jeudi 16 mai 2013

Et l'heure réelle et nue comme un quai sans navires



On s’émerveille de la caméra virevoltante de Manoel de Oliveira dans son premier film, le court métrage Douro, Faina Fluvial, réalisé en 1931. A la suite des nombreux "portraits de ville" filmés à la fin des années 1920 et au début des années 1930, celui-ci offre une vision lumineuse du port et de la ville de Porto. Activités quotidiennes des pêcheurs, berges du fleuve filant de part et d'autre des bateaux, pont, machines et autres symboles de "modernité" alternent avec de courts intermèdes fictionnels, jusqu'à ce que des navires partent pour le large... 
Cette dernière scène où ceux-ci s'éloignent, ombres chinoises bientôt avalées par l'obscurité, nous a rappelé la conclusion de ce qui est probablement un des plus beaux poèmes jamais écrits, l'Ode maritime d'Álvaro De Campos (1915). On en livre ci-dessous les derniers vers - où l'auteur s'adresse donc à un bateau quittant le port pour l'océan -, issus des Œuvres poétiques de Fernando Pessoa (Gallimard, 2001, p. 243) :

"Va-t'en, ô lent steamer, va-t'en, ne reste pas…
Va-t’en bien loin de moi, va-t’en hors de ma vue,
Sors de dedans mon cœur,
Perds-toi dans les Lointains, dans les Lointains, brume de Dieu,
Perds-toi, suis ton destin et laisse-moi…
Qui suis-je, moi, pour penser et pour questionner ?
Qui suis-je, moi, pour te parler et pour t’aimer ?
Qui suis-je, moi, pour être troublé de te voir ?
Détache-toi du quai, le soleil croît, dresse son or,
Les toits des bâtiments portuaires luisent de quai en quai,
La ville, rive droite, brille de tout côté…
Pars, laisse-moi, deviens
D’abord le navire au milieu du fleuve, tout en relief, bien net,
Puis le navire en route vers la barre, petit et noir,
Puis un point vague à l’horizon (ô mon angoisse !),
Un point de plus en plus vague à l’horizon…,
Et puis plus rien, seulement moi et ma tristesse,
Et la grande ville à présent inondée de soleil,
Et l’heure réelle et nue comme un quai sans navires,
Et la rotation lente de la grue, tel un compas qui pivote,
Traçant le demi-cercle de je ne sais quelle émotion
Dans le silence bouleversé de mon âme…"

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