertation avec Sing Sing avec de bas en haut : une étrange photo prise à la fin du 19e siècle sur une artère de la ville de Sheboygan, une planche de l'Anatomia del Cavallo (Venise, 1618) de Carlo Ruini et une peinture issue du bestiaire d'Aloys Zötl.

mercredi 30 mai 2012

Vers les cimes (21)


Lors de ma présentation du field recording à des enfants hier fin de journée, j'ai diffusé plusieurs extraits de chants de cigales. Après coup, j'ai eu envie d'aller me plonger dans les Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre (1823-1915), grand entomologiste français, également précurseur de l'éthologie. Ses nombreux textes sur les insectes (repris dans deux volumes édités dans la collection Bouquins), s'ils ne sont plus toujours d'actualité au point de vue scientifique, n'en présentent pas moins une manière d'écrire sur le monde animal qui ferait pâlir nombre de romanciers. Victor Hugo l'avait d'ailleurs surnommé "l'Homère des insectes"... 
Ci-dessous, on trouvera un extrait à propos du chant des cigales. L'entièreté du texte (et bien d'autres) est lisible ici. On y apprend notamment comment faire chanter une cigale morte (dans le passage souligné en gras), ce qui est bien le moins avec l'été qui vient.
 
"De son propre aveu, Réaumur n'a jamais entendu chanter la Cigale ; il n'en a jamais vu de vivante. L'insecte lui arrivait des environs d'Avignon dans de l'eau-de-vie chargée de sucre. En ces conditions, suffisantes pour l'anatomiste, pouvait se donner une exacte description de l'organe sonore. Le maître n'y a pas manqué : son oeil clairvoyant a très bien démêlé la structure de l'étrange boîte à musique, si bien que son étude est devenue la source où puise quiconque veut dire quelques mots sur le chant de la Cigale.
Après lui la moisson est faite ; restent seuls à glaner quelques épis dont le disciple espère faire une gerbe. J'ai à l'excès ce qui manquait à Réaumur : j'entends bruire plus que je ne le désirerais l'étourdissant symphoniste ; aussi obtiendrai-je peut-être quelques vues nouvelles en un sujet qui semble épuisé. Reprenons donc la question du chant de la Cigale, ne répétant des données acquises que le nécessaire à la clarté de mon exposition.
Dans mon voisinage, je peux faire récolte de cinq espèces de Cigales, à savoir : Cicada plebeia Lin. ; Cicada orni Linn. ; Cicada hermatodes Lin. ; Cicada atra Oliv. ; et Cicada pymoea Oliv. Les deux premières sont extrêmement communes ; les trois autres sont des raretés, à peine connues de gens de la campagne. La Cigale commune est la plus grosse des cinq, la plus populaire et celle dont l'appareil sonore est habituellement décrit.
Sous la poitrine du mâle, immédiatement en arrière des pattes postérieures, sont deux amples plaques semi-circulaires, chevauchant un peu l'une sur l'autre, celle de droite sur celle de gauche. Ce sont les volets, les couvercles, les étouffoirs, enfin les opercules du bruyant appareil. Soulevons-les. Alors s'ouvrent, l'une à droite, l'autre à gauche, deux spacieuses cavités connues en Provence sous le nom de chapelle ( li capello ). Leur ensemble forme l'église (la glèiso). Elles sont limitées en avant par une membrane d'un jaune crème, fine et molle ; en arrière par une pellicule aride, irisée ainsi qu'une bulle de savon et dénommée miroir en provençal (mirau).
L'église, les miroirs, les couvercles sont vulgairement considérés comme les organes producteurs du son. D'un chanteur qui manque de souffle, on dit qu'il a les miroirs crevés (a li mirau creba). Le langage imagé le dit aussi du poète sans inspiration. L'acoustique dément la croyance populaire. On peut crever les miroirs, enlever les opercules d'un coup de ciseaux, dilacérer la membrane jaune antérieure, et ces mutilations n'abolissent pas le chant de la Cigale ; elles l'altèrent simplement, l'affaiblissent un peu. Les chapelles sont des appareils de résonance. Elles ne produisent pas le son, elles le renforcent par les vibrations de leurs membranes d'avant et d'arrière ; elles le modifient par leurs volets plus ou moins entr'ouverts.
