mardi 28 octobre 2014

Vers les cimes (48)


Dans Le puits d'Iván Repila (Denoël, 2014, traduit de l'espagnol par Margot Nguyen Béraud), deux frères, nommés le Grand et le Petit, sont prisonniers au fond d'un puits de terre perdu dans la forêt. La faim, le froid, la folie les guettent. Il faut en sortir. Et l'auteur, en rejeton littéraire des frères Grimm et de Beckett, de nous conter la mort, la naissance, la vengeance et l'amour par le biais de la destinée de ces deux enfants, pour "réinvestir les lieux, reprendre la parole."

Extrait, pp. 76-78 :

"Le Petit s'est lui-même baptisé "l'Inventeur" et organise des activités culturelles pour son frère, essentiellement parce que son imagination est devenue indomptable.
Il a mis au point une musique nouvelle, dite "ostéovégétale", qui consiste à taper sur certains os avec des racines séchées. Il la pratique sur son propre corps, en particulier les genoux, les hanches, le torse et les clavicules ; mais ce qui le rendrait vraiment heureux serait de réussir à tourner les bras et la tête pour bien faire retentir sa colonne vertébrale. Son extrême maigreur le fait ressembler à un quartier biscornu dont les rues anguleuses lui permettent une large gamme de sons aigus et cristallins, associés ensuite à une mélodie composée de coups sourds contre son cartilage, son ventre et sa poitrine. S'ensuit une série de concerts à la base rythmique lancinante, mais auxquels les petits sursauts harmoniques qui l'agrémentent concèdent, abstraction faite de l'origine squelettique du son, une certaine musicalité. Hormis l'interprétation même de ces symphonies, le Petit prend un plaisir particulier à les présenter ; avec un grand cérémonial, il adopte la position adéquate pour jouer de lui-même, puis explique le contenu de ces œuvres aux titres aussi appropriés que Chanson pour rotule et côtes, Doigts affamés ou Un crâne dans la nuit.
(...)
A la fin de la programmation de la journée, son frère applaudit plusieurs minutes d'affilée, siffle et s'égosille comme le ferait un public reconnaissant. Ensuite, s'il lui semble que le Petit en a le courage, il demande un rappel, l'incite à saluer, et tous deux rient lors des modifications involontaires du spectacle, toujours impossible à reproduire à l'identique. 
Quelques heures plus tard, affamés et épuisés, ils sont à peine capables de se rappeler ce qu'ils ont fait, vu ou entendu."

lundi 27 octobre 2014

Le terril (24)




« Très-noble et Rd Seigneur Philippe baron d'Eynatten de This, abbé de St-Gilles, a accordé cette place à la compagnie des pauvres prisonniers pour sépulture aux suppliciés, bénite l'an 1701 du temps-Thonnart et d'Engis. M.R.T.I.5 »

Les mains liées, il avance péniblement sur le sentier qu'on dit des Patients. Ceux qui souffrent, ceux qui attendent, ceux qui espèrent encore. Quand il parvient au pied du gibet, son ultime élan de résistance prend l'apparence de la panique, ou peut-être est-ce l'inverse. On le fait grimper et là, il embrasse un paysage infini du regard - son dernier - avant qu'on lui passe la corde au coup. Tandis que ses yeux voient des prairies, vergers, villages et églises au loin, son esprit est préoccupé par une image. Anecdotique, héroïque, dénuée de raison, peu importe. Tous les hommes amenés là pour mourir, des milliers sans doute, ont malgré eux éprouvé ces dernières bribes de pensée, et ce sont ainsi des récits innombrables qui ont été emportés avec eux. J'aime à penser qu'en passant là, il est possible de saisir quelques mots de ces histoires.
A une des entrées du terril commence la rue dite de la Justice. Là, durant des siècles, les condamnés étaient brûlés ou, le plus souvent, exécutés par pendaison, décapitation et supplice de la roue. Sur les hauteurs de la ville, les suppliciés pouvaient contempler une immensité qui pour eux, ne serait plus un champ de possibles. Un gibet de presque cinq mètres de haut auquel on pouvait pendre jusqu'à neuf scélérats étendait son ombre sur les environs. Les corps étaient transportés plus bas et enterrés dans le cimetière d'un ermitage discret. De ce manège macabre mais nécessaire au bon vivre des citoyens du pays, il ne reste en surface qu'une croix aux inscriptions effacées, veillant sur quelques ossements épars, dans un jardin dévolu au loisir et à l'oubli. 
Si on ne peut réparer le passé, on peut toujours le rêver.
En avant.

