lundi 13 janvier 2014

Paradigme indiciaire (16)


"Il nous faut désapprendre de prétendre à disséquer la réalité sociale comme si nous pouvions avoir un regard objectif du dehors. Nous sommes toujours "dans" quelque chose, nous ne pouvons que glisser de perspective en nous mettant localement en dehors, un peu à la façon de ces surfaces topologiques où il n'y a pas d'observatoire qui soit en dehors de tout, seulement des points extérieurs par rapport à des constellations de lieux singuliers. Pour l'anthropologue, le défi est justement de changer souvent de place pour "remonter" les choses par des relations, suivre des traces comme un chasseur qui piste. Il y a toujours un moment où l'empreinte mène au gibier, on peut le consommer et le partager, ça fait partie de la survie, et ce n'est jamais terminé, sauf à considérer le plaisir d'un repas comme un achèvement en soi. Mais pour être un bon chasseur, disent les Aborigènes, il faut un peu se mettre à la place de l'animal lui-même, changer de rôle, s'arrêter, s'identifier à son environnement, à sa manière de voir, prédire ses mouvements, parfois courir, parfois ralentir, parfois crier, parfois rester sans un bruit, être patient, voire souffrir pour que ce qui nous échappe se laisse attraper sans que soit rompue l'alliance entre les humains et l'espèce en question. Beaucoup de gens n'aiment pas la chasse, la trouvant primitive, sanglante, trop meurtrière : ils oublient souvent qu'à travers nos actualités et nos films de divertissement nous sommes des prédateurs bien plus meurtriers. L'art du chasseur est indissociable de celui qui cherche à générer la vie : chaque société essaie de répondre à sa manière à cette question de comment se reproduire et faciliter la production créative de son environnement, quel qu'il soit." 

Extrait de Barbara Glowczewski, Rêves en colère. Avec les Aborigènes australiens. Plon, Terre Humaine, 2004.

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