jeudi 13 décembre 2012

L'usage sonore du monde (17)


En exergue du bouquin figure un extrait de la nouvelle Le Roi-Lune de Guillaume Apollinaire (1916). Raccourci pour des raisons éditoriales, on en livre ici un échantillon plus long, dont le rapport avec le sujet qui nous intéresse paraît dès lors encore plus explicite... C'est parti pour "un tour du monde auriculaire". Et ci-dessus, la plus ancienne photo de la lune, prise en 1839 par John William Draper.

"C'est ici que se place l'épisode le plus émouvant de mon voyage, car voulant sortir de ce lieu et n'osant revenir sur mes pas, j'ouvris au hasard et sans faire aucun bruit une petite porte près de l'orgue. (...)
Le curieux personnage, dont l'aspect anachronique contrastait si fort avec la modernité métallique de cette salle, était assis devant un clavier sur une touche duquel il appuya d'un air las et elle resta enfoncée, tandis qu'il mutait d'un des pavillons une rumeur étrange et continue dont je ne distinguai d'abord pas le sens.
L'inconnu écouta un moment avec attention ces rumeurs. Tout à coup il se leva, et, faisant un geste à la fois efféminé et théâtral, la main droite étendue, la gauche sur son cœur, tandis que des sites oraux s'avançait le cortège, il s'écria :
« Royaume ermite ! ô pays du Matin Calme ! l’aube pointe à peine sur ton territoire et déjà de tes couvents montent les prières dont cet appareil précis m'apporte le murmure. J'entends le bruissement des vestes en papier huilé des gens du peuple, l'orage des aumônes pleuvant parmi les bousculades des pauvres gens. Je t'entends aussi, cloche de bronze de Séoul. Dans ta voix on distingue la plainte d'un enfant. J'entends aussi un cortège, il suit son beau seigneur, l'Yang Ban magnifique sur sa selle. Si un jour je porte encore la pourpre pâle qui ne convient qu'à moi, le Roi-Lune, j'irai visiter ton décor et jouir de ton climat que l'on dit délicieux. »
Et tandis que s’élevaient les paroles de celui que je reconnus aussitôt pour être le roi Louis II de Bavière, je vis que l'opinion populaire des Bavarois, qui pensent que leur roi malheureux et fou n'est point mort dans les eaux sombres du Starnbergersee, était juste. Mais les rumeurs lointaines qui provenaient du triste royaume des ermitages me sollicitaient trop pour que je ne me laissasse point aller au charme qui m'arrivait de la terre des vêtements blancs et, écoutant attentivement les murmures de l'aube, il me sembla entendre le bruit des lavandières battant perpétuellement les linges et les costumes virginaux et les chocs incessants des bâtons remplaçant le fer à repasser, comme si c'était l'aube blanche elle-même qu'on lavait et qu'on repassait.
Puis l'auguste noyé postiche du lac de Starnberg appuya sur une autre touche et aux paroles murmurées par le roi je compris que les bruits qui parvenaient jusqu'à nous évoquaient l'atmosphère heureuse du Japon au moment de l'aurore.
Les microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition étaient réglés de façon à apporter dans ce souterrain les bruits les plus lointains de la vie terrestre. Chaque touche actionnait un microphone réglé pour telle ou telle distance. Maintenant c étaient les rumeurs d'un paysage japonais. Le vent soufflait dans les arbres, un village devait être là, car j'entendais les rires des servantes, le rabot d'un menuisier et le jet glacial des cascades.
Puis, une autre touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine matinée, le roi salua le labeur socialiste de la Nouvelle-Zélande, j'entendis le sifflement des geysers au jaillissement d'eaux chaudes.
Ensuite, ce beau matin se continua dans la molle Taïti. Nous voilà au marché de Papeete, les lascives vahinés de la Nouvelle-Cythère y erraient, on entendait leur beau langage guttural et presque semblable au grec antique : on entendait aussi la voix des Chinois qui vendent le thé, le café, le beurre et les gâteaux ; le son des accordéons et des guimbardes...
Nous voici en Amérique, la prairie est immense, une ville sans doute a surgi, autour de cette station d'où repart le pullman dont, de concert avec le roi, j'entends le sifflement.
Bruits terribles de la rue, tramways, usines, il paraît que nous sommes à Chicago, à l’heure de midi.
Nous voici à New York, où chantent les vaisseaux sur I'Hudson.
Des prières violentes s'élèvent devant un christ à Mexico.
Il est quatre heures. À Rio de Janeiro passe une cavalcade carnavalesque. Les halles de caoutchouc, lancées par des mains sûres, s'aplatissent avec bruit sur les visages et répandent les eaux de senteur comme les alcancies moresques d'autrefois, plic, ploc, rires, ah !ah !
C'est six heures sur Saint-Pierre-de-la-Martinique, les masques se rendent en chantant dans les bals décorés de grosses fleurs rouges de balisier. On entend chanter :
Ça qui pas connaîte
B
élo chabin ché,
Ça qui pas connaîte
Robelo chabin
.
Sept heures. Paris, je reconnus la voix aigre de M. Ern.st L. J..n.ss., car le microphone, comme par hasard, aboutissait dans un café des grands boulevards.
L'angélus sonne au Munster de Bonn, un bateau chargé d'un double chœur chantant passe sur le Rhin, se rendant à Coblence.
Puis ce fut l'Italie, près de Naples. Les voiturins jouaient à la mourre, par la nuit étoilée.
Alors vint la Tripolitaine où, autour d'un feu de bivouac. M. r.n.tt. s’exerçait à parler petit nègre, tandis que les troupes de la maison de Savoie l'entouraient martialement, prêtes à le défendre en cas d'agression improbable et tiraient quelques feux de salve onomatopéiques, cependant que de poste en poste à travers le camp se répondaient les sonneries des clairons.
Une minute après, dix heures ! Sont-ce des mendiants qui se plaignent, qui gémissent avec tant d'ardeur ? Le roi, qui les écoute, murmure :
« C est la voix d'Ispahan qui arrive jusqu'à moi, issue d'une nuit noire comme le sang des pavots. »
Et tandis qu'il y songe, c'est l'odeur des jasmins que j'imagine.
Minuit !un pauvre pâtre crie dans un désert glacé : c'est l’Asie nocturne d'où le mal s'étend sur le monde.
Des éléphants barrissent. Une heure du matin ! C’est l'Inde !
Puis le Tibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.
Trois heures : le bruit des milliers de barques s’entrechoquant avec douceur sur les bords du fleuve à Saïgon.
Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c'est Pékin, les gongs et les tambours des rondes, les chiens innombrables qui glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes. Un chant de coq éclate, annonçant l'aube qui, livide, abandonne déjà la blanche Corée.
Les doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant s'élever, simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs de ce monde dont nous venions, immobiles, de faire le tour auriculaire."

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