Dans un passionnant entretien accordé à la revue Vacarme en 2002 (lisible ici), le grand historien italien Carlo Ginzburg discute notamment de la notion complexe de "distance" (voir notamment les neuf essais rassemblés dans le recueil A distance, Gallimard, 2001). Et à le lire (voir extrait ci-dessous), on se demande si le mnémotourisme aurait le cœur sec, et si oui, en quoi cela poserait un problème ?
"Cette tension entre la tentation de l’identification et la
méfiance vis-à-vis de cette tentation, entre la compréhension et la
distance, se retrouve dans ce dernier livre traduit en français, À
Distance. D’un côté, vous plaidez pour la prise de distance ; de
l’autre, vous mettez en garde contre une distance trop grande qui génère
de l’indifférence.
Cette tension n’est jamais résolue complètement. Je peux prendre
l’exemple du mandarin chinois, qui figure aussi dans À Distance. En
1994, Amnesty International m’a demandé de faire une conférence. Il se
trouve que je ne suis pas militant, que je ne l’ai jamais été, qu’il y a
quelque chose en moi qui se refuse à tout militantisme. C’est
d’ailleurs un côté que je n’aime vraiment pas chez moi. À la même
époque, mon ami Adriano Sofri était allé plusieurs fois à Sarajevo, en
plein pendant son odyssée judiciaire. Moi, je n’avais rien fait, et je
dois dire que j’en éprouvais un sentiment trouble de culpabilité. Je me
suis rappelé l’histoire du mandarin chinois. Balzac reprend un cas de
conscience formulé par Diderot et commenté par Chateaubriand : les
devoirs moraux s’affaiblissent avec la distance ; Rastignac peut
envisager de tuer un mandarin chinois par le seul fait de sa volonté,
sans bouger de Paris, à condition bien sûr que le mandarin lui reste
parfaitement inconnu.
Je me suis donc mis à réfléchir sur l’histoire et les variations de
ce motif du mandarin chinois : comment l’éloignement affecte nos
émotions, notre compassion, nos engagements ? Or l’éloignement peut-être
aussi éloignement dans le temps : quelle compassion éprouvons-nous pour
ceux dont nous sommes séparés par un grand intervalle de temps ?
Diderot a posé la question d’une façon très percutante en en faisant un
problème d’échelle : nous aurions moins de peine à tuer un homme s’il
nous apparaissait à distance, grand comme une fourmi. Et puisque nous
tuons des fourmis, pourquoi pas des hommes ? C’est une idée horrible et
déplaisante, mais je crois qu’au fond, penser, c’est toujours penser des
choses déplaisantes ; penser implique la possibilité de penser des
choses qui nous blessent."
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