vendredi 28 décembre 2012

L'usage sonore du monde (18)






Ci-dessous un court extrait de la conférence donnée à la BeauHaus il y a deux semaines. Et ci-dessus quelques exemples de "disques-lucioles" présentés dans le livre...

"Peut-être pourrait-on envisager le field recording en usant du concept de « survivance des lucioles », élaboré par Georges Didi-Huberman dans un essai paru en 2009 (Editions de Minuit). Dans ce livre, Didi-Huberman évoque un monde peu réjouissant dans lequel toute initiative, toute expérience, tout contre-pouvoir seraient annihilés par « les agitations triomphales des conseillers perfides » qui officient dans la lumière omniprésente et aveuglante des médias, de la politique politicienne et de la culture monolithique. Malgré ce constat, il existerait, il subsisterait même puisqu'on parle de survivance, des petites lumières, des lucioles qui s'agitent et clignotent comme autant de preuve de résistances. Malgré leur déclin, ces contre-pouvoirs continuent à s'allumer, parfois là où on ne s'y attend pas. Il faut dès lors trouver « la bonne place pour les voir émettre leurs signaux lumineux ». Comme exemple de telles lucioles, Didi-Huberman cite le cas de Charlotte Beradt qui entre 1933 et 1939 collecte tout un corpus de rêves auprès de trois cents personnes vivant sous le IIIe Reich afin de fournir une « sismographie » intime de l'histoire politique de ce régime totalitaire. Didi-Huberman mentionne encore ces manuscrits rédigés au péril de leur vie par des membres des Sonderkommando, écrits qui ont été cachés et retrouvés plus tard, remplissant ainsi leur fonction de témoignage-luciole cruciale. 

 Comme porte d'entrée au field recording, la notion de « survivance des lucioles » paraît intéressante tout d'abord à cause du procédé même qui fonde l'enregistrement de terrain, c'est-à-dire la captation de quelque chose qui n'est plus à partir du moment où il est capté. Dans ce sens, tout enregistrement est une survivance, une trace d'un passé révolu et si non destiné à l'oubli. Par ailleurs, l'enregistrement peut également contribuer à la représentation de « peuples sans pouvoir », à la mise en valeur de « lucioles ». En particulier pour les musiques dites traditionnelles (mais cette qualité de luciole ne devrait pas forcément se limiter au domaine humain), l'enregistrement de terrain a permis de sauvegarder quantité d'expressions que l'on pourrait assimiler à ces contre-pouvoirs dont parle Didi-Huberman. Il s'agit en effet de musiques qui échappent souvent à l'uniformisation qu'impose la lumière des grand projecteurs, qui ne sont pas encore contraintes par les normes nationales ou la folklorisation qu’entraînent le colonialisme, l'exode rural et les guerres. 

Outre leur intérêt scientifique et esthétique, toutes ces musiques constituent, grâce à la survivance qu'assure leur enregistrement, une manière de lutter contre l'oubli. Elles sont en quelque sorte des lucioles mémoires, des « parcelles d'humanité dans un monde devenu inhumain ». Didi-Huberman parle enfin « d'une survivance des signes ou des images quand la survie des protagonistes eux-mêmes se trouve compromise. » Et là, il est impossible de ne pas penser à tous ces peuples qui ont été décimés et réduits à néant lors du siècle dernier, mais dont les voix et musiques peuvent encore être écoutées..."


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