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lundi 29 septembre 2014

Vers les cimes (45)


Le Tripode a eu l'excellente idée de rééditer L'ancêtre, un roman de l'Argentin Juan José Saer. A travers ce texte étourdissant de poésie et débordant de sauvagerie contenue, l'auteur conte la dérive exotique et sombre d'un jeune mousse du début du 16e siècle perdu au pays des anthropophages. De bien tristes tropiques l'attendent, terribles au point que le monde ne sera plus jamais le même. On en livre ici les premières phrases traduites par Laure Bataillon :

"De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l'air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d'un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l'incandescence interne.
Ma condition orpheline me poussa vers les ports. L'odeur de la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d'épices et l'amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m'éduquer et m'aida à grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de mère. Garçon de courses pour putains et matelots, portefaix, dormant de temps en temps sous le toit de quelque parent mais, la plupart du temps, sur les sacs des entrepôts, je m'en fus, laissant peu à peu, derrière moi, l'enfance, jusqu’au jour où l'une des putains paya mes services d'un accouplement gratuit - le premier en l'occurrence - et où un matelot, au retour d'une commission, récompensa mon zèle d'un verre d'alcool ; ce fut ainsi que je devins, comme on dit, un homme."

lundi 23 juin 2014

Les sans-noms (6)

Cheveux 1964 (detail). Courtesy Rüdiger Schöttle/ Estate of Běla Kolářová

En 1865, on découvre non loin de Hyères dans le Var, au milieu de la forêt de pins, un homme sauvage, prénommé Laurent. L'individu vit depuis plusieurs mois en ermite dans les forêts de la région, se nourrissant des produits de la nature. A l'invitation de l'Académie de médecine, le professeur Cerise se rend sur place pour visiter le "Sauvage du Var", "un homme de taille moyenne, bien conformé. Il est couvert pour tout vêtement d'un caleçon de toile de coton descendant au bas de la cuisse. (...) Sa barbe et ses cheveux sont extrêmement abondants, ont de 60 à 70 centimètres de long..." Les visiteurs photographient le personnage et le médecin l'interroge sur le sens de cette existence hors du monde et au plus près de la nature. Le "sauvage" répond avec plaisir aux questions de son visiteur et ne manque pas de lui montrer la manière dont il vit. Et le professeur d'aller à Paris lire son rapport devant l'Académie. Ce rapport, monument de narration scientifique, rapporte surtout un dialogue insolite (...).
"Il chargea sur ses épaules un sac de toile qu'il emporta avec lui.
- Qu'emportez-vous donc ainsi ?
- Ce sont mes cheveux et ma barbe que je ramasse chaque mois depuis six ans.
- Mais dans quel but ?
- Pour m'en faire un vêtement.
- Voulez-vous nous le montrer ?
Il ouvrit son sac et nous montra une masse de cheveux au moins du volume de sa tête ; plus quatre énormes pelotons de cheveux très habilement filés ; plus un filon de baleine de 70 centimètres de longueur, autour duquel un nombre considérable de mèches étaient attachées, toutes numérotées et étiquetées comme objet le plus précieux qu'il eut à conserver.
- Qu'est ce que cela, lui demandons-nous ?
- C'est ma barbe de tous les mois ; tenez celle du mois de janvier.
Il prit l'une de ces mèches, l'enleva du rouleau, détacha un papier qui l'enveloppait, et me présenta à lire ce qu'il y avait écrit. Je copiai de ma main l'inscription ; je lui demandai d'accepter la mienne en échange de la sienne, à titre de souvenir de lui. Il y consentit :
"en date de 1865, moi,
Laurent L. age de trante 9 an
Lare colete de mon core du moi janvier
entre barbe et cheveu recoleté le 30 janvier"
Chaque petit rouleau avait son étiquette ; le soin avec lequel les poils de sa barbe avaient été chaque mois réunis racine à racine, témoignait assez de l'importance de l'objet. (...)
- C'est aussi la récolte de mon corps, nous dit-il."

Extrait de Philippe Artières, Le ruban noué de la liasse. Pratiques d'archivage et esthétique de l'existence dans le Catalogue de l'exposition Habiter poétiquement le monde, Lille, 2010, pp. 99-102.

vendredi 14 février 2014

Mnémotourisme (27)


Où il est question du sauvage, de la révolte liée à l'usage des bois et de la mise en scène "de rites de reconquête des périmètres forestiers désormais défendus". Où on ne peut s'empêcher de penser à certaines zones à défendre bien contemporaines... L'extrait est issu de la très bonne synthèse de Martine Chalvet, Une histoire de la forêt, Seuil, 2011, pp. 196-198 (pour les notes de bas de page, voir le livre).

