Lors de ma présentation du field recording à des enfants hier fin de journée, j'ai diffusé plusieurs extraits de chants de cigales. Après coup, j'ai eu envie d'aller me plonger dans les Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre (1823-1915), grand entomologiste français, également précurseur de l'éthologie. Ses nombreux textes sur les insectes (repris dans deux volumes édités dans la collection Bouquins), s'ils ne sont plus toujours d'actualité au point de vue scientifique, n'en présentent pas moins une manière d'écrire sur le monde animal qui ferait pâlir nombre de romanciers. Victor Hugo l'avait d'ailleurs surnommé "l'Homère des insectes"...
Ci-dessous, on trouvera un extrait à propos du chant des cigales. L'entièreté du texte (et bien d'autres) est lisible ici. On y apprend notamment comment faire chanter une cigale morte (dans le passage souligné en gras), ce qui est bien le moins avec l'été qui vient.
"De son propre aveu, Réaumur n'a jamais entendu chanter la Cigale ; il n'en a
jamais vu de vivante. L'insecte lui arrivait des environs d'Avignon dans de
l'eau-de-vie chargée de sucre. En ces conditions, suffisantes pour
l'anatomiste, pouvait se donner une exacte description de l'organe sonore.
Le maître n'y a pas manqué : son oeil clairvoyant a très bien démêlé la
structure de l'étrange boîte à musique, si bien que son étude est devenue la
source où puise quiconque veut dire quelques mots sur le chant de la Cigale.
Après lui la moisson est faite ; restent seuls à glaner quelques épis dont
le disciple espère faire une gerbe. J'ai à l'excès ce qui manquait à Réaumur
: j'entends bruire plus que je ne le désirerais l'étourdissant symphoniste ;
aussi obtiendrai-je peut-être quelques vues nouvelles en un sujet qui semble
épuisé. Reprenons donc la question du chant de la Cigale, ne répétant des
données acquises que le nécessaire à la clarté de mon exposition.
Dans mon voisinage, je peux faire récolte de cinq espèces de Cigales, à
savoir : Cicada plebeia Lin. ; Cicada orni Linn. ; Cicada hermatodes
Lin. ; Cicada atra Oliv. ; et Cicada pymoea Oliv. Les deux premières
sont extrêmement communes ; les trois autres sont des raretés, à peine
connues de gens de la campagne. La Cigale commune est la plus grosse des
cinq, la plus populaire et celle dont l'appareil sonore est habituellement
décrit.
Sous la poitrine du mâle, immédiatement en arrière des pattes postérieures,
sont deux amples plaques semi-circulaires, chevauchant un peu l'une sur
l'autre, celle de droite sur celle de gauche. Ce sont les volets, les
couvercles, les étouffoirs, enfin les opercules du bruyant appareil. Soulevons-les. Alors s'ouvrent, l'une à droite, l'autre à gauche, deux
spacieuses cavités connues en Provence sous le nom de chapelle ( li capello ). Leur ensemble forme l'église (la glèiso).
Elles sont limitées en avant par une membrane d'un jaune crème, fine et
molle ; en arrière par une pellicule aride, irisée ainsi qu'une bulle
de savon et
dénommée miroir en provençal (mirau).
L'église, les miroirs, les couvercles sont vulgairement considérés comme les
organes producteurs du son. D'un chanteur qui manque de souffle, on dit
qu'il a les miroirs crevés (a li mirau creba).
Le langage imagé le dit aussi du poète sans inspiration. L'acoustique
dément la croyance populaire. On peut crever les miroirs, enlever les
opercules d'un coup de ciseaux,
dilacérer la membrane jaune antérieure, et ces mutilations n'abolissent
pas
le chant de la Cigale ; elles l'altèrent simplement, l'affaiblissent un
peu.
Les chapelles sont des appareils de résonance. Elles ne produisent pas
le
son, elles le renforcent par les vibrations de leurs membranes d'avant
et
d'arrière ; elles le modifient par leurs volets plus ou moins
entr'ouverts.
Le véritable organe sonore est ailleurs et assez difficile à trouver pour un
novice. Sur le flanc externe de l'une et de l'autre chapelle, à l'arête de
jonction du ventre et du dos, bâille une boutonnière délimitée par des
parois cornées et masquée par l'opercule rabattu. Donnons-lui le nom de
fenêtre. Cette ouverture donne accès dans une cavité ou chambre sonore
plus profonde que la chapelle voisine, mais d'ampleur bien moindre.
