vendredi 12 octobre 2012

L'usage sonore du monde (8)


Il faut le dire, l'usage sonore du monde, c'est aussi cette manière qu'ont certains de faire claquer et résonner les Mots.
Pour différentes raisons, le titre de notre ouvrage à paraître rend hommage à un récit célèbre de Nicolas Bouvier. Pour que cet espace ne soit pas en reste, on livre ci-dessous un extrait d'un texte renversant découvert récemment : Thesaurus Pauperum ou la guerre a huit ans (1988).

"Il m'a fallu attendre ma dix-neuvième année pour comprendre, en assistant à l'agonie d'un rat dans une taverne de Bosnie, que tout était affaire de sang pulsé. Une ménagère qui fait le lit conjugal pulse à travers oreillettes et ventricules environ cent quatre-vingt litres de sang. Un rat qui fait son nid avec la frénésie propre à son engeance doit, malgré sa petite taille, en pulser presque autant. Les amours et la musique bosniaque sont également affaire de sang pulsé. Et finalement tout : si les milliards de litres chassés à chaque instant dans nos milliards de poitrines se retournaient tout d'un coup pour voir si quelqu'un les suit, tout ce rouge se caillerait dans nos artères et cette planète n'aurait, pour moi au moins, plus aucune raison de tourner.
Ce café bosniaque du début des années cinquante était carrément moche. A cause d'une cimenterie voisine, les nappes souillées étaient couvertes d'une impalpable et tenace poussière grise. La sirène des usines avait sonné six heures. Les ouvriers buvaient du pruneau dans de larges verres et croquaient des oignons. Certains d'entre eux étaient saouls avant d'aller au travail ; l'un ou l'autre allait, parions, laisser une phalange ou un pied dans les dents d'une machine. J'étais moi-même gris de fatigue d'avoir conduit toute la nuit. Et il y avait ce rat qui longeait une plinthe, allant à ses affaires sans savoir mieux qu'aucun de nous laquelle était la plus profitable ou la plus urgente. Ceux qui étaient ivres lui ont jeté leur verre pour l'assommer. Un éclat lui a tranché la carotide gauche et il a continué tout bonnement son chemin, aspergeant régulièrement de sang le mur qu'il longeait, laissant sur la paroi une sorte de message rouge en morse, puis il tomba sur le côté, bascula sur le dos dans les hourras du café et mourut. Quand ce sang pulsé qui est notre gloire mais aussi notre fragilité trouve une issue interne ou externe - anévrisme-éclair ou couteau d'assassin -, il vaut mieux connaître par cœur ses prières et qu'elles soient courtes : on disparaît vite même si c'est en dansant."

Au-dessus, le dessin de Thierry Vernet qui ouvre L'usage du monde.

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