"Pour les gens du bois comme pour ceux du finage, la forêt représentait donc le "sauvage", un monde de liberté échappant à l'univers de la ville et aux règles du social, "un espace de nature contre celui de la Société structurée". Les mythes médiévaux d'un âge d'or lointain de libre et total accès aux bois n'étaient pas morts. Face aux nouvelles entraves financières ou juridiques, ils ressortaient avec plus de force encore. Comme au Moyen Âge, les villageois se battaient pour le respect des anciennes libertés et des traditions locales.
Fermer l'accès aux bois, c'était faire renaître l'immense traumatisme du monde rural interdit de chasse et de futaie depuis le Moyen Âge. L'exclusion des "forêts" réactivait donc les profonds clivages sociaux qui avaient séparé les roturiers des nobles dans les usages du bois. Cette éviction renforçait, une fois encore, les constructions identitaires mais aussi les différentes échelles de cohésion du groupe, du village ou de la région contre l'intrusion d'un ordre nouveau et étranger. Lutter contre les gardes et la restriction des usages était aussi une question de fierté, de conscience de soi et d'affirmation de sa liberté. (...)
Jusqu'à la fin du XIXe siècle, le mécontentement des ruraux pouvait exploser en poussée de colère. Furieux d'une saisie, d'un bornage, d'un cantonnement "inéquitable", d'une réduction des affouages, on renversait les haies et on comblait les fossés, on insultait, pis, on rouait de coups un garde, on incendiait ou on pillait un bois. Ces contestations pouvaient aussi prendre une tournure plus agressive et se transformer en véritables jacqueries. Les XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles furent émaillés de révoltes de paysans, de bûcherons, de scieurs, de fendeurs, de charbonniers et de manouvriers, protestations violentes contre le nouvel encadrement des bois. 
Les plus connues - la guerre des Demoiselles en Franche-Comté en 1765 ou la guerre des Demoiselles contre le Code forestier en Ariège (1829-1831) - se déroulèrent selon un même scénario. Les rebelles malmenaient les symboles de l'autorité pour bien montrer leur rejet d'un ordre étranger ou dominant. Ils s'en prenaient aux gardes, aux textes législatifs et mettaient en scène des rites de reconquête des périmètres forestiers désormais défendus. Ces manifestations se faisaient souvent sur un mode parodique avec des logiques d'inversion reprenant les rituels du carnaval. Affublés de longues chemises de femme ou le visage barbouillé de suie, les paysans et les coureurs des bois francs-comtois et ariégeois attaquaient les représentants de la loi puis disparaissaient en se repliant dans la forêt. Ces harcèlements de l'autorité s'inscrivaient plus dans une logique de défi que de véritable violence. Loin de chercher à renverser un régime ou un système politique, les insurgés voulaient simplement faire triompher la coutume et les pratiques traditionnelles d'une communauté villageoise ou d'une région face au droit écrit, à l'administration centralisée et au pouvoir national. En quelque sorte, ils souhaitaient rétablir une solidarité sociale et un passé idéalisés, un ordre soi-disant immuable des choses. Dépourvus de toute velléité révolutionnaire, ces mouvements n'en restaient pas moins préoccupants et comme tels étaient matés dans le sang."

dimanche 4 novembre 2012

La tâche d'en dominer le déferlement sur la terre






Ce samedi, nous sommes allés écouter un concert de sonneries de trompes de chasse "en présence de la clé de saint Hubert", exposée à l'occasion de la fête du patron des chasseurs. Pour l'occasion, on livre un extrait du passionnant Sang noir. Chasse, forêt et mythe de l'homme sauvage en Europe de l'ethnologue Bertrand Hell (réédité cette année chez L’œil d'Or). On espère que ce concert en forme de remède prophylactique nous préservera d'éventuelles fureurs noires à venir...

