samedi 5 octobre 2013

Paradigme indiciaire (13)



Magnifique récit du spécialiste de la Grande Guerre Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014) (EHESS, Gallimard, Seuil, 2013). Pour preuve, un extrait de la conclusion ci-dessous. Pour comprendre l'extrait, Philippe, écrivain un temps accompagnateur du mouvement surréaliste, est le père de l'auteur. Stéphane Audoin-Rouzeau a notamment consacré ses recherches au sort des enfants pendant le conflit (voir L'enfant de l'ennemi, 2009).

"Trente années durant, la question de la violence de la guerre ne m'a pas quitté, mais ses traits se sont plusieurs fois transformés. Les enfants de la guerre m'ont longtemps accompagné, ils m'accompagnent encore. Philippe n'en était finalement pas si éloigné, bien qu'il fut né six ans après 1918. Lui-même était d'ailleurs un maître de l'enfance. De la sienne, tout d'abord : c'est pour la dire qu'à la fin des années 1970, il a commencé ces Mémoires dans lesquels j'ai tant puisé. De celle de ses propres enfants ensuite. Cette attention à leurs dessins, à leurs paroles, je l'ai apprise de mon père avant de la projeter ensuite sur les enfances des années de guerre.
Il y aussi les objets, dont la présence n'a cessé de grandir, et l'amour que je leur porte de s'affirmer. Le paradoxe est cruel si l'on songe à la haine de la guerre qui habitait Philippe : son éducation du regard m'a beaucoup servi lorsqu'il s'est agi de travailler sur les objets de la Grande Guerre - y compris les plus meurtriers d'entre eux - et de les regarder de très près, au titre de source comme une autre. Je n'ignore pas tout ce qui sépare une arme des îles Marquises d'une dague de tranchée, un bâton de commandement océanien d'une canne de marche sculptée par un soldat dans son abri. Mais je sais aussi les fils secrets qui les relient ; j'ai appris l'importance de refermer sur eux les doigts, tant d'années après que leurs premiers utilisateurs les aient tenus en main ; j'ai été également instruit sur l'importance de savoir si un objet avait, ou non, servi : "C'est vrai, notait Philippe, en servant, les objets prennent leur noblesse. Ils se chargent poétiquement. Plus ils s'usent, plus ils se patinent, plus ils me touchent. "C'est sérieux, la patine !" disait Breton dans un des derniers textes qu'il ait écrits." On m'a appris à voir. A voir le détail, surtout. Depuis, plus les choses sont petites, plus elles paraissent insignifiantes, et plus faire de l'histoire avec elles se charge de sens."

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