mercredi 21 janvier 2009

Souquer et vivre

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"Je n'ai pas besoin de vous dire ce que c'est que de tosser dans une embarcation non pontée. Je me rappelle des nuits et des jours de calme plat, où nous souquions, nous souquions et où le canot semblait immobile comme ensorcelé dans le cercle de l'horizon. Je me rappelle la chaleur, le déluge des grains qui nous obligeaient à écoper sans arrêt pour sauver notre peau (mais qui remplissaient notre baril) et je me rappelle les seize heures d'affilée que nous passâmes, la bouche sèche comme de la cendre, tandis qu'avec un aviron de queue, je tenais mon premier commandement debout à la lame. Je n'avais pas su jusque-là si j'étais vraiment un bon marin. Je me rappelle les visages tirés, les silhouettes accablées de nos deux matelots, et je me rappelle ma jeunesse, ce sentiment qui ne reviendra plus - le sentiment que je pouvais durer éternellement, survivre à la mer, au ciel, à tous les hommes, ce sentiment dont l'attrait décevant nous porte vers des joies, vers des dangers, vers l'amour, vers l'effort illusoire - vers la mort : conviction triomphante de notre force, ardeur de vie brûlant dans une poignée de poussière, flamme au coeur, qui chaque année s'affaiblit, se refroidit, décroît et s'éteint - et s'éteint trop tôt, trop tôt - avant la vie elle-même."
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Joseph CONRAD, Jeunesse (1898), dans Nouvelles complètes, Gallimard, 2003, p. 238.
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