jeudi 2 janvier 2014

Les sans-noms (2)


Même si le récit qui suit n'est en aucun cas représentatif du sort des quatorze millions de prisonniers africains réduits en esclavage et emportés de l'autre côté de l'Atlantique entre le 15e et le 19e siècle, il donne tout son sens au mot édifiant. Des histoires similaires, on en trouve beaucoup d'autres dans l'excellente synthèse de Marcus Rediker intitulée A bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite (Seuil, 2013). L'extrait qui suit est tiré des pages 33-35.
Ci-dessus, le plan et la coupe de l'intérieur d'un bateau négrier issus de L'histoire de la naissance des progrès et de l'accomplissement de l'abolition du commerce des esclaves africains par le parlement britannique (Angleterre, 1808) reproduit sur la couverture du livre de Rediker.

"Nom inconnu

A la fin de l'année 1783 ou au début de l'année suivante, un homme monta à bord du Brooks, un négrier, avec toute sa famille - son épouse, ses deux filles et sa mère. Ils avaient tous été reconnus coupables de sorcellerie. L'homme avait été marchand, peut-être même marchand d'esclaves ; il venait d'un village appelé Saltpan, sur la Côte-de-l'Or. Il était probablement du peuple fanti. Il connaissait l'anglais et, même si, apparemment, il refusa de parler au capitaine, il s'adressa aux membres de l'équipage et leur expliqua comment il était devenu esclave : il s'était querellé avec le chef du village qui s'était vengé en l'accusant, lui et sa famille, de sorcellerie. Condamnés, ils furent vendus à ce navire négrier en partance pour Kingston, à la Jamaïque.
Quand sa famille monta à bord, Thomas Trotter, le médecin du Brooks, remarqua que l'homme "avait tous les symptômes d'une mélancolie maussade". Il tait triste, déprimé, en état de choc. Le reste de la famille montrait, elle, "tous les signes de l'affliction". Le découragement, le désespoir et même une "insensibilité apathique" étaient choses communes parmi les esclaves qui montaient à bord des négriers. L'équipage s'attendait à voir s'améliorer l'état d'esprit de l'homme et de sa famille à mesure que le temps passerait et que cet étrange nouveau monde de bois leur deviendrait plus familier.
Dès le début, l'homme refusa toute nourriture. Durant toute sa captivité à bord du Brooks, il refusa tout simplement de manger. Cette réaction était également courante, mais il alla plus loin. Un matin, très tôt, alors qu'ils jetaient un coup d’œil à leurs prisonniers, les marins découvrirent l'homme baignant dans son propre sang. Ils appelèrent le médecin de bord en urgence, qui conclut que l'homme avait essayé de se trancher la gorge, mais n'était parvenu qu'à "se trancher la veine jugulaire externe". Il avait déjà perdu beaucoup de sang. Trotter sutura la plaie, et se demanda s'il fallait nourrir l'homme de force. Toutefois, la blessure de la gorge "rendait impossible d'user de la contrainte", contrainte qui était en temps normal fort courante chez les esclavagistes. Par "contrainte", le médecin faisait allusion au speculum oris, cet outil fin et mécanique utilisé pour ouvrir de force les gorges récalcitrantes afin d'y enfourner du gruau ou toute autre nourriture.
La nuit suivante, l'homme attenta de nouveau à sa vie. Il arracha ses points de suture et se retrancha la gorge, de l'autre côté, cette fois. Sommé de parer à cette nouvelle urgence, Trotter était en train de nettoyer la plaie sanglante quand l'homme se mit à lui parler. Il lui déclara simplement et directement : "Jamais je n'irai avec les hommes blancs." Puis, il "leva mélancoliquement les yeux vers les cieux" en marmonnant des phrases que Trotter ne parvint pas à comprendre. Il avait choisi la mort plutôt que l'esclavage.
Le jeune médecin s'occupa de lui du mieux qu'il put et ordonna que soit menée "une fouille diligente" des quartiers des esclaves afin de récupérer l'objet que l'homme avait utilisé pour se trancher la gorge. Les marins ne trouvèrent rien. Le médecin considéra alors l'homme de plus près, découvrit du sang sur le bout de ses doigts et des irrégularités sur le pourtour de la blessure, et en conclut qu'il s'était déchiré la gorge à l'aide de ses propres ongles.
Toutefois, l'homme survécut. Ses mains furent attachées "afin de prévenir toute autre tentative", mais ces efforts ne servirent à rien face à la volonté de ce désespéré sans nom. Trotter expliqua plus tard qu'"il continua à être fidèle à sa résolution, refusa toute nourriture, et mourut d'inanition une semaine ou dix jours plus tard". Le capitaine du navire avait également été informé de la situation. Le capitaine Clement Noble affirma que l'homme "avait tempêté et fait grand bruit, secoué ses mains dans tous les sens, [qu'] il s'agitait de tous côtés de la manière la plus extraordinaire, et montrait tous les signes de la plus parfaite démence."
Quand, en 1790, lors d'une audition d'une commission parlementaire enquêtant sur le commerce des esclaves, Thomas Trotter raconta l'histoire de cet homme, il déclencha une avalanche de questions et ce qui commença à ressembler à un sérieux débat. Les membres du Parlement qui avaient des sentiments pro-esclavagistes se rangèrent dans le camp du capitaine Noble et tentèrent de discréditer Trotter, niant qu'une résistance fondée sur la volonté de mettre fin à ses jours puisse être la morale de cette histoire, tandis que les membres anti-esclavagistes soutinrent le médecin et attaquèrent le capitaine Noble. Un membre de la commission demanda à Trotter : "Pensez-vous que cet homme qui a essayé de se trancher la gorge avec ses propres ongles était fou ?" Là-dessus, Trotter n'avait aucun doute. Il répondit : "Il n'était absolument pas fou ; je crois qu'il a bien pu avoir un accès de délire juste avant de mourir, mais, quand il est monté sur le navire, je suis persuadé qu'il était parfaitement sain d'esprit." La décision de l'homme de ses servir de ses propres ongles pour se trancher la gorge était une réponse tout à fait rationnelle à l'embarquement sur un navire négrier. Et cependant, les individus les plus puissants du monde débattaient de la signification de cette résistance."

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