Ci-dessous un court extrait de la conférence donnée à la BeauHaus il y a deux semaines. Et ci-dessus quelques exemples de "disques-lucioles" présentés dans le livre...
"Peut-être
pourrait-on envisager le field recording en usant du concept
de « survivance des lucioles », élaboré par Georges
Didi-Huberman dans un essai paru en 2009 (Editions de Minuit). Dans
ce livre, Didi-Huberman évoque un monde peu réjouissant dans lequel
toute initiative, toute expérience, tout contre-pouvoir seraient
annihilés par « les agitations triomphales des conseillers
perfides » qui officient dans la lumière omniprésente et
aveuglante des médias, de la politique politicienne et de la culture
monolithique. Malgré ce constat, il existerait, il subsisterait même
puisqu'on parle de survivance, des petites lumières, des lucioles
qui s'agitent et clignotent comme autant de preuve de résistances.
Malgré leur déclin, ces contre-pouvoirs continuent à s'allumer,
parfois là où on ne s'y attend pas. Il faut dès lors trouver « la
bonne place pour les voir
émettre leurs signaux lumineux ». Comme exemple de telles
lucioles, Didi-Huberman cite le cas de Charlotte Beradt qui entre
1933 et 1939 collecte tout un corpus de rêves auprès de trois
cents personnes vivant sous le IIIe Reich afin de fournir une
« sismographie » intime de l'histoire politique de ce
régime totalitaire. Didi-Huberman mentionne encore ces manuscrits
rédigés au péril de leur vie par des membres des Sonderkommando,
écrits qui ont été cachés et retrouvés plus tard, remplissant
ainsi leur fonction de témoignage-luciole cruciale.
Comme
porte d'entrée au field recording,
la notion de « survivance des lucioles » paraît
intéressante tout d'abord à cause du procédé même qui fonde
l'enregistrement de terrain, c'est-à-dire la captation de quelque
chose qui n'est plus à partir du moment où
il est capté. Dans ce sens, tout enregistrement est une survivance,
une trace d'un passé révolu et si non destiné
à l'oubli. Par ailleurs, l'enregistrement peut également contribuer
à la représentation de « peuples sans pouvoir », à la
mise en valeur de « lucioles ». En particulier pour les
musiques dites traditionnelles (mais cette qualité de luciole ne
devrait pas forcément se limiter au domaine humain),
l'enregistrement de terrain a permis de sauvegarder quantité
d'expressions que l'on pourrait assimiler à ces contre-pouvoirs dont
parle Didi-Huberman. Il s'agit en effet de musiques qui échappent
souvent à l'uniformisation qu'impose la lumière des grand
projecteurs, qui ne sont pas encore contraintes par les normes
nationales ou la folklorisation qu’entraînent le colonialisme,
l'exode rural et les guerres.
Outre
leur intérêt scientifique et esthétique, toutes ces musiques
constituent, grâce à la survivance qu'assure leur enregistrement,
une manière de lutter
contre l'oubli. Elles sont en quelque
sorte des lucioles mémoires, des « parcelles d'humanité dans
un monde devenu inhumain ». Didi-Huberman parle enfin « d'une
survivance des signes ou des images quand la survie des protagonistes
eux-mêmes se trouve compromise. » Et là, il est impossible de
ne pas penser à tous ces peuples qui ont été décimés et réduits
à néant lors du siècle dernier, mais dont les voix et musiques
peuvent encore être écoutées..."
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