Immédiatement en arrière du point d'attache des ailes postérieures se voit
une légère protubérance, à peu près ovalaire, qui, par sa coloration d'un
noir mat, se distingue des téguments voisins, à duvet argenté. Cette
protubérance est la paroi extérieure de la chambre sonore.
Pratiquons-y large brèche. Alors apparaît à découvert l'appareil producteur
du son, la cymbale. C'est une petite membrane aride, blanche, de forme
ovalaire, convexe au dehors, parcourue d'un bout à l'autre de son grand
diamètre par un faisceau de trois ou quatre nervures brunes, qui lui donnent
du ressort, et fixée en tout son pourtour dans un encadrement rigide.
Imaginons que cette écaille bombée se déforme, tiraillée à l'intérieur, se
déprime un peu, puis rapidement revienne à sa convexité première par le fait
de ses élastiques nervures. Un cliquetis résultera de ce va-et-vient.
Il y a une vingtaine d'années, la capitale s'était éprise d'un stupide jouet
appelé criquet ou cri-cri, si je ne me trompe. C'était une courte lame
d'acier fixée d'un bout sur une base métallique. Pressée et déformée du
pouce, puis abandonnée à elle-même, tour à tour, ladite lame, à défaut
d'autre mérite, avait un cliquetis fort agaçant : il n'en faut pas davantage
pour captiver les suffrages populaires. Le criquet eut ses jours de gloire.
L'oubli en a fait justice, et de façon si radicale que je crains de ne pas
être compris en rappelant le célèbre engin.
La cymbale membraneuse et le criquet d'acier sont des instruments analogues.
L'un et l'autre bruissent par la déformation d'une lame élastique et le
retour à l'état primitif. Le criquet se déforme par la pression du pouce.
Comment se modifie la convexité des cymbales ? Revenons à l'église, et
crevons le rideau jaune qui délimite en avant chaque chapelle. Deux gros
piliers musculaires se montrent, d'un orangé pâle, associés en forme de V,
dont la pointe repose sur la ligne médiane de l'insecte, à la face
inférieure. Chacun de ces piliers charnus se termine brusquement en haut,
comme tronqué, et de la troncature s'élève un court et mince cordon qui va
se rattacher latéralement à la cymbale correspondante.
Tout le mécanisme est là, non moins simple que celui du criquet métallique.
Les deux colonnes musculaires se contractent et se relâchent, se
raccourcissent et s'allongent. Au moyen du lien terminal, elles tiraillent
donc chacune sa cymbale, la dépriment et aussitôt l'abandonnent à son propre
ressort. Ainsi vibrent les deux écailles sonores.
Veut-on se convaincre de l'efficacité de ce mécanisme ? Veut-on faire
chanter une Cigale morte, mais encore fraîche ? Rien de plus simple.
Saisissons avec des pinces l'une des colonnes musculaires et tirons par
secousses ménagées. Le cri-cri mort ressuscite ; à chaque secousse bruit le
cliquetis de la cymbale. C'est très maigre, il est vrai, dépourvu de cette
ampleur que le virtuose vivant obtient au moyen de ses chambres de résonance
; l'élément fondamental de la chanson n'en est pas moins obtenu par cet
artifice d'anatomiste.
Veut-on, au contraire, rendre muette une Cigale vivante, obstinée mélomane
qui, saisie, tourmentée entre les doigts, déplore son infortune aussi
loquacement que tantôt, sur l'arbre, elle célébrait ses joies ? Inutile de
lui violenter les chapelles, de lui crever les miroirs : l'atroce mutilation
ne la modérerait pas. Mais, par la boutonnière latérale que nous avons
nommée fenêtre, introduisons une épingle et atteignons la cymbale au fond de
la chambre sonore. Un petit coup de rien, et se tait la cymbale trouée.
Pareille opération sur l'autre flanc achève de rendre aphone l'insecte,
vigoureux d'ailleurs comme avant, sans blessure sensible. Qui n'est pas au
courant de l'affaire reste émerveillé devant le résultat de mon coup
d'épingle, lorsque la ruine des miroirs et autres dépendances de l'église
n'amène pas le silence. Une subtile piqûre, de gravité négligeable, produit
ce que ne donnerait pas l'éventrement de la bête."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire