lundi 9 mai 2011

Vers les cimes (8)

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"Mal aux yeux. Flaque violente du reflet de l'ampoule sur la toile cirée. Mais, dans l'assiette de bouillon, l'ampoule crue, grosse comme un œil d'hypnotiseur borgne, se reflète vraiment. Je ne vois plus qu'elle.
Lanterne de porte au fond des eaux, soleil au fond des puits.
A chaque cuillerée, je parviens à voler cette lumière dansante, à la porter à mes lèvres sans la quitter des yeux. Je la gobe.
Enfin je l'avale. En fixant cette fois la vraie ampoule au-dessus de la table.
Je la sens passer la glotte, chatouiller et chauffer la luette, puis descendre en brûlant la tuyauterie interne.
Je déglutis avec précaution. De peur que ce soleil pas plus gros qu'un œil-de-verre ne se brise et me blesse de ses éclats, ne m'empoisonne. Les avaleurs de sabres et néons dans les foires me comprendront.
(Demain matin vais-je chier de la lumière ?)
Quand enfin je sens reposer ce soleil au fond de mon estomac, je regarde dans l'assiette.
L'œil est toujours là. (Je vois aussi les deux miens qui brillent du reflet de ce reflet. Et tous ceux du bouillon de poule: on dirait qu'on mange une goutte d'eau croupie, vue au microscope). Il est toujours là, comme si chaque cuillerée avalée retournait dans l'assiette, par un mystérieux siphon communiquant avec mon ventre. Pendant un quart d'heure (déjà c'est tout froid), le niveau du bouillon n'a pas l'air de baisser.
L'assiette est finie. Le petit soleil me nargue encore, cette fois insaisissable, dans la mince pellicule d'humidité qui fait briller la faïence et sa gravure maintenant visible de montagne fantastique. J'aurai beau lécher l'assiette à grandes lampées, impossible, impossible de capturer le soleil. Impossible.
De rage, je lève le museau et crache à la gueule de l'ampoule.
Elle explose.
Je prends presque en même temps une beigne dans le noir.
Une myriade d'éclats d'étoile morte grêle musicalement dans toutes les assiettes, les verres, sur les bérets, dans les cheveux, les trous du pain, mitraille le fromage. La tête siffle de la même sirène que celle des répétitions d'alerte au barrage - 30 secondes pour évacuer avant la catastrophe.
Quand ils remettront la lumière, oh j'aurai disparu! Sorti par la cave, déjà je marche dans la nuit fantastique de la montagne."
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Dominique Poncet, Les pentes fabuleuses, Editons Comp'Act, pp. 35-36.
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C'est avec un peu de fièvre qu'il y a quelques semaines, j'ai achevé la lecture de ce récit lyrique, jubilatoire, parfois loufoque, mais toujours servi par une langue rythmée et lumineuse. Plus d'infos par exemple ici. L'auteur tient également un blog intitulé La main de singe, d'après le nom d'une revue dont la publication devrait reprendre d'ici peu, si on a tout compris.
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