Le véritable organe sonore est ailleurs et assez difficile à trouver pour un novice. Sur le flanc externe de l'une et de l'autre chapelle, à l'arête de jonction du ventre et du dos, bâille une boutonnière délimitée par des parois cornées et masquée par l'opercule rabattu. Donnons-lui le nom de fenêtre. Cette ouverture donne accès dans une cavité ou chambre sonore plus profonde que la chapelle voisine, mais d'ampleur bien moindre. Immédiatement en arrière du point d'attache des ailes postérieures se voit une légère protubérance, à peu près ovalaire, qui, par sa coloration d'un noir mat, se distingue des téguments voisins, à duvet argenté. Cette protubérance est la paroi extérieure de la chambre sonore.
Pratiquons-y large brèche. Alors apparaît à découvert l'appareil producteur du son, la cymbale. C'est une petite membrane aride, blanche, de forme ovalaire, convexe au dehors, parcourue d'un bout à l'autre de son grand diamètre par un faisceau de trois ou quatre nervures brunes, qui lui donnent du ressort, et fixée en tout son pourtour dans un encadrement rigide. Imaginons que cette écaille bombée se déforme, tiraillée à l'intérieur, se déprime un peu, puis rapidement revienne à sa convexité première par le fait de ses élastiques nervures. Un cliquetis résultera de ce va-et-vient.
Il y a une vingtaine d'années, la capitale s'était éprise d'un stupide jouet appelé criquet ou cri-cri, si je ne me trompe. C'était une courte lame d'acier fixée d'un bout sur une base métallique. Pressée et déformée du pouce, puis abandonnée à elle-même, tour à tour, ladite lame, à défaut d'autre mérite, avait un cliquetis fort agaçant : il n'en faut pas davantage pour captiver les suffrages populaires. Le criquet eut ses jours de gloire. L'oubli en a fait justice, et de façon si radicale que je crains de ne pas être compris en rappelant le célèbre engin.
La cymbale membraneuse et le criquet d'acier sont des instruments analogues. L'un et l'autre bruissent par la déformation d'une lame élastique et le retour à l'état primitif. Le criquet se déforme par la pression du pouce. Comment se modifie la convexité des cymbales ? Revenons à l'église, et crevons le rideau jaune qui délimite en avant chaque chapelle. Deux gros piliers musculaires se montrent, d'un orangé pâle, associés en forme de V, dont la pointe repose sur la ligne médiane de l'insecte, à la face inférieure. Chacun de ces piliers charnus se termine brusquement en haut, comme tronqué, et de la troncature s'élève un court et mince cordon qui va se rattacher latéralement à la cymbale correspondante.
Tout le mécanisme est là, non moins simple que celui du criquet métallique. Les deux colonnes musculaires se contractent et se relâchent, se raccourcissent et s'allongent. Au moyen du lien terminal, elles tiraillent donc chacune sa cymbale, la dépriment et aussitôt l'abandonnent à son propre ressort. Ainsi vibrent les deux écailles sonores.
Veut-on se convaincre de l'efficacité de ce mécanisme ? Veut-on faire chanter une Cigale morte, mais encore fraîche ? Rien de plus simple. Saisissons avec des pinces l'une des colonnes musculaires et tirons par secousses ménagées. Le cri-cri mort ressuscite ; à chaque secousse bruit le cliquetis de la cymbale. C'est très maigre, il est vrai, dépourvu de cette ampleur que le virtuose vivant obtient au moyen de ses chambres de résonance ; l'élément fondamental de la chanson n'en est pas moins obtenu par cet artifice d'anatomiste.
Veut-on, au contraire, rendre muette une Cigale vivante, obstinée mélomane qui, saisie, tourmentée entre les doigts, déplore son infortune aussi loquacement que tantôt, sur l'arbre, elle célébrait ses joies ? Inutile de lui violenter les chapelles, de lui crever les miroirs : l'atroce mutilation ne la modérerait pas. Mais, par la boutonnière latérale que nous avons nommée fenêtre, introduisons une épingle et atteignons la cymbale au fond de la chambre sonore. Un petit coup de rien, et se tait la cymbale trouée. Pareille opération sur l'autre flanc achève de rendre aphone l'insecte, vigoureux d'ailleurs comme avant, sans blessure sensible. Qui n'est pas au courant de l'affaire reste émerveillé devant le résultat de mon coup d'épingle, lorsque la ruine des miroirs et autres dépendances de l'église n'amène pas le silence. Une subtile piqûre, de gravité négligeable, produit ce que ne donnerait pas l'éventrement de la bête."
 

jeudi 24 mai 2012

Break Dance




Ce lien permet d'écouter un mix (édité sur le label Stenze Quo en 2010) de DJ Cool Brocoli qui nous visitera au Cercle du Laveu ce samedi.  Play-list ci-dessous :

SUPER COPER AND CLARENCE BREAKERS - This Is The Way You Do The Break Dance
SPYDER-D - Smerphies Dance
CD III - Get Tough
STAX - New York Computer Break Dance
MAIN ATTRACTION - (Don't Be) Lost For Words
NEWCLEUS - Destination Earth
M.C. CHOCOLATE STAR - The Pop
TROY RAINEY - Tricky Tee Rap
GRAND WIZARD THEODORE ANDKEVIE KEV ROCKWELL - Gangbusters Scratch Mix
STARCHILD AND 2ND SHOWDOWN CREW - (Showdown Rehearsal Live)
MARGO'S KOOL OUT CREW - Death Rap
WHODINI - Underground 

mardi 22 mai 2012

Les petits pois



Ce samedi, outre les films de Jean Painlevé, on pourra voir différentes curiosités dont cet incroyable Peas and Cues, réalisé en 1930 et récemment réédité par le BFI sur Secrets of Nature: Pioneering Natural History Films.

samedi 19 mai 2012

Mnémotourisme (3)



Le 19 mai est une date particulière pour les amateurs de chants d'oiseaux. Le 19 mai 1924, il y a 88 ans aujourd'hui, la BBC transmet en direct une performance de la violoncelliste anglaise Beatrice Harrison dans un jardin d'Oxted. Là, en plein air, elle joue du Dvorak et du Rimsky-Korsakov tandis que les rossignols chantent autour d'elle, réagissant soi-disant aux sons de l'instrument ! Il s'agit de la première fois aussi où des oiseaux sauvages sont enregistrés et diffusés. Ce programme marque tant les esprits que chaque année le 19 mai (même après le déménagement de la musicienne en 1936), la BBC retourne sur place pour y mener à bien une séance similaire. Un des disques issus de ces concerts peut être écouté ici.
Pour l'anecdote, c'est ainsi que le 19 mai 1942 est enregistré de façon impromptue le passage de cent nonante-sept avions de guerre en route pour bombarder Mannheim. Ce document sonore unique (audible ) croise ainsi intérêt pour les oiseaux et grande histoire...

Madame


Tenter de tuer des écureuils alors qu'on tire dans le pied de l'Histoire.

mardi 15 mai 2012

Mnémotourisme (2)



Contempler les étoiles, c'est se confronter à une mémoire visible.
Combien d'étoiles mortes pour se brûler la gueule ?

