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Je pédale et mes roues s’enfoncent dans le sable. J’essaie de suivre mon père, mais il est projeté en avant par l’excitation de la promenade et la compagnie de ses amis que je ne connais pas. Tout à coup, leurs vélos disparaissent : je ne sais pas s’ils ont déjà été engloutis où s’ils continuent à filer loin devant. Moi, je n’ose plus lever les yeux qui me révèleront une fois de plus ces étendues trop nues, trop lumineuses. Par endroits, des flaques d’eaux frémissantes rappellent la marée haute d’une mer que je sens se rapprocher peu à peu. Les dunes à ma droite grandissent en même temps que mon désarroi. Je panique et tombe. Le sable que j’avale contribue à mon réveil. D’abord, je ne bouge pas, puis en entendant le bruit d’une sonnette, je me lève. Quelqu’un a fait demi-tour et je finis par rejoindre le groupe. Je suis sauvé.
Le soir, dans un fauteuil de l’hôtel, je m’endors tout en jouant à faire passer mes mains entre les coussins qui me portent. Miettes de pain, longs cheveux, je ne suis pas dégoûté, j’ai huit ans. J’attrape alors une feuille portant un texte que je m’empresse de lire :
« Cette fameuse réserve, une fois abandonnée, n’était plus habitée que par les nuages. L’immensité des dunes criait une nudité sauvage, sans morale. Plus d’oiseaux. Plus de buissons ondulant mollement sous le vent. Jamais d’hommes. Un jour, une femme que je ne vis jamais que de dos parvint dans cette contrée de sable. Arrivée dans un cercle d’immenses cages seulement décorées de perchoirs désertés, elle s’assit, attendit et s’ennuya. Rayons de lune, murmure océan, le temps passa et bientôt la femme tomba la face contre terre.
Comment achever ce récit ? Nos prières n’ont servi à rien. »
Je ne comprends pas le sens de cette histoire et pourtant, je pressens qu’elle est proche de ma mésaventure de l’après-midi. Je vais gratter à la table des adultes, mais la torsion de leurs cous et l’agitation de leurs bras m’empêchent de capter leur attention. Tant pis, je retourne à mon fauteuil. J’ai encore quelques grains de sable à enlever d’entre mes dents. Soudain, je suis aveuglé, puis plus rien.
Là d’où je vous écris, je peux vous dire que leurs prières n’ont servi à rien. »
.« Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. »
Erik Satie, Partition de Vexations, 1893.
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Avec Claude Debussy, Erik Satie (1866-1925) est un compositeur pré-expérimental majeur. Par ses recherches musicales à contre-courant des tendances dominantes (ses Gymnopédies et Gnosiennes voient le jour en plein déclin du romantisme) et par ses attitudes, il a fasciné et influencé des personnalités majeures de la musique du XXe siècle, John Cage en tête.
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Erik Satie compose très jeune ses œuvres les plus connues, les Gymnopédies (1888) et les Gnosiennes (1889-1891). Il vit alors à Montmartre et fréquente les hauts lieux de la bohème parisienne comme le Chat noir et l’Auberge du Clou. Ces courtes pièces pour piano frisent l’atonalité par moments, usent de la répétition et donnent une impression de morne mélancolie. Leur simplicité naïve dénote avec la production contemporaine, encore empreinte des visions totales et complexes de Wagner.
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Il est difficile de préciser l’implication réelle du musicien dans la secte de la Rose-Croix, fondée par Joseph Péladan en 1890. Quoi qu’il en soit, Esoterik Satie, comme le surnomme son ami Alphonse Allais, écrit en 1891 et 1892 trois partitions destinées à accompagner des pièces de Péladan : Le Fils des Étoiles, Les Sonneries de la Rose-Croix et l’Hymne au drapeau. Il se détache rapidement du mystique avant de sombrer à la fin des années 1890 dans la pauvreté et la solitude. Ce n’est qu’en entrant à la Schola Cantorum où il entreprend des études austères et complexes qu’il s’en sort peu à peu et obtient un diplôme de contrepoint à l’âge de 42 ans.
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En 1911, il entame une intense production d’œuvres pour piano qui culmine avec la création des Sports et divertissements (1914) qui confirme son attrait pour une esthétique du fragment. L’œuvre est composée d’une vingtaine de courts morceaux qui correspondent à autant de scènes d’extérieur : feu d’artifice, chasse, etc. Leur intérêt réside notamment dans les volontés plastique et poétique qui guident le compositeur lorsqu’il écrit ses partitions. Notes calligraphiées, dessins et inscriptions fantaisistes accompagnent les portées qui deviennent ainsi de véritables « partitions pour l’œil » dont certains ont expliqué l’existence par une prétendue absence de substance musicale dans les œuvres de l’artiste.
