vendredi 8 juin 2012

Mnémotourisme (5)




Dans un passionnant entretien accordé à la revue Vacarme en 2002 (lisible ici), le grand historien italien Carlo Ginzburg discute notamment de la notion complexe de "distance" (voir notamment les neuf essais rassemblés dans le recueil A distance, Gallimard, 2001). Et à le lire (voir extrait ci-dessous), on se demande si le mnémotourisme aurait le cœur sec, et si oui, en quoi cela poserait un problème ?

"Cette tension entre la tentation de l’identification et la méfiance vis-à-vis de cette tentation, entre la compréhension et la distance, se retrouve dans ce dernier livre traduit en français, À Distance. D’un côté, vous plaidez pour la prise de distance ; de l’autre, vous mettez en garde contre une distance trop grande qui génère de l’indifférence.

Cette tension n’est jamais résolue complètement. Je peux prendre l’exemple du mandarin chinois, qui figure aussi dans À Distance. En 1994, Amnesty International m’a demandé de faire une conférence. Il se trouve que je ne suis pas militant, que je ne l’ai jamais été, qu’il y a quelque chose en moi qui se refuse à tout militantisme. C’est d’ailleurs un côté que je n’aime vraiment pas chez moi. À la même époque, mon ami Adriano Sofri était allé plusieurs fois à Sarajevo, en plein pendant son odyssée judiciaire. Moi, je n’avais rien fait, et je dois dire que j’en éprouvais un sentiment trouble de culpabilité. Je me suis rappelé l’histoire du mandarin chinois. Balzac reprend un cas de conscience formulé par Diderot et commenté par Chateaubriand : les devoirs moraux s’affaiblissent avec la distance ; Rastignac peut envisager de tuer un mandarin chinois par le seul fait de sa volonté, sans bouger de Paris, à condition bien sûr que le mandarin lui reste parfaitement inconnu.

Je me suis donc mis à réfléchir sur l’histoire et les variations de ce motif du mandarin chinois : comment l’éloignement affecte nos émotions, notre compassion, nos engagements ? Or l’éloignement peut-être aussi éloignement dans le temps : quelle compassion éprouvons-nous pour ceux dont nous sommes séparés par un grand intervalle de temps ? Diderot a posé la question d’une façon très percutante en en faisant un problème d’échelle : nous aurions moins de peine à tuer un homme s’il nous apparaissait à distance, grand comme une fourmi. Et puisque nous tuons des fourmis, pourquoi pas des hommes ? C’est une idée horrible et déplaisante, mais je crois qu’au fond, penser, c’est toujours penser des choses déplaisantes ; penser implique la possibilité de penser des choses qui nous blessent."

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