mercredi 22 octobre 2014

La danse des possédés (105)


Dans les bois, derrière la fenêtre ou sous le lit, ELLE est là.

mardi 21 octobre 2014

Les sans-noms (11)



Au sein de la Compagnie F de l'US Marine Corps, William March (ci-dessus, 1893-1954) s'est battu avec les troupes américaines lors de la Première Guerre Mondiale. De cette expérience fondatrice, il a tiré un livre unique, composé de cent treize textes courts, correspondant chacun à une scène issue de la vie de cent treize soldats de la Compagnie K (Company K, traduite de l'américain par Stéphanie Levet, Gallmeister, 2013). La succession de ces brefs récits est chronologique : de l'engagement au retour, parfois jusqu'au souvenir bien plus tardif, en passant évidemment par les tranchées et les combats sur le front. Si l'auteur a inventé ces multiples vies d'anonymes, il s'est évidemment inspiré de son vécu et de celui de ses camarades. Outre par sa prose sèche, efficace et dénuée de lyrisme, le livre vaut par le nombre de points de vue qu'il expose, parfois en les confrontant. Ce sont tour-à-tour l'amoureux, le poète, le fils, mais aussi le cynique, le lâche, l'assassin qui s'expriment, dissemblables mais unis par la boue de Verdun. Ci-dessous, un de ces cent treize textes :

"Soldat Sylvester Wendell

Comme le capitaine Matlock recevait un grand nombre de lettres des parents d'hommes tombés au combat, il a décidé, pour chaque homme mort, d'écrire au membre de sa famille le plus proche, ainsi qu'indiqué dans son livret militaire, et m'a confié la tâche de rassembler pour chacun les faits qui me permettraient de rédiger la lettre de condoléances appropriée.
Assis dans le bureau de la compagnie, j'écrivais donc mes lettres pendant que Steve Waller, l'ordonnance, remplissait son registre de solde. J'attribuais à chaque homme une mort glorieuse, romantique, et des dernières paroles de circonstance, mais après la trentième lettre à peu près, les mensonges que je racontais ont commencé à me donner la nausée. J'ai décidé de dire la vérité dans une des lettres au moins, et voici ce que j'ai écrit : 

Chère Madame,
Votre fils Francis est mort au bois de Belleau pour rien. Vous serez contente d'apprendre qu'au moment de sa mort, il grouillait de vermine et était affaibli par la diarrhée. Ses pieds avaient enflé et pourri, ils puaient. Il vivait comme un animal qui a peur, rongé par le froid et la faim. Puis, le 6 juin, une bille de shrapnel l'a frappé et il est mort lentement dans des souffrances atroces. Vous ne croirez jamais qu'il a pu vivre encore trois heures, mais c'est pourtant ce qu'il a fait. Il a vécu trois heures entières à hurler et jurer tour à tour. Vous comprenez, il n'avait rien à quoi se raccrocher : depuis longtemps il avait compris que toutes ces choses auxquelles vous, sa mère, lui aviez appris à croire sous les mots honneur, courage et patriotisme, n'étaient que des mensonges...

