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mardi 27 mai 2014

Une politique de fourmis


Extrait (pp. 119-120) de La discrétion. Ou l'art de disparaître de Pierre Zaoui (Autrement, 2013) :

"(...) les deux principes fondamentaux de ce qu'on peut appeler une "politique de la discrétion".
Le premier consiste à accepter une dissymétrie radicale de la vie politique moderne entre d'un côté une macropolitique indiscrète qui doit préserver à tout prix les formes de transparence démocratique et l'accès de chacun à la visibilité pour éviter la terreur atroce des pouvoirs discrétionnaires, et de l'autre côté une micropolitique discrète promouvant les formes d'anonymat, les zones d'indiscernabilité, les devenirs imperceptibles, les espaces lisses comme diraient Deleuze et Guattari. En ce sens, il s'agit d'abord de subvertir le rêve grec ou révolutionnaire d'une omnivisibilité de tous sur l'agora ouverte du village ou du monde devenu village global. Une société vivante et démocratique est une société où chacun peut devenir visible, être reconnu dans ses droits et sa dignité, et où chacun doit se garder régulièrement de l'être pour laisser un peu de place aux autres et au monde. Et il s'agit ensuite de subvertir la distinction bourgeoise entre vie privée et vie publique, tant l'expérience de la discrétion n'est justement pas une expérience privée, elle se déploie au milieu des autres - dans la rue, dans la foule, dans les manifestations publiques -, tandis que la vie publique de son côté ne doit pas être étrangère à certaines formes de discrétion, contre l'étalage un peu répugnant de son intimité ou en obligeant idéalement ceux qui s'y montrent et y participent à s'en retirer régulièrement.
Le second principe fondamental d'une politique de la discrétion consiste à renoncer complètement à la conclusion pratique de la La Société du spectacle de Debord, à savoir : attendre. Au contraire, les âmes discrètes n'attendent jamais, retirées dans la contemplation désolée du devenir du monde. Elles s'affairent sans cesse, au milieu et auprès des choses et des êtres, telle la Marthe de Maître Eckhart. Ce qui politiquement signifie ceci : il ne faut jamais attendre pour agir, ni le moment opportun, ni la présence des projecteurs, ni l'apparition d'un mouvement ou d'un évènement salvateurs. Parce que la discrétion ne dépend pas de l'apparition des êtres et des choses, mais la conditionne. C'est sa puissance et sa modestie. Une politique de fourmis."