"Et le monde, changeait-il ? Non. L'image hivernale peut venir recouvrir le monde estival ; de l'hiver on peut passer au printemps ; mais le visage de la terre est resté le même. Il met et quitte des masques, il fronce et défronce son grand beau front, il sourit ou se fâche, mais il reste toujours le même. Il aime le fard, il se peint tantôt en couleurs vives, tantôt mates, tantôt il rougeoie, tantôt il est pâle ; il n'est jamais tout à fait le même, il change toujours un peu et pourtant il reste toujours identique, dans la vie et l'inquiétude. De ses yeux il fulgure des éclairs et de sa voix puissante il tonne le tonnerre, il pleure la pluie en cataractes et fait flotter sur ses lèvres le sourire de la neige propre et scintillante, mais dans les traits et les lignes de ce visage il n'y a que des traces infimes de changement. Parfois seulement, le frisson d'un tremblement de terre, une grêle, une inondation ou une éruption volcanique parcourt sa surface tranquille, ou bien il frémit et vibre intérieurement de quelques sensations et pulsations cosmiques ou telluriques ; mais il reste le même. Les régions restent les mêmes, certes les panoramas des villes s'étendent et s'arrondissent ; mais s'envoler à la recherche d'un autre lieu, d'une heure à l'autre, les villes ne le peuvent pas non plus. Fleuves et rivières coulent selon le même cours depuis des millénaires ; ils peuvent s'ensabler, mais ils ne sauraient se précipiter soudain par-dessus leurs lits pour s'élancer dans l'air léger et ouvert. L'eau est contrainte de frayer son chemin par des canaux et des cavernes. Couler et creuser est sa loi antique. Et les lacs s'étendent là où ils s'étendent depuis très, très longtemps. Ils ne bondissent pas vers le soleil et ne jouent pas à la balle comme des enfants. Quelquefois ils se rebellent et font s'entrechoquer avec des sifflements de colère leurs flots et leurs vagues, mais ils ne se transforment pas du matin au soir en nuages, ni du soir au matin en chevaux sauvages. Tout sur terre et dans la terre obéit à de belles lois strictes, comme les hommes.
Donc, c'était désormais l'hiver autour de la maison Tobler."
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Extrait de WALSER, Robert, Le commis, 1908, (traduit de l'allemand par Bernard Lortholary, 1985, Gallimard, pp. 171-172).
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