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"S'il y avait un cinéma politique moderne, ce serait sur la base : le peuple n'existe plus, ou pas encore... le peuple manque.
(...)
Ce constat d'un peuple qui manque n'est pas un renoncement au
cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il
se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut
que l'art, particulièrement l'art cinématographique, participe à
cette tâche : non pas s'adresser à un peuple supposé, déjà là,
mais contribuer à l'invention d'un peuple. Au moment où le maître,
le colonisateur proclament «il n'y a jamais eu de peuple ici», le
peuple qui manque est un devenir, il s'invente, dans les bidonvilles
et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions
de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer.
(...)
L'auteur de cinéma se trouve devant un peuple doublement
colonisé, du point de vue de la culture ; colonisé par des
histoires venues d'ailleurs, mais aussi par ses propres mythes
devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur.
L'auteur ne doit donc pas se faire l'ethnologue de son peuple, pas
plus qu'inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire
privée : car toute fiction personnelle, comme tout mythe impersonnel,
est du côté des "maîtres". (...) Il reste à l'auteur la possibilité de
se donner des
intercesseurs, c'est à dire de prendre des personnages réels et non
fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de " fictionner
" de " légender" de "fabuler". L'auteur
fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas
vers l'auteur : double devenir. La fabulation n'est pas un mythe
impersonnel, mais ce n'est pas non plus une fiction personnelle :
c'est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage
ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée
de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs.
(...)
Chez Jean Rouch, en Afrique, la transe des "Maîtres fous" se prolonge
dans un double devenir, par lequel les personnages réels deviennent un
autre en fabulant, mais aussi l'auteur lui-même, un autre, en se donnant
des personnages réels. On objecte que Jean Rouch peut difficilement
être considéré comme un auteur du tiers monde, mais personne n'a tant
fait pour fuir l'Occident, se fuir soi-même, rompre avec un cinéma
d'ethnologie, et dire "Moi un Noir", au moment où les Noirs
jouent des rôles de série américaine ou de Parisiens expérimentés.
L'acte de parole a plusieurs têtes, et, petit à petit, plante les
éléments d'un peuple à venir (...). En règle générale, le cinéma du
tiers-monde a cet objet : par la transe ou la crise, constituer un
agencement qui réunisse des parties réelles, pour leur faire produire
des énoncés collectifs comme la préfiguration du peuple qui manque."
Extraits de Cinéma 2. L'image-temps de Gilles Deleuze (Editions de Minuit, 1985, pp. 281-291).
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