mercredi 10 octobre 2012

Il n'y en aura probablement pas pour tout le monde


Lecture éblouissante de L'entretemps. Conversations sur l'histoire de Patrick Boucheron (Verdier, 2012, extrait ci-dessous pp. 47-48) où l'auteur, en partant d'une analyse des Trois philosophes de Giorgione (Kunsthistorisches Museum, Vienne), se livre notamment (l'ouvrage est d'une trop grande richesse pour le résumer en deux lignes) à un démontage de "la grande découverte des Grandes Découvertes", à une analyse des "espacements du politique", mais encore à une "expérience de défamiliarisation des siècles". A noter que l'Histoire du monde au XVe siècle, monumentale entreprise dirigée par Patrick Boucheron vient d'être rééditée en poche et c'est un bonheur d'y piocher, autant pour le savoir pur qu'elle dispense que pour sa méthodologie du dépaysement, de l'entretemps et du décentrement.

"C'est pourtant une histoire fascinante que celle de la succession de ces moments de gloire. Une histoire orientée, zébrée de part en part. On la suit du regard comme le regard du jeune homme de Giorgione les striures du ciel. L'homme ramasse son outil, se redresse, et nous sommes en Afrique; le voici qui enfonce dans l'argile encore tendre les coins saccadés d'une écriture obscure : déjà la Mésopotamie; plus tard en Égypte il bâtit des demeures immenses comme la mort; il débat et il raisonne ? C'est donc qu'il est en Grèce; et nous le suivons à Rome dès lors qu'il aura pris le goût de l'empire. A chacun son moment, à chaque moment son lieu. Si l'histoire universelle durait une seule journée - voyez comme le jour faiblit sous le pinceau de Giorgione - chaque peuple y aurait son quart d'heure de gloire warholienne. Chaque peuple, oui, car comment désigner autrement cette rencontre miraculeuse entre un lieu et un moment ? Un quart d'heure pour chacun, pas plus : on n'y reviendra pas. Athènes est du temps de Périclès, pas avant (sinon comme un remords). La flèche du temps poursuit, inexorablement, la course apparente du soleil, d'est en ouest, dans la ligne du regard que le vieillard drapé dans sa toge d'or, déjà, lançait vers les ténèbres de l'antre de la terre.
Et encore : il n'y en aura probablement pas pour tout le monde. Car l'histoire du monde, telle qu’ordinairement on la raconte, ne dit pas le tout du monde. Elle laisse bien des singularités hors d'atteinte - et tant de villes, tant de livres, tant de langues qu'elle délaisse. En 1431, Angkor, la capitale de l'empire khmer, déjà affaiblie par la pression des Siamois et des Vietnamiens qui la prenaient en tenaille, est mise à sac par les armées thaïes d'Ayuthaya et son roi vaincu (il s'appelait peut-être Ponhea Yat) s'en alla fonder plus loin Chatomukh, la "ville aux quatre faces" qu'on connaîtra plus tard sous le nom de Phnom Penh. Vous n'y êtes pas : 1431 est l'année où, le 30 mai, Jeanne d'Arc périt sur le bûcher, et rien d'autre. Car l’histoire nettement orientée, qui ne s'égare pas en volutes inutiles mais demeure sagement alignée comme une frise, a assurément un grand mérite : elle est parfaitement compréhensible. elle se déroule, se déploie, se déplace - avec une impeccable lisibilité et surtout, comme disent aujourd'hui les spécialistes de la sécurité alimentaire, une irréprochable traçabilité."

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