dimanche 13 février 2011

La ville comme héroïne

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Ce dimanche 20 février vers 20.00-20.30, je présenterai deux films lors de la séance hebdomadaire du Cercle du Laveu (Rue des Wallons, 45 à Liège - Laveu) : Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Ruttmann (1927) et A propos de Nice de Jean Vigo (1929) . La PAF est fixée à un euro.
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"La ville comme héroïne".
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Tout au long du 19e siècle, l’essor des centres urbains va de pair avec une perte des valeurs traditionnelles et un sentiment de plus en plus affirmé de l’anonymat de tout un chacun. Cette prise de conscience génère un trouble, une tension qui va être exorcisée par les artistes. C’est ainsi que durant les trois premières décennies du 20e siècle, la ville devient l’héroïne de nombreuses productions artistiques majeures. En littérature, c’est le cas avec les romans Ulysse de James Joyce (1922), Manhattan Transfer de John Dos Passos (1925) ou Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (1929). On peut également citer les mégapoles cauchemardesques des expressionnistes allemands, avec une mention spéciale à la géniale Metropolis (1916-1917) de George Grosz (Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza) (voir ci-dessus). Dernier exemple majeur, Images de la grande ville, la suite de bois gravés par le Belge Frans Masereel en 1926 (voir également ci-dessus).
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Dans cette quête de sens et de formes afin de baliser le dédale des rues de nos grandes villes, les cinéastes ne sont pas en reste. On songe tout de suite, dans une veine science-fictionnesque, au Metropolis de Fritz Lang en 1927. Mais d’autres réalisateurs ont laissé plusieurs films, plus réalistes sans pour autant être moins poétiques, qui mettent l’urbanité au premier plan de leurs préoccupations. Le plus célèbre est probablement Dziga Vertov avec L’homme à la caméra en 1929. Dans cet opus dont la bravoure stylistique reste encore aujourd’hui époustouflante, Vertov filme le quotidien d’habitants anonymes d’Odessa et d’autres villes soviétiques. Dans le même registre, il faut citer Rien que les heures d’Alberto Cavalcanti (1926), Etudes sur Paris d’André Sauvage (1928), São Paulo, sinfonia da metropole d’Alberto Kemeny et Rudolf Rex Lustig (1929), La pluie de Joris Ivens (1929), Douro, faina fluvial de Manuel de Oliveira (1931) ou encore deux films perdus de Kenji Mizoguchi sur Tokyo. Cette énumération montre l’importance capitale de la thématique de la ville à la fin des années 1920.

Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Ruttman (1927) est un magnifique témoin de cette tendance. Souvent décrit comme la première « œuvre d’art totale » du cinéma, ce film rend compte de 24 heures de la vie de la ville allemande. L’objectif du réalisateur était de « créer une symphonie cinématographique à partir des millions d'énergies en mouvement présentes dans le mécanisme des grandes villes.»

A propos de Nice de Jean Vigo (1929) nous expose également différents aspects d’une ville, mais dans une veine peut-être moins objective et purement esthétisante que Berlin, symphonie d’une grande ville. En effet, Jean Vigo souligne ou intègre certains éléments rendant claire sa volonté de critique sociale. Le carnaval, la promenade des Anglais sont ainsi l’occasion de filmer mouvements et formes extravagantes, mais aussi de montrer toute la superficialité d’une station balnéaire déjà assujettie au Maître Tourisme.

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Comme complément pour les courageux qui auront lu jusqu'ici, je vous laisse en compagnie d'Emile Verhaeren avec L'âme de la ville, un des poèmes de ses Villes tentaculaires (1895).