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Si Satie a souffert de la solitude tout au long de sa vie (il a habité durant 27 ans à Arcueil, dans la banlieue parisienne, dans une chambre miteuse qui ne sera visitée par autrui qu’après sa mort), il n’en aura pas moins développé des amitiés décisives, notamment avec Jean Cocteau. C’est ce dernier qui écrit le livret du ballet Parade (1917), commandé par Serge de Diaghilev, le fondateur des Ballets russes, qui a travaillé quelques années plus tôt avec Igor Stravinsky pour son Sacre du printemps. À l’arrivée de Tristan Tzara à Paris en 1920, Satie, qui approche de la soixantaine et n’a jamais pu se résoudre à s’installer dans la compromission, prend parti pour Dada. À la fin de sa vie, il collabore d’ailleurs avec Francis Picabia pour le ballet « instantanéiste » Relâche (1924).
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En 1893, Erik Satie, par blague et provocation ou pour une raison secrète, écrit Vexations, une de ses partitions les plus étranges qui reste un des actes les plus significatifs en matière de préfigure des musiques expérimentales. La pièce, très courte, consiste en 52 temps qui doivent être exécutés doucement et lentement 840 fois de suite. Rien n’indique qu’elle ait originellement été jouée selon ce principe, si cela était réellement l’intention de Satie.
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Son caractère anecdotique et a priori farfelu vaut à Vexations d’être peu à peu oublié jusqu’en 1949 où il est redécouvert par un fervent admirateur, John Cage. Ce dernier a exprimé à de nombreuses reprises son intérêt pour l’œuvre de Satie, notamment dès 1948 en lui consacrant un festival. Cet engouement est lié aux concepts développés par le compositeur français, notamment celui de « musique d’ameublement », c’est-à-dire d’une musique qui serait conçue pour ne pas attirer l’attention, qui entourerait l’auditeur plutôt que de s’insinuer en lui. Ainsi, en 1920, durant les entractes de Ruffian, une pièce de Max Jacob, il expose une création qui, d’après son texte de présentation, devait « contribuer à la vie au même titre qu’une conversation particulière, qu’un tableau de la galerie ou que le siège sur lequel on est, ou non, assis. » La postérité d’une telle idée est extraordinaire durant un siècle où les développements esthétiques les plus novateurs auront sans cesse repoussé les limites des frontières entre l’art et la vie.
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John Cage s’intéresse également à Satie car celui-ci est un des premiers en Occident à avoir introduit la notion de durée dans la manière de composer, s’écartant ainsi de la focalisation habituelle sur l’harmonie. Cette curiosité est marquée entre autres par l’usage de structures symétriques et répétitives, par la construction de phrases « fondées sur des intervalles de temps » (pour emprunter les mots de Cage dans le texte qu’il consacre à Satie dans son recueil mythique Silence) et par l’emploi d’harmonies relativement pauvres. L’univers sonore minimaliste qui en résulte s’émancipe ainsi du symbolisme musical qui prévaut à l’époque.
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En 1963, John Cage est le premier à organiser une interprétation intégrale de Vexations au Pocket Theatre à New York. Pour cette performance de dix-huit heures quarante, John Cage est relayé par la crème de l’avant-garde de l’époque : John Cale, Christian Wolff, David Tudor, Philip Corner, Robert Wood, etc. Nul doute que les idées de Satie et Cage se sont efficacement propagées lors d’une telle occasion. Pour l’anecdote, l’entrée coûtait cinq dollars et tout spectateur assistant à une tranche de vingt minutes se voyait remboursé de cinq cents. Celui qui restait jusqu’à la fin recevait un peu plus que la valeur de son ticket.
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La performance et l’écoute de telles œuvres dans leur intégralité relèvent quasiment du sacerdoce et confine à la recherche mystique tant le rapport au temps qui s’instaure par le biais de la répétition continue de la même phrase musicale peut se révéler perturbant. Une telle réitération d’un seul motif évoque, outre les expériences minimalistes des années 1960, certaines musiques extrême-orientales où la transe est un état préexistant nécessaire à la contemplation. Des versions « raccourcies » sur disque, comme ce récent 42 Vexations interprété par Stephane Ginsburgh (Sub Rosa, 2009), donnent une idée de la manière dont l’auditeur peut sombrer petit à petit dans l’hypnose et l’engourdissement. Quelle que soit la réaction de l’auditeur à l’écoute d’une telle audace, il ne peut qu’être impressionné par la prescience d’un compositeur unique et difficile à catégoriser, entre impressionnisme, surréalisme, minimalisme et poésie avant-gardiste.