J'ai lu cette partie de la lettre à Steve Waller. Il a écouté jusqu'à ce que j'aie fini, son visage n'exprimait rien. Puis il s'est étiré une ou deux fois.
- Allons voir au cantonnement si on arrive à convaincre la vieille de nous faire une petite douzaine d'oeufs au plat, il a dit.
Je me taisais. Je restais assis devant ma machine à écrire.
- Ces mangeurs de grenouilles, ils battent le monde entier pour les œufs au plat, il a continué... Va savoir comment ils font mais, pour la cuisine, ils sont champions. 
Je me suis levé alors et je me suis mis à rire, et j'ai déchiré la lettre que j'avais écrite. 
- D'accord, Steve, j'ai dit. D'acord, je te suis !"

vendredi 17 octobre 2014

Du son et des hommes


Ce vendredi 14 novembre à 20.00, les Maîtresses folles et les Jeunes filles présentent deux concerts au Cercle du Laveu, avec des hommes, une femme, un accordéon, une cornemuse, une vielle à roue, de la guitare et des cordes vocales.

La Baracande
En France, il existe un collectif de musiciens nommé La Nòvia. Archéologues sonores des traditions musicales du centre du pays, ils s'inspirent de celles-ci sans les lisser ou les folkloriser, évitant les pièges des fusions souvent gênantes des musiques dites « du monde ». Au contraire, ils puisent dans les danses et chants traditionnels d'Auvergne ou du Limousin ce qui résonne malgré le temps qui passe, ce qui remue les tripes, en bref ce quelque chose qui fait qu'il y a eu des hommes bien avant nous, que nous sommes toujours des hommes, et que nous pouvons nous rencontrer, par le biais du son et de la mélodie. Usant de vielles à roue, de cornemuses, mais aussi d'instruments modernes qu'ils amplifient parfois très fort, ils élaborent des morceaux hypnotiques, qui cognent, et appellent la transe.
La Baracande est une des émanations de ce collectif, construite autour du répertoire de chants, collectés durant les années 1950, de Virignie Granouillet, une dentellière auvergnate. Et l'interprétation de ce patrimoine aux sources médiévales sonne comme le rock psychédélique qu'on a longtemps rêvé, puissant, dramatique et gorgé d'histoires.

Basile Brémaud / chant
Pierre-Vincent Fortunier / cornemuse béchonnet 11 pouces, violon
Yann Gourdon / vielle à roue, boîte à bourdons
Guilhem Lacroux / guitare, lap steel

 
Ça s'écoute ici et ça se regarde par exemple .

Karine Germaix
L'accordéon ou le piano du pauvre a souvent eu mauvaise presse auprès des jeunes publics. Certains ont essayé de le sauver pour l'adapter à la sauce moderne, qu'on pense à la nouvelle chanson réaliste ou au projet Gotan, une espèce de fusion, qui n'en faisait que mettre en avant son côté folklo plutôt que mettre en valeur ses potentialités. C'est précisément « ceux qui ont tué le genre », qui, à l’âge de 18 ans, ont fait abandonner son instrument à la Bretonne Karine Germaix. Heureusement, grâce à l'intervention d'un ami qui lui montre qu'il y a autre chose, elle découvre les compositions de musique classique contemporaine qui ont été écrites pour l'accordéon, en premier lieu celles de la compositrice russe Sofia Goubaïdoulina.
Dans les concerts de Karine Germaix il y a une grande hésitation qui questionne ou séduit, entre la virtuosité impressionnante et une courageuse exploration qui tente de partir de zéro, entre l'instrument seul et le service qu'il veut rendre à la chanson, qui reste présente. Le tout forme un univers un peu sombre et mélancolique, mais proche et accessible, avec des lumières qui peuvent surgir aussi bien dans l'interprétation somptueuse de Piazzolla que dans l'écoute que la musicienne veut susciter.
(extraits d'un texte de C.Piette)


Ça s'écoute ici et se regarde par exemple .

Pour en savoir plus sur les origines de La Baracande, voir ici.


jeudi 16 octobre 2014

Vers les cimes (47)



"C'est comme le squelette du devant qui revient, m'ont dit les Tarahumaras, du RITE SOMBRE, LA NUIT QUI MARCHE SUR LA NUIT."

La très belle programmation du festival L'âge d'or incluait une série de films de Raymonde Carasco consacrés aux Indiens Tarahumaras du Mexique. Durant plus de 20 ans, la cinéaste a filmé, en collaboration étroite avec son compagnon Régis Hébraud, ces Indiens, leurs rites fascinants, dont le fameux rite du Peyotl. Parmi d'autres réalisations, Ciguri 99 - Le dernier chaman (1999), "tourné le printemps 96 et l’hiver 97, est une initiation cinématographique aux rites du Ciguri : de la grande fête agraire du Yumari en automne, à « la Ultima Raspa », ce grand Ciguri de guérison collective qui clôt, au printemps, la période des Rites d’Hiver. Entre temps, la terrible « Nuit de l’Ouragan » aura eu lieu."
Avec la voix de Jean Rouch lisant des extraits du Rite du Peyotl chez les Tarahumaras d'Antonin Artaud (1948) et celle de Carasco transcrivant les paroles du dernier chaman, le film est d'une beauté singulière, alternant les plans sur les Indiens et sur des roches aux magnifiques textures, comme pour évoquer l'indicible et l'inaltérable d'un rite ancien, pour approcher cet autre pan de pensée qu'est le Ciguri.
En 1936, Antonin Artaud s'était rendu au Mexique pour s'initier aux rites du soleil et du peyotl. Suite au visionnage du film de Carasco et Hébraud, on a donc lu ses Tarahumaras, textes magnifiques qu'il révise, complète et publie durant les derniers mois de sa vie. Pour montrer l'importance de ceux-ci aux yeux du "suicidé de la société", il faut lire le post-scriptum suivant, daté du 10 mars 1947 : 

"Le Rite du Peyotl a été écrit à Rodez la première année de mon arrivée dans cet asile, après déjà sept ans d'internement dont trois de mise au secret, avec empoisonnements systématiques et journaliers. Il représente mon premier effort de rentrée en moi après sept ans d'éloignement et de castration de tout. C'est un empoisonné de fraîche date, séquestré et traumatisé, qui raconte des souvenirs d'avant sa mort. C'est vous dire que le texte ne peut en être encore que balbutiant. J'ajoute que ce texte a été écrit dans l'état mental stupide du converti que les envoûtements de la prêtraille profitant de sa faiblesse momentanée maintenaient en état de servitude."

Pour finir, on livre ci-dessous un extrait de la description du rituel par Artaud, et ce n'est pas rien :

"Les deux servants se courbèrent contre la terre où ils furent l'un en face de l'autre comme deux boules inanimées. - Mais le vieux Prêtre devait lui aussi avoir pris de la poudre car une expression inhumaine s'était emparée de lui. - Je le vis se tendre et se dresser. Ses yeux s'allumèrent et une expression d'autorité insolite commença à se dégager de lui. - Il frappa avec son bâton deux ou trois coups sourds sur la terre, puis entra dans le 8 qu'il avait tracé à la droite du Champ Rituel. Alors les servants semblèrent sortir de leur boule inanimée. L'homme d'abord secoua la tête et frappa la terre avec la paume de ses mains. La femme agita le dos. - Le Prêtre alors cracha : non pas de la salive mais son souffle. Il expulsa bruyamment son souffle entre ses dents. Et sous l'action de cet ébranlement pulmonaire l'homme et la femme au même instant s'animèrent et se levèrent complètement. Or à la façon dont ils se tenaient l'un devant l'autre, à la façon surtout dont ils se tenaient chacun dans l'espace comme ils se seraient tenus dans les poches du vide et les coupures de l'infini on comprenait que ce n'était plus du tout un homme et une femme qui étaient là, mais deux principes : le mâle, bouche ouverte, aux gencives claquantes, rouges, embrasées, sanglantes, et comme déchiquetées par les racines des dents, translucides à ce moment-là, telles des langues de commandement ; la femelle, larve édentée, aux molaires trouées par la lime, comme une rate dans sa ratière, comprimée dans son propre rut, fuyant, tournant devant le mâle hirsute ; et qu'ils allaient s'entre-heurter, s'enfoncer frénétiquement l'un dans l'autre comme les choses, après s'être regardées un temps et fait la guerre, s'entremêlent finalement devant l’œil indiscret et coupable de Dieu, que leur action doit peu à peu supplanter. "Car Ciguri, disent-ils, était L'HOMME, L'HOMME tel que DE LUI-MËME, LUI-MÊME dans l'espace IL SE construisait, lorsque Dieu l'a assassiné."

lundi 13 octobre 2014

Vers les cimes (46)


"Voici l'histoire du dernier des hommes qui parlait la langue des serpents, de sa sœur qui tomba amoureuse d’un ours, de sa mère qui rôtissait compulsivement des élans, de son grand-père qui guerroyait sans jambes, d’une paysanne qui rêvait d’un loup-garou, d’un vieil homme qui chassait les vents, d’une salamandre qui volait dans les airs, d’australopithèques qui élevaient des poux géants, d’un poisson titanesque las de ce monde et de chevaliers teutons épouvantés par tout ce qui précède..."

Ce texte de présentation de L'homme qui savait la langue des serpents de l'Estonien Andrus Kivirähk par son éditeur (Attila, 2013, repris à l'excellent catalogue du Tripode) insiste sur la dimension comique d'un roman empruntant autant à la saga scandinave qu'à la fable philosophique et au roman de fantaisie. Se déroulant dans un passé mythique de l'Estonie, alors que des chevaliers allemands débarquent et amènent la "civilisation", l'histoire suit les aventures tragiques du dernier homme de la forêt. Tragiques car, malgré l'humour constant de l'auteur, le héro (qui pourrait être une espèce de Molloy joyeux et debout) verra s'écrouler et disparaître tout ce qui donnait sens à son monde. De manière enjouée et parfois grandiloquente, par le biais de situations improbables que l'auteur parvient à rendre logiques, le roman développe ainsi une réflexion sur l'idée de progrès, et fait beaucoup rire, en attendant la fin de tout. On est toujours un peu le dernier homme. 
On en livre un extrait (p. 163) ci-dessous, traduit par Jean-Pierre Minaudier, dont on se réjouit par ailleurs de lire la Poésie du Gérondif chez le même éditeur. Et pour information finale, Le Tripode vient d'éditer Les groseilles de novembre, un autre roman de Kivirähk.

"La forêt n'est plus la même. Jusqu'aux arbres qui ont changé, ou peut-être tout simplement que je ne les reconnais plus, peut-être qu'ils me sont devenus étrangers. Je ne veux pas dire que leurs troncs se sont épaissis, que leurs couronnes se sont élargies, que leurs cimes sont de plus en plus hautes : tout cela est naturel. Il y a autre chose - la forêt s'est faite nonchalante, négligée. Elle pousse au hasard, elle se glisse là où elle n'était pas, elle me traîne dans les jambes. Elle est échevelée, ébouriffée. Ce n'est plus chez moi, c'est une chose en soi qui vit sa propre vie et respire à son propre rythme. On pourrait presque penser que c'est elle qui est à l'origine de la fuite des hommes, car elle se comporte en vainqueur qui s'étale sur les traces de son ancien maître. Mais c'est autre chose : en vérité, elle s'est simplement approchée comme un charognard, avant de s'étaler comme un oiseau qui se met à couver. Ce sont bien les hommes qui lui ont laissé la place libre : de même qu'ils ont libéré leurs loups, ils l'ont libérée de ses entraves et elle s'est étendue comme un tas de pourriture. Lorsque je vais chercher de l'eau, de plus en plus souvent je la trouve sur mon chemin. Je la chasse à coups de pied ; elle me fait place, de mauvaise grâce, en bruissant, mais l'instant d'après, elle se remet à ramper, à étaler ses branches et ses feuilles et à couvrir de ronces les antiques sentiers des hommes. Un jour viendra où je n'irai plus à la source, et alors elle aura vaincu."

mardi 7 octobre 2014

Le terril (23)


Pour les voir, il faut lever les yeux, mais ils sont toujours là, attirés par l'air et les lueurs du ciel. Avec le vent dans le nez, gesticulant parfois pour ne pas tomber, ils parviennent tant bien que mal à garder l'équilibre, épousant le fil de leur pas. Pour ceux qui chantent et jouent de la musique, ce fil est comme une portée élémentaire de part et d'autre de laquelle des notes et des sons, joyeux, insolents, un peu sauvages aussi, gravitent avant de s'éteindre. Pour ceux qui écrivent, ce fil transmet tous les mots, tous les vers et tous les dictionnaires. Il suffit de le toucher pour que les phrases, et peut-être le sens, jaillissent. Pour ceux qui dansent, tellement mal que c'en est émouvant, ce fil est comme la scène de spectacles que seuls les nuages regardent avec langueur et effacement. Et puis ce fil est aussi un refuge, voire une estrade, pour tous ceux que les autres, ceux qui ont les pieds rivés au sol et regardent tout droit, ne veulent pas voir.
Ce sont des funambules, des danseurs de cordes, des rêveurs. Seuls ceux qui défient la pesanteur sont encore des humains.
En avant.

lundi 6 octobre 2014

L'âge d'or


On relaie l'annonce d'un festival passionné et défricheur dont la programmation promet d'ores et déjà de nombreuses pépites. Organisé à Bruxelles par la Cinémathèque "pour soutenir les films poétiques et subversifs", L'âge d'or s'associe cette année au festival exprimntl pour proposer "un espace où les frontières cinématographiques (entre le cinéma expérimental, les fictions décalées, les documentaires singuliers) sont enjambées et court-circuitées plutôt qu'acceptées et soulignées. Un festival de cinéma qui vibre par la foi qu'il a dans l'aura des images, dans la puissance de leur montage ou dans la juste durée de leurs plans, dans la force du son... ou du silence."
Pour découvrir en détails une programmation articulée autour du canevas livré ci-dessous, on clique ici.
On trouvera également des infos au jour le jour .

PRIX DE L'ÂGE D'OR
(23 films - de 3 minutes à 3 heures - en compétition)
'INTRODUCTION TO...'
BIRGIT HEIN / GUSTAV DEUTSCH / JOHN SMITH /
CHRISTOPH GIRARDET & MATTHIAS MÜLLER
/ FRIEDL VOM GRÖLLER / ROBERT TODD
GREGORY J. MARKOPOULOS
'ITALIA AVANGUARDIA' (1964-1975)
CARMELO BENE / PAOLO GIOLI / MARIO SCHIFANO / LUCA PATELLA
ALBERTO GRIFI & MASSIMO SARCHIELLI
POÈMES ETHNOGRAPHIQUES
RAYMONDE CARASCO / ROBERT GARDNER
HOMMAGES / RESTAURATIONS
STEPHEN DWOSKIN / ADOLFAS MEKAS

dimanche 5 octobre 2014

L'usage sonore du monde (29)


Le tempestaire (1947) de Jean Epstein fascine par la magie, l'emploi de la mer et du vent comme acteurs et par une vision, unique et entière, du cinéma. Parmi bien d'autres points, il faut mentionner une incroyable bande sonore, dont les expérimentations n'ont rien à envier à ce qui s'ébauche et se fera plus tard dans le domaine musical. On comprend enfin ce qu'écrivait Philippe Langlois dans son ouvrage Les cloches d'Atlantis. Musique électroacoustique et cinéma. Archéologie et histoire d'un art sonore (MF, 2012, pp. 238-239), dont on livre ici un extrait de la réflexion :

