Ce matin, sans raison précise, je me rappelle ce courrier de Gustave Flaubert à son ami Louis Bouilhet le 30 septembre 1855. A cette date, Flaubert est toujours empétré dans l'écriture de sa Bovary. Ici, il essaie de donner des conseils à son ami, également écrivain.
"Croisset, dimanche, 3 heures [30 septembre 1855].
Causons un peu, mon pauvre vieux. La pluie tombe à torrents, l'air est lourd, les arbres mouillés et déjà jaunes sentent le cadavre. Voilà deux jours que je ne fais que penser à toi et ta désolation ne me sort pas de la tête.
Je me permettrai d'abord de te dire (contrairement à ton opinion) que si jamais j'avais douté de toi, je n'en douterais plus aujourd'hui ; les obstacles que tu rencontres me confirment dans mes idées. Toutes les portes s'ouvriraient si tu étais un homme médiocre. Au lieu d'un drame en cinq actes, à grands effets et à style corsé, présente une comédie "Pompadour, agent de change", et tu verras quelles facilités, quels sourires, quelles complaisances pour l'oeuvre et l'auteur ! Ne sais-tu donc pas que dans ce charmant pays de France on exècre l'originalité ? Nous vivons dans un monde où l'on s'habille de vêtements tout confectionnés. Donc, tant pis pour vous si vous êtes trop grand ; il y a une certaine mesure commune, vous resterez nu. Ouvre l'histoire et si la tienne (ton histoire) n'est pas celle de tous les gens de génie, je consens à être écartelé vif. On ne reconnaît le talent que quand il vous passe sur le ventre et il faut des milliers d'obus pour faire son trou dans la Fortune. J'en appelle à ton orgueil, remets-toi en tête ce que tu as fait, ce que tu rêves, ce que tu peux faire, ce que tu feras, et relève-toi, nom d'un nom, considère-toi avec plus de respect ! et ne me manque pas d'égards, dans ton for intérieur, en doutant d'une intelligence qui n'est pas discutable.
(...)
Mais nous, nous ne profitons de rien. Nous sommes seuls. Seuls, comme le Bédouin dans le désert. Il faut nous couvrir la figure, pour serrer dans nos manteaux et donner tête baissée dans l'ouragan – et toujours, incessamment – jusqu'à notre dernière goutte d'eau, jusqu'à la dernière palpitation de notre coeur. Quand nous mourrons, nous aurons cette consolation d'avoir fait du chemin, et d'avoir navigué dans le Grand.
Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m'étouffent. Il me monte de la m... À la bouche comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir ; j'en veux faire une pâte dont je barbouillerai le dix-neuvième siècle, comme on dore de bouse de vache les pagodes indiennes, et qui sait ? cela durera peut-être ? Il ne faut qu'un rayon de soleil ! l'inspiration d'un moment, la chance d'un sujet !
Allons, Philippe, éveille-toi ! De par l’Odyssée, de par Shakespeare et Rabelais, je te rappelle à l'ordre, c'est-à-dire à la conviction de ta valeur. Allons, mon pauvre vieux, mon roquentin, mon seul confident, mon seul ami, mon seul déversoir, reprends courage, aime-nous mieux que cela. Tâche de traiter les hommes et la vie avec la maestria (style parisien) que tu as en traitant les idées et les phrases.
La Bovary va pianissimo. Tu devrais bien me dire quelle espèce "de monstre" il faut mettre dans la côte du Bois-Guillaume. Faut-il que mon homme ait une dartre au visage, des yeux rouges, une bosse, un nez de moins ? Que ce soit un idiot ou un bancal ? Je suis très perplexe. Diable de père Hugo avec ses culs-de-jatte qui ressemblent à des limaces dans la pluie ! C'est embêtant !
Adieu, écris-moi tous les jours, si tu es triste. Je te répondrai. Donne-toi bien vite, pendant que tu y es, une bosse de désespoir et puis finis-en. Sors-en. Remonte sur ton dada et mène-le à grands coups d'éperon. "Les grandes entreprises réussissent rarement du premier coup." (Oeuvres de Napoléon III. )
Je t'embrasse de toute mon amitié et de toute ma littérature ; à toi, à toi."
La correspondance de Flaubert est disponible en accès libre sur le site de l'
Université de Caen.