"Au IXe siècle, à l'époque où s'établit le pèlerinage de saint Hubert, l’évêque de Reims, Hincmar, lance un appel véhément : "Il faut rechercher ardemment l'aide des saints qui règnent sur la terre par des miracles ; vers leurs tombeaux les malades viennent et sont guéris, les paysans accourent et cessent d'être la proie du diable, les possédés du démon s'y hâtent et sont délivrés". Cette exhortation sera très largement entendue, et de longues colonnes de pèlerins vont affluer de manière quasi ininterrompue jusqu'à nos jours, vers le sanctuaire des Ardennes. Affluence certes, mais point de recours fortuits. Le culte des saints mis en place durant le Moyen Âge est un système thérapeutique, dans lequel les puissances thaumaturges respectives des saints guérisseurs se complètent. A chaque saint est dévolu un champ spécifique de guérison-délivrance : saint Roch et la peste, saint Antoine et l'érysipèle, saint Acaire et le mal des acariâtres, etc. ; à chaque dévotion, qui comprend des éléments spécifiques tels le rituel ou la légende hagiographique, incombe la fonction de rendre cette spécificité lisible à tous. Voilà pourquoi, en prenant simplement comme exemple le pays ardennais, les possédés souffrant de deux affections psychopathologiques apparemment identiques ne vont pas implorer le même saint. Les hommes livrés au mal de saint Guy (convulsions liées à la chorée) se rendent à Echternach, au Luxembourg, auprès de saint Willibrod, un moine anglais contemporain de saint Hubert. Là, ils trouvent la guérison grâce à un rite célèbre, la procession dansante autour du tombeau (les dévots font trois sauts en avant suivis de deux sauts en arrière). En revanche, les enragés, les frappés du haut mal et tous ceux qu'étreint une fureur noire se placent sous la protection de saint Hubert. Dans le réseau des saints guérisseurs, saint Hubert occupe une place particulière, liée à sa capacité de maîtriser les débordements les plus noirs. Mais, outre la métamorphose animale des possédés, sous quelle autre forme ces forces sauvages associées au sang noir se manifestent-elles au regard de l'Eglise ? Le clerc appelé à la barre du tribunal bordelais au début du XVIIe siècle nous apporte la réponse : "En nostre âge, de récente mémoire, on a vu des apparitions nocturnes de chasseurs criants comme vrais chasseurs et entendu des bruits de cornets, de chiens, de chevaux, de lumières qui ne sont autres que démons" (Procez criminel contre Jean Grenier). Ces chasseurs démoniaques viennent de l'au-delà, et à saint Hubert seul incombe la redoutable tâche d'en dominer le déferlement sur la terre."

samedi 28 avril 2012

Les Sauvages

Habergeiss, Tauplitz, Autriche

Trase de cuerdas, Zarramacadas de Mecerreyes, Espagne

Sauvage, Le Noirmont, Suisse

Babugeri, Bansko, Bulgarie

Colonganos, Austis, Sardaigne, Italie

Perchten, Werfen, Autriche

Chriapa, Ruzomberok, Slovaquie

Tschäggättä, Lötschental, Suisse


La lecture et la contemplation de l'incroyable Wilder Mann ou la figure du sauvage (Thames & Hudson, 2012) donne envie de répondre à l'appel de la forêt, d'aller faire résonner des cloches dans des pâturages perdus. Pour cet ouvrage, le photographe Charles Fréger a visité de nombreuses contrées européennes où se perpétue la tradition carnavalesque de l'"homme sauvage", convoqué pour la régénération de la nature au printemps, pour "le jugement, la mise à mort ou les funérailles qui sont supposés marquer un point final à l'année écoulée", lors de labours rituels, de mariages... Plus de 200 photographies sont expliquées en fin d'ouvrage, par exemple comme ci-dessous, pour l'homme suisse déguisé de branches de sapin. 
"Le Noirmont, canton du Jura, Suisse
Dernière lune avant les Jours Gras
A l'occasion de la pleine lune qui précède les Jours Gras, les Sauvages sortent de la forêt et traversent les pâturages avant d'arriver au village, sur un fond sonore composé de bruits de cloches, de claquements de fouets et de leurs cris caractéristiques, "hoy, hoy !". Sur leur parcours, ils noircissent le visage de toutes les personnes qu'ils rencontrent, leurs victimes préférées étant les jeunes filles. Celles-ci essaient de deviner qui se cache sous leur costume. Lorsqu'elles croient avoir identifié un Sauvage, elles crient : "Connu !". Les poursuites sont alors lancées. Si les Sauvages attrapent une des demoiselles, ils lui noircissent d'abord le visage au cirage et la portent ensuite jusqu'à la fontaine où elle est jetée à l'eau."