"Les toits semblent perdus
Et les clochers et les pignons fondus,
Dans ces matins fuligineux et rouges,
Où, feu à feu, des signaux bougent.
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Une courbe de viaduc énorme
Longe les quais mornes et uniformes ;
Un train s'ébranle immense et las.
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Là-bas,
Un steamer rauque avec un bruit de corne.
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Et par les quais uniformes et mornes,
Et par les ponts et par les rues,
Se bousculent, en leurs cohues,
Sur des écrans de brumes crues,
Des ombres et des ombres.
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Un air de soufre et de naphte s'exhale ;
Un soleil trouble et monstrueux s'étale ;
L'esprit soudainement s'effare
Vers l'impossible et le bizarre ;
Crime ou vertu, voit-il encore
Ce qui se meut en ces décors,
Où, devant lui, sur les places, s'exalte
Ailes grandes, dans le brouillard
Un aigle noir avec un étendard,
Entre ses serres de basalte.
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O les siècles et les siècles sur cette ville,
Grande de son passé
Sans cesse ardent - et traversé,
Comme à cette heure, de fantômes !
O les siècles et les siècles sur elle,
Avec leur vie immense et criminelle
Battant - depuis quels temps ? -
Chaque demeure et chaque pierre
De désirs fous ou de colères carnassières !
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Quelques huttes d'abord et quelques prêtres :
L'asile à tous, l'église et ses fenêtres
Laissant filtrer la lumière du dogme sûr
Et sa naïveté vers les cerveaux obscurs.
Donjons dentés, palais massifs, cloîtres barbares ;
Croix des papes dont le monde s'effare ;
Moines, abbés, barons, serfs et vilains ;
Mitres d'orfroi, casques d'argent, vestes de lin ;
Luttes d'instincts, loin des luttes de l'âme
Entre voisins, pour l'orgueil vain d'une oriflamme ;
Haines de sceptre à sceptre et monarques faillis
Sur leur fausse monnaie ouvrant leurs fleurs de lys,
Taillant le bloc de leur justice à coups de glaive
Et la dressant et l'imposant, grossière et brève.
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Puis, l'ébauche, lente à naître, de la cité :
Forces qu'on veut dans le droit seul planter ;
Ongles du peuple et mâchoires de rois ;
Mufles crispés dans l'ombre et souterrains abois
Vers on ne sait quel idéal au fond des nues ;
Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues ;
Flambeaux de délivrance et de salut, debout
Dans l'atmosphère énorme où la révolte bout ;
Livres dont les pages, soudain intelligibles,
Brûlent de vérité, comme jadis les Bibles ;
Hommes divins et clairs, tels des monuments d'or
D'où les événements sortent armés et forts ;
Vouloirs nets et nouveaux, consciences nouvelles
Et l'espoir fou, dans toutes les cervelles,
Malgré les échafauds, malgré les incendies
Et les têtes en sang au bout des poings brandies.
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Elle a mille ans la ville,
La ville âpre et profonde ;
Et sans cesse, malgré l'assaut des jours
Et des peuples minant son orgueil lourd,
Elle résiste à l'usure du monde.
Quel océan, ses cœurs ! quel orage, ses nerfs !
Quels nœuds de volontés serrés en son mystère !
Victorieuse, elle absorbe la terre,
Vaincue, elle est l'attrait de l'univers ;
Toujours, en son triomphe ou ses défaites,
Elle apparaît géante, et son cri sonne et son nom luit,
Et la clarté que font ses feux d'or dans la nuit
Rayonne au loin, jusqu'aux planètes!
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O les siècles et les siècles sur elle !
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Son âme, en ces matins hagards,
Circule en chaque atome
De vapeur lourde et de voiles épars,
Son âme énorme et vague, ainsi que ses grands dômes
Qui s'estompent dans le brouillard.
Son âme errante en chacune des ombres
Qui traversent ses quartiers sombres,
Avec une ardeur neuve au bout de leur pensée,
Son âme formidable et convulsée,
Son âme, où le passé ébauche
Avec le présent net l'avenir encore gauche.
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O ce monde de fièvre et d'inlassable essor
Rué, à poumons lourds et haletants,
Vers on ne sait quels buts inquiétants ?
Monde promis pourtant à des lois d'or,
A des lois claires, qu'il ignore encore
Mais qu'il faut, un jour, qu'on exhume,
Une à une, du fond des brumes.
Monde aujourd'hui têtu, tragique et blême
Qui met sa vie et son âme dans l'effort même
Qu'il projette, le jour, la nuit,
A chaque heure, vers l'infini.
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O les siècles et les siècles sur cette ville !
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Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs,
Et la ville l'entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux.
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Et de partout on vient vers elle,
Les uns des bourgs et les autres des champs,
Depuis toujours, du fond des loins ;
Et les routes éternelles sont les témoins
De ces marches, à travers temps,
Qui se rythment comme le sang
Et s'avivent, continuelles.
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Le rêve! il est plus haut que les fumées
Qu'elle renvoie envenimées
Autour d'elle, vers l'horizon ;
Même dans la peur ou dans l'ennui,
Il est là-bas, qui domine, les nuits,
Pareil à ces buissons
D'étoiles d'or et de couronnes noires,
Qui s'allument, le soir, évocatoires.
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Et qu'importent les maux et les heures démentes,
Et les cuves de vice où la cité fermente,
Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,
Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,
Qui soulève vers lui l'humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles."

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