"L'expérience de la marche décentre de soi et restaure le monde, inscrivant l'homme au sein de limites qui le rappellent à sa fragilité et sa force. Elle est une activité anthropologique par excellence car elle mobilise en permanence le souci pour l'homme de comprendre, de saisir sa place dans le tissu du monde, de s'interroger sur ce qui fonde le lien aux autres. Le marcheur est souvent documenté sur les lieux qu'il traverse, il observe à la manière d'un ethnologue dilettante les différences dans l'art du jardin, des fenêtres, l’architecture des maisons, la cuisine, l'accueil des habitants, les inflexions de la langue ou la conduite des chiens d'une région à l'autre. Il avance parmi la végétation comme parmi une forêt d'indices à la recherche des signes indiquant la présence des animaux, des plantes, des arbres. Il faut à Julien Gracq une connaissance aiguisée de la forêt pour comprendre la signification de la chute près de lui d'une pomme de pin. "Peu de promeneurs y prêteraient attention, mais dix ans de familiarité avec la pinède me font dresser l'oreille : une pomme de pin en sève ne choit pas d'elle-même, une pomme de pin sèche n'a pas cet impact alourdi." (Gracq, Carnets du grand chemin, 1992, p. 119) Une éraflure à la base le conforte dans son raisonnement, en cherchant avec patience il découvre le bout de queue ou le morceau de museau d'un écureuil à demi dissimulé. La marche est une bibliothèque sans fin qui décline chaque fois le roman des choses ordinaires placées sur le chemin et confronte à la mémoire des lieux, aux commémorations collectives dispensées par les plaques, les ruines, ou les monuments. La marche est une traversée des paysages et des mots."
Extrait de David Le Breton, Éloge de la marche, Métailié, 2000, pp. 63-64.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire