On a fort apprécié un excellent reportage écrit par Baptiste Morizot et intitulé Sur la piste du loup (paru dans le Philosophie Magazine du mois de septembre et lisible ici). Dans ce texte, le philosophe raconte comment il est parti dans les Cévennes en quête des traces de l'animal en compagnie d'Antoine Nochy, spécialiste du retour du loup en France. Il y est question, entre autres, de "chasse au réel", de "pièges à traces" ou encore d'"hétérophénoménologie". Concernant les problèmes bien connus occasionnés par la coexistence du loup et de l'homme au sein d'un même territoire, l'auteur élabore le personnage conceptuel du "diplomate-garou" censé favoriser une réelle cohabitation, voie médiane entre les partisans de la décimation (les éleveurs) et ceux de la sanctuarisation (les écologistes).
Ci-dessous, deux extraits de l'article, à lire dans l'idéal en entier.
(et pour les chaussures ci-dessus : oui, hélas...)
"Penser comme un loup
"Penser comme un loup
Aldo Leopold, dans son Almanach d’un comté des sables (1949), ouvrage pionnier de l’éthique de la terre, a formulé cette présence invisible : « Seul
l’indécrottable peut ignorer la présence des loups, ou le fait que les
montagnes ont une opinion personnelle à leur égard. » Vivant
l’époque de l’extermination du loup dans l’Ouest américain, il avait
saisi dans sa complexité écologique les effets de sa disparition : « Je
soupçonne à présent que, de même qu’une harde de cerfs vit dans une
peur mortelle du loup, la montagne vit dans une peur mortelle du cerf.
Et avec plus de raison, parce qu’un cerf mâle pris par les loups sera
remplacé en trois ans, mais un mont dénudé par les cerfs ne sera pas
remplacé avant des décennies. De même avec les vaches. Le vacher qui
débarrasse son pacage des loups ne se rend pas compte qu’il prend sur
lui le travail du loup qui consiste à équilibrer le troupeau en fonction
de cette montagne particulière. Il n’a pas appris à penser comme une
montagne. » C’est avec ces phrases en tête que nous parcourons les
crêtes, à la recherche de ce décentrement intérieur : une révolution
copernicienne, depuis un référentiel anthropocentré, jusqu’à une
expérience écocentrée.
Nous nous arrêtons pour déjeuner au creux
d’un col. À l’horizon s’accumulent des nuages d’orage. Nous avons croisé
des traces de canidés ; mais ce qu’on peut extrapoler de leur
trajectoire, de leur forme, de leur situation, n’est pas concluant.
Alors qu’on dévore une pintade en se léchant les doigts, Antoine
explique : « La meilleure définition du tracking, c’est ce
que dit Husserl sur le cube. Personne n’a jamais vu un cube en entier en
un regard : tu vois ses faces visibles, mais tu projettes les faces
cachées. Le problème est de faire exister ce que tu ne vois pas. Tu
n’arrives à faire exister ce loup que par ta connaissance de son espèce
et ton imagination de comment le vivant se débrouille sur un terrain
particulier. Tu dois essayer, de la manière la plus objectivable
possible, de faire exister les faces cachées des choses. C’est décisif
pour le loup : c’est un animal élusif et ubiquitaire. » Une grêle nous cueille dans les sous-bois, sans prévenir.
La nuit descend avec nous des montagnes : nous rentrons bredouilles à l’oustaou,
la maison fortifiée, rêvant des silhouettes de loup derrière chaque
buisson, chaque pensée. Prouver l’existence du loup semble ce soir aussi
ardu que prouver l’existence de Dieu. Mais le loup laisse quelques
empreintes."
"Nous arpentons la piste, cherchant les pièges naturels pour les
traces que sont les zones argileuses – au bout du regard, les crêtes
sont splendides, mais nous n’avons d’yeux que pour les flaques de boue.
Oui, nous chassons, mais pas le loup. Plutôt une Idée du loup, son
essence mobile et bigarrée : ses manières d’aller, de vouloir, de faire
territoire. Doug Smith, mentor d’Antoine et responsable de la
réintroduction du loup à Yellowstone, la décrit en trois mots, que
chaque être décline à sa façon : « social, travel and kill » (« socialiser, voyager et tuer »).
Mais
cette chasse à l’Idée laisse sa proie intacte. Ici, l’intuition de
Nietzsche concernant l’origine de la quête de connaissance devient
manifeste. Elle ne constitue pas une recherche abstraite et
désintéressée de savoir. Dans une perspective généalogique, la pensée
apparaît bien plutôt comme une continuation de la prédation : pister et
traquer les phénomènes. Mais c’est une continuation sublimée,
c’est-à-dire séparée de sa violence et de sa létalité initiales, ce qui
inverse son rapport à la proie. C’est une « chasse au réel » qui ne tue
pas, mais exalte la proie, la rehausse d’être connue de manière plus
complexe, plus subtile – plus vivante."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire