mercredi 3 juin 2009

"Parti de rien, arrivé nulle part"

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Au détour d'un rayon de librairie, il m'arrive d'être interpellé par des détails à première vue insignifiants. Avec Jérôme de Jean-Pierre Martinet (Finitude, 2008), il s'agit d'abord de cette image d'un monstre issu de l'imaginaire du peintre Jérôme Bosch. Ensuite, une fois passées les références impressionnantes de la quatrième de couverture (Dostoïevski, Joyce, Céline), je tombe sur une citation d'un roman qui devrait forcer l'attention de tout chercheur de vérité en littérature : Pétersbourg d'Andréi Biely (L'Age d'Homme). Placer un tel monument en exergue de son ouvrage et citer Faulkner et Bernanos dès les premières pages traduit une ambition presque démesurée.
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Si Martinet n'égale pas ses maîtres, son roman est incontestablement une déflagration atypique dans les lettres françaises des années 1970 (Jérôme est paru une première fois aux éditions du Sagittaire en 1978). Depuis, l'ouvrage avait été quasi oublié, entre autres suite au sombre destin de l'auteur. Après des débuts peu convaincants dans le métier du cinéma, Jean-Pierre Martinet se consacre à l'écriture, mais rencontre peu de succès, notamment à cause de la noirceur extrême de ses récits. Plus tard, miné par l'alcool, il retourne vivre chez sa mère et meurt hémiplégique à l'âge de 49 ans. Dans une rubrique nécrologique rédigée de son vivant, il écrit : "Parti de rien, Martinet a accompli une trajectoire exemplaire : il n'est arrivé nulle part."
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Le roman raconte la dérive de Jérôme Bauche (voir la référence au peintre flamand de la couverture), antihéros obèse, innocent et meurtrier, dans une ville hallucinée et hallucinante, à mi-chemin entre Paris et Saint-Pétersbourg. Si l'action se résume à peu de choses (les 100 premières pages racontent la discussion animée de Jérôme et son voisin Monsieur Cloret, puis le meurtre de ce dernier), tout l'intérêt de l'ouvrage réside dans une langue violente et rythmée qui alterne dialogues et monologues intérieurs logorrhéiques. Tous les personnages sont des excentriques, des pervers, toujours sur le point de basculer dans la folie furieuse. Ils incarnent une vision de l'humanité désenchantée, mais extrêmement drôle, tant le verbe et l'ironie de Martinet sont dévastateurs. Vénéneux et essentiel.
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Ci-dessous, les premières lignes du roman. Pour aller plus loin, l'intégralité du premier chapitre est disponible sur le site de l'éditeur.
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"Solange me répétait souvent, ces derniers temps, comme à peu près chaque année vers la mi-avril, qu’il allait falloir bientôt se méfier de la douceur de l’air. Surtout ne pas s’abandonner, ne pas se laisser aller à la nostalgie de l’amour et des caresses, car alors on est foutu. Foutu, tu comprends, Jérôme ? Elle aimait me parler cachée derrière les vieux rideaux en velours vert de la salle à manger. Sa voix ne me parvenait qu’assourdie, lointaine, comme celle d’une morte déjà, mais chaque mot se gravait dans ma mémoire. Oui, poursuivait-elle, mieux vaut respirer l’odeur infecte des canaux, eux au moins, avec leur eau croupie et toutes les saloperies qu’elle charrie, ne mentent pas. Que le printemps crève, qu’il ne revienne jamais. Monsieur Cloret s’est tourné vers moi et m’a demandé sur un ton faussement détaché si j’avais fini de me moquer de lui et de sourire stupidement aux anges. Comme je ne répondais pas, il m’a regardé longuement sans rien dire, au début avec une certaine indulgence, puis de plus en plus froidement, sans parvenir à masquer sa haine. Alors, toutes les fleurs noires, là-bas, dans les champs, sous les troènes, se sont mises à trembler de rage. Il tortillait nerveusement sa moustache, elle rebiquait légèrement vers le côté droit, et cela me donnait une folle envie de rire, vers le côté droit, ou gauche, je ne me souviens plus très bien, comme un crochet ou un doigt méchamment recourbé pour griffer, et si sa moustache avait rebiqué des deux côtés à la fois, on aurait dit un fer à cheval ou une petite barque qu’il aurait maintenue en équilibre sur sa lèvre supérieure, une petite barque d’un jaune délavé, vraiment ridicule, alors j’ai éclaté de rire car une odeur de gaufrettes chaudes entrait par la fenêtre."
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D'autres romans de Jean-Pierre Martinet viennent d'être réédités : Ceux qui n'en mènent pas large (Le dilettante, 2008) et L'ombre des forêts (Petite Vermillon, 2008). Ici, une introduction à l'univers de l'écrivain par son ami Alfred Eibel.
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