vendredi 3 janvier 2014

Paradigme indiciaire (15)


Le Polaroïd de Marie Richeux, c'est une fiction radiophonique courte, c'est une image sonore qui se dévoile peu à peu, c'est une insurrection de présence perpétrée contre l'utile. C'est aussi, souvent, le préalable à un entretien passionnant (avec, parmi des dizaines d'autres, Pierre Bergounioux, Bruno Latour, Georges Didi-Huberman...). Celui qu'on a transcrit ci-dessous (on l'espère sans trop d'erreurs) peut être écouté ici. Tous les jours de la semaine, Marie Richeux offre ainsi un Polaroïd à l'auditeur de France Culture, dans le cadre de son indispensable émission Pas la peine de crier. Et pour information, les Polaroïds ont fait l'année passée l'objet d'un recueil, d'ailleurs préfacé par Georges Didi-Huberman et publié chez Sabine Wespieser.

"Les hivers ne passent pas sans rien dire, c'est pas vrai. Pas sans traces. Sans rides faites à la pelle dans la joue de toi. Et aussi de toi. Et de toi encore au fond. 
Après la maison, il prend le chemin tracé au sol par une vieille bête cornue qui n'est plus vivante désormais, mais dont on se souvient encore. Et en prenant le chemin, on redit son nom. Et l'époque où elle dessinait le sol avec ses sabots revient. Il prend à droite au bout. La forêt dégage. Le ciel dégage. L'herbe et le sol dégagent. Ainsi que les moutons qui crochetaient tranquilles là où il y avait des trous.
Tout dégage.
Apparaît la pierre, mal maquillée et épaisse, et gorgée de son nom grave, et comme une pluie drue, méchante, s'imposant au rythme infernal du jet, c'est une demeure qui se voit alors. Et juste devant, une femme. Il reste désormais quelques pas. Il les fait. Les mains, chaque main, dans chaque poche, près des cuisses, où le tissu rassure. Elle est debout, comme toujours debout. Quand il vient, il cherche le souffle délicat. Elle penche la nuque, il prend la nuque. Elle penche la hanche, il prend la hanche. Il met sa paume à plat comme on attend les gouttes et les larmes. Elle met la plante de son pied, prend appui, il a son pied dans sa paume. Après c'est la mâchoire qu'il porte. Quand la femme se lève et s'étend en équilibre sur la main, c'est la mâchoire qu'il accompagne car c'est de là que viennent orages et orgasmes, ça se sait. Il la porte à bout de bras et elle est plus lourde qu'avant.
L'hiver ne passe pas sans rien dire, c'est faux. Sans traces profondes, sans poids qui s'ajoute. Et lui, devenu cathédrale de gestes empilés sur la pointe, lui aussi se fait grue maintenant, la saisit, la hisse. Tout dégagé le ciel, la saison, l'herbe, les arbres et les moutons qui crochetaient. Cette femme se hisse au rang des lueurs et tout autour comme un collier d'air qui n'appartient, ni ne tient, ni n'oublie les mains avec lesquelles il était venu."

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