 Ci-dessus, une carte de l'atlas de Dunhuang, le plus ancien atlas céleste conservé, daté du 7e siècle et découvert en 1900 dans le monastère bouddhique des Caves de Mogao (pour en savoir plus, c'est ici).
Et en-dessous, la constellation du Triangle, car c'est par là qu'il faut aller.

dimanche 13 mai 2012

Mickeymousing

 

 

Fasciné par les expérimentations visuelles et sonores de certains Walt Disney des années 1920 et 1930, on découvre le mickeymousing, un procédé qui d'après le théoricien et musicien Michel Chion "consiste à accompagner les actions et les mouvements survenant dans les images du film par des figures et des actions musicales exactement synchrones, qui peuvent en réaliser en même temps le bruitage, stylisé et transposé, en notes musicales." (Le son au cinéma, 1985, PP. 105-106). En clair, ces vidéos décoiffent.

samedi 12 mai 2012

Une bouteille à la mer


Si un jour je devais composer un album, ses sons seraient uniquement issus de la dérive de bouteilles jetées à la mer. Ce serait un album d'espoir et de hasard, d'errance et de patient oubli. En attendant, j'ai fait une grosse vaisselle. On brave les flots qu'on peut.

lundi 7 mai 2012

Vers les cimes (20)


Il est fascinant de voir grandir ses enfants et parfois, d'imaginer ce qui se passe dans leur esprit. Tenter de comprendre leurs sensations, leurs peurs, leurs espoirs constitue une voie d'accès possible à la remembrance de nos propres premières expériences. On en a lu plusieurs des récits d'enfance, mais celui-ci est sans nul autre pareil, tant son écriture parvient à réveiller ce continent perdu qui est notre passé, notre pays, notre enfance : Rosie ou le goût du cidre. Une enfance dans les Cotwolds de l'Anglais Laurie Lee (1959), auteur dont on avait lu les très beaux souvenirs dans Un beau matin d'été (1969). On en livre ici les premières phrases, en manière d'hommage à nos héros de petite taille, présents et à venir.

"A l'âge de trois ans, je fus déposé de la carriole du transporteur, et ma vie au village commença dans la terreur et le désarroi.
L'herbe de juin, partout, était plus haute que moi, et je pleurais. Je n'avais jamais vu l'herbe d'aussi près. Elle me dominait et m'entourait, chaque brin tatoué comme la peau d'un tigre par le soleil. Elle était coupante, sombre, d'un vert mauvais, aussi épaisse qu'une forêt et pleine de criquets qui, dans un bruit de crécelle, fendaient l'air d'un bond comme des singes.
J'étais perdu et ne savais où aller. Du sol montaient une chaleur tropicale et une forte odeur prégnante de racines et d'orties. De blancs nuages de sureau s'accumulaient dans le ciel, déversant sur moi de floconneuses et suffocantes vapeurs qui me donnaient le vertige. Loin au-dessus de ma tête, s'élançaient des alouettes qui s'enivraient de chants, comme si le ciel se déchirait.
Pour la première fois de ma vie, j'étais hors de vue des humains. Pour la première fois de ma vie, j'étais seul dans un monde que je pouvais pas sonder et dont je ne pouvais prévoir les réactions : un monde d'oiseaux qui piaillaient, de plantes qui puaient, d'insectes qui sautaient partout sans prévenir. J'étais perdu, sûr qu'on ne me retrouverait jamais. Jetant la tête en arrière, je me mis à hurler et le soleil me cogna en pleine figure comme une brute."

La photo ci-dessus montre Slade (vers 1908), le petit village anglais où arrive le narrateur durant la première guerre mondiale.

vendredi 4 mai 2012

Oiseau-lyre



On étudie l'oiseau-lyre (ou ménure).
Cet oiseau australien a le talent incroyable de savoir imiter le cris et chants d'un grand nombre d'espèces animales, mais aussi de bruits d'origine humaine (moteurs, tronçonneuses...).
Pour une fois, ce n'est pas l'homme qui s'inspire de la nature. 
Deux disques de référence :
Peter Bruce, The Lyrebird. A documentary study of its song (Folkways, 1966)
Remy Bruckert, Le mystère de l'oiseau-lyre (Auvidis, 1997)