jeudi 20 mars 2014

Vers les cimes (40)


"J'ai appris à interpréter le souffle qui sort des naseaux du bœuf. J'ai senti la nature puissante des bêtes m'envelopper et me revigorer. J'ai vu l'homme bleu caché et entendu des revenants frapper à la porte. J'ai senti les forces mystérieuses de l'existence au cœur des buttes et aux endroits ensorcelés et j'ai effarouché les génies tutélaires au moment où mon cheval s'est arrêté. J'ai entrevu des lumières d'il y a longtemps. Personne ne comprend qu'on puisse voir des lumières d'il y a longtemps, et moi je me fiche pas mal que personne ne comprenne ce que cela veut dire. J'ai appris à déchiffrer les nuages, le vol des oiseaux et le comportement du chien. J'ai éprouvé l'étonnement du premier colon et mesuré l'envergure des premiers habitants de ce pays. J'ai perçu l'angoisse du feuillage aux éclipses de lune, j'ai levé les yeux dans les côtes et senti mon âme s'élever hors de moi tandis que je conduisais mon tracteur. J'ai entendu mes glouglous d'estomac répondre aux grondements du tonnerre, petit homme sous un ciel immense ; j'ai entendu le ruisseau chuchoter qu'il est éternel. J'ai fait de la terre ma bien-aimée. J'ai empoigné un saumon vigoureux. Le renard m'a appris ce qu'est l'intelligence. J'ai senti de la compassion dans les yeux du phoque et l'ai libéré de la palangre. J'ai été témoin de la cruauté de l'orque ainsi que de la douceur de l'amour maternel et je me suis trouvé un refuge hors du monde, là où les cygnes vont dormir. Je me suis baigné dans une eau pleine de l'éclat du soleil, et non dans celle qui sort noire des tuyaux de lieux civilisés et j'ai perçu la différence. Perdu dans la tempête de neige, j'ai mené mon cheval par la bride jusqu'aux grands rochers avant d'abandonner la partie, m'en remettant à l'instinct de l'animal pour me ramener à la ferme. J'ai tiré sur un renard en train de chier. J'ai vu un iceberg basculer. J'ai lancé un poisson à la tête du chef de canton. Oublié un cadavre. J'ai pris livraison d'un corps de femme fumé. J'ai vécu d'amour et d'eau fraîche durant les hivers des années soixante où la mer était prise par les glaces. J'ai fantasmé pour combler les lacunes de mon existence, compris que l'être humain peut faire de grands rêves sur un petit oreiller. J'ai continué, ivre de désir et de l'espoir qui pousse la sève jusqu'aux rameaux desséchés de la création. Et puis j'ai aimé et j''ai même été heureux, un temps."

Bergsveinn Birgisson, La lettre à Helga, Zulma, 2013, pp. 103-105 (traduit de l'islandais).

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