Au sein de la Compagnie F de l'US Marine Corps, William March (ci-dessus, 1893-1954) s'est battu avec les troupes américaines lors de la Première Guerre Mondiale. De cette expérience fondatrice, il a tiré un livre unique, composé de cent treize textes courts, correspondant chacun à une scène issue de la vie de cent treize soldats de la Compagnie K (Company K, traduite de l'américain par Stéphanie Levet, Gallmeister, 2013). La succession de ces brefs récits est chronologique : de l'engagement au retour, parfois jusqu'au souvenir bien plus tardif, en passant évidemment par les tranchées et les combats sur le front. Si l'auteur a inventé ces multiples vies d'anonymes, il s'est évidemment inspiré de son vécu et de celui de ses camarades. Outre par sa prose sèche, efficace et dénuée de lyrisme, le livre vaut par le nombre de points de vue qu'il expose, parfois en les confrontant. Ce sont tour-à-tour l'amoureux, le poète, le fils, mais aussi le cynique, le lâche, l'assassin qui s'expriment, dissemblables mais unis par la boue de Verdun. Ci-dessous, un de ces cent treize textes :
"Soldat Sylvester Wendell
Comme le capitaine Matlock recevait un grand nombre de lettres des parents d'hommes tombés au combat, il a décidé, pour chaque homme mort, d'écrire au membre de sa famille le plus proche, ainsi qu'indiqué dans son livret militaire, et m'a confié la tâche de rassembler pour chacun les faits qui me permettraient de rédiger la lettre de condoléances appropriée.
Assis dans le bureau de la compagnie, j'écrivais donc mes lettres pendant que Steve Waller, l'ordonnance, remplissait son registre de solde. J'attribuais à chaque homme une mort glorieuse, romantique, et des dernières paroles de circonstance, mais après la trentième lettre à peu près, les mensonges que je racontais ont commencé à me donner la nausée. J'ai décidé de dire la vérité dans une des lettres au moins, et voici ce que j'ai écrit :
Chère Madame,
Votre fils Francis est mort au bois de Belleau pour rien. Vous serez contente d'apprendre qu'au moment de sa mort, il grouillait de vermine et était affaibli par la diarrhée. Ses pieds avaient enflé et pourri, ils puaient. Il vivait comme un animal qui a peur, rongé par le froid et la faim. Puis, le 6 juin, une bille de shrapnel l'a frappé et il est mort lentement dans des souffrances atroces. Vous ne croirez jamais qu'il a pu vivre encore trois heures, mais c'est pourtant ce qu'il a fait. Il a vécu trois heures entières à hurler et jurer tour à tour. Vous comprenez, il n'avait rien à quoi se raccrocher : depuis longtemps il avait compris que toutes ces choses auxquelles vous, sa mère, lui aviez appris à croire sous les mots honneur, courage et patriotisme, n'étaient que des mensonges...
J'ai lu cette partie de la lettre à Steve Waller. Il a écouté jusqu'à ce que j'aie fini, son visage n'exprimait rien. Puis il s'est étiré une ou deux fois.
- Allons voir au cantonnement si on arrive à convaincre la vieille de nous faire une petite douzaine d'oeufs au plat, il a dit.
Je me taisais. Je restais assis devant ma machine à écrire.
- Ces mangeurs de grenouilles, ils battent le monde entier pour les œufs au plat, il a continué... Va savoir comment ils font mais, pour la cuisine, ils sont champions.
Je me suis levé alors et je me suis mis à rire, et j'ai déchiré la lettre que j'avais écrite.
- D'accord, Steve, j'ai dit. D'acord, je te suis !"