Le Tripode a eu l'excellente idée de rééditer L'ancêtre, un roman de l'Argentin Juan José Saer. A travers ce texte étourdissant de poésie et débordant de sauvagerie contenue, l'auteur conte la dérive exotique et sombre d'un jeune mousse du début du 16e siècle perdu au pays des anthropophages. De bien tristes tropiques l'attendent, terribles au point que le monde ne sera plus jamais le même. On en livre ici les premières phrases traduites par Laure Bataillon :
"De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus
d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions,
sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si,
maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les
villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le
ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l'air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d'un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l'incandescence interne.
Ma condition orpheline me poussa vers les ports. L'odeur de la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d'épices et l'amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m'éduquer et m'aida à grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de mère. Garçon de courses pour putains et matelots, portefaix, dormant de temps en temps sous le toit de quelque parent mais, la plupart du temps, sur les sacs des entrepôts, je m'en fus, laissant peu à peu, derrière moi, l'enfance, jusqu’au jour où l'une des putains paya mes services d'un accouplement gratuit - le premier en l'occurrence - et où un matelot, au retour d'une commission, récompensa mon zèle d'un verre d'alcool ; ce fut ainsi que je devins, comme on dit, un homme."