"Jean Epstein est l'un des premiers cinéastes à déceler le potentiel expressif, significatif et musical des procédés de transformation du son :
"On peut tout aussi bien prendre un exemple moins riche : le bruit d'une porte qu'on ouvre et qu'on ferme. Ralenti, ce bruit si humble d'ordinaire révèle sa nature compliquée, ses caractères individuels, ses possibilités de significations dramatiques, comique, poétique, musicale." (Jean Epstein, Le Livre d'or du cinéma français 1947-1948, in "Anthologie du cinéma", Paris, éditions de l'avant-scène, 1967, p. 496-498)
Pour mesurer la portée expressive des manipulations sonores dans Le tempestaire, il est important de délivrer quelques éléments du scénario. Dans la tradition locale de Belle île, le tempestaire est le nom donné à un "guérisseur de vent", un homme capable d'agir sur les éléments naturels grâce à des pouvoirs surnaturels. Lorsque le fiancé d'une jeune femme part en mer pour "aller pêcher la sardine" alors que le vent se lève et que la tempête s'annonce, elle s'inquiète et pour le retrouver sain et sauf, s'empresse de consulter le tempestaire pour tenter de calmer les éléments déchaînés. Dès l'énoncé du synopsis, se donne la possibilité de transposer à l'image comme au son une perception modifiée des éléments naturels. Or, c'est précisément ce qui est à l’œuvre dans Le tempestaire à travers une transformation du son qui se calque sur le degré d'altération visuel. Dès la fin du générique, sur les images d'un petit port bercé par une mer calme, le son offre les premiers signes de transformation, mélangeant les ondes Martenot, des sons naturels et des instruments méconnaissables.
Pour soutenir l'idée du film, tous les éléments qui composent la bande-son s'architecturent telle une partition orchestrale. Les voix, les bruits et la musique s'ordonnent dans un tout cohérent et poétique. Face aux multiples variations de vitesse que Jean Epstein impose aux images de la mer, lorsque les pouvoirs du tempestaire s'exercent sur la nature, la réponse musicale de Yves Baudrier s'offre comme un prolongement sonore fondé sur le même principe de nature domestiquée par la transformation de la matière sonore. Sur les images du ciel qui défile en accéléré, les sons offrent des colorations inédites. L'enregistrement de la partition entremêle, par endroits, plusieurs ondes Martenot accompagnées de résonances métalliques. Le son subit le même sort que l'image et révèle par l'accéléré et surtout le ralenti des textures sonores singulières.
En mélangeant des sources hétérogènes, sons naturels, ondes Martenot, instruments divers et voix, Yves Baudrier et Jean Epstein créent une véritable composition de matières sonores, trames, textures et atmosphères rejoignant une forme d'abstraction sonore jamais approchée auparavant. Mêler tous ces éléments tient de la prouesse et suppose une maîtrise absolue dans l'art du mixage sur support optique. Par ailleurs, la manière de transformer les sons révèle les prémices de la musique concrète à venir."

jeudi 2 octobre 2014

Des milliards de pères (15)



J'ai des milliards de pères.
Lui, tempestaire, m'apprend à apprivoiser les vents et calmer les tempêtes, pour que les marins rentrent à bon port.

 Le tempestaire (1947) de Jean Epstein est désormais un de nos films fétiches.

mercredi 1 octobre 2014

Le terril (22)


Le petit garçon ne s’attendait pas à se retrouver seul sur ces hauteurs arides. Et comme un chien accroché par une corde dans le fond d’un jardin crotté, il ne parvient pas à s’éloigner, tourne en rond, finit par japper et hurler à la lune. Pour manger, il a d’abord épuisé le contenu de son cartable : une pomme, trois tranches de pain, un morceau de fromage. Il a cueilli des mûres, usé ses dents sur quelques noisettes encore vertes. Mais où est donc Maman ? La nuit est tombée, les arbres ont étendu leurs bras sur le sol. La plénitude des soirs – le chocolat, les ours sympathiques et les chansons douces – n’est plus qu'une suite de lettres, de plus en plus floues. Le petit garçon a cherché un endroit pour se coucher, s’est ému du passage de deux rats, s’est écorché les paumes sur un tas de canettes. Il erre et il a peur. Mais où est donc Maman ? On croise souvent la route de ces hommes en loques, naufragés sous les porches et les tunnels, couchés béats dans les halls de gares. Mais ce que l’on sait moins, c’est que nos squares, nos bois et nos terrils regorgent d’enfants perdus, aux pieds tordus à force de trébucher, aux joues creusées de rigoles. En quête d’une compote en berlingot, d’une histoire de pirates ou d’une couverture ornée d’avions de couleurs, le petit garçon veut rentrer chez lui, mais le terril